Romain Frezzato, s’interrogeant sur le sens du titre de ce livre de Stéphane Page entraîne le lecteur dans son exploration
Stéphane Page, Traverse, Dernier Télégramme, 2024, 10 €.
« Traverse », semble inviter dès la couverture de ce récit crépusculaire paru au Dernier Télégramme le poète Stéphane Page. Comme s’il s’agissait là de nous mener. De nous aider à passer quoi : le bois, la rive, le Rubicon ? À moins que le poète, passeur de morts, ne nous entraîne au non-lieu du n’être plus. De fait, le livre se trouve d’emblée marqué par le sceau de la catastrophe : « On vit pendant des jours une épaisse fumée brouiller tout. » Les premières lignes mettent en place une dialectique dont toute la narration ne se déparera pas. S’inscrivent de front l’imminence d’une extinction et le rapport au poème. De sorte que la question posée par le livre porte bien sur les raisons d’être du texte quand s’effondrent non seulement l’acte civilisationnel mais avec lui la langue et l’espèce. Comme le suggère le narrateur de cette épopée parcellaire : « tu écris précisément par crainte d’être emporté car ici-même tout devient aléatoire ». En somme, Stéphane Page s’engage ici dans une réévaluation sobre de la fonction du poète. Assurés qu’on est de la dislocation lente de toute structure, reste à savoir si la langue sauve ou se confine dans le refus – option déjà envisagée par René Char : « Je n’écrirai pas de poèmes d’acquiescement ». C’est que « parfois la phrase échoue » note Page. Le paysage apocalyptique qu’augure ce roman dont ne resteraient que les rognures les plus saillantes se veut le « miroir » d’une « sauvagerie » moderne. Les échos du monde peuplent le récit : « On tire seulement leçon des guerres qui se répètent ». Or, comme ailleurs le déclarait Cédric Demangeot : « si la guerre s’éternise, mes amis, c’est pour qu’on l’oublie » (Promenade et guerre, 2021). Que peut le poète dans les pourtours putrides de ce non-monde là, sans doute rien. Puisqu’après tout « nous sommes des phrases suspendues au futur ». La récurrence des marques de l’indéfini ou de la première personne du pluriel montre bien que la tentation est ici de désigner un collectif, de le repenser. Le système énonciatif du livre passant du « tu » au « nous » est symptomatique d’un texte qui tente de repenser le pluriel d’un peuple éclaté. Tandis qu’autour tout nie l’union, la langue est seule à même de lier. En sorte que le poète se présente ici au travail : « La phrase ne tient pas. Il y a encore à faire. » Constatant l’usure du nœud, la négation du lien, Page pense la langue dans son rapport à l’autre, dans sa mise au monde : « Nous voilà perdus dans un récit où les personnages détruisent le récit qui les invente. Nous sommes des ruines qu’une phrase traverse ». Peu de phrases résument aussi bien notre condition d’homme que la tribu sans cesse sape ou trahit. A l’ère du capitalisme finissant, l’être n’est plus qu’une ruine, le poète plus que le porteur de ce totem usé, la langue. D’où la teneur crépusculaire de ce livre-là. C’est qu’il s’agit de faire que tienne en de brefs énoncés le fait d’être. Voilà qui justifie le titre dont la forme verbale hésite entre l’injonction, le gnomique. La langue traverse l’humanité. Elle est du reste ce qui la distingue du reste du corpus animalier. En quoi elle est l’arme à opposer au grand remplacement de l’homme par rien, une arme à retourner à qui l’emploie pour détruire : « Nous mourrons de ce que projettent les mots mais s’en dégage une démesure dans laquelle prendre élan. » Plus loin encore, elle est cette « mascarade de la syntaxe, cette répercussion du sens qui n’est pas encore langage mais promesse d’une échelle. » C’est cette dialectique d’une langue organe de destruction/reconstruction qui est en jeu dans Traverse. Le texte de Page engage ce que la langue tire en elle du réel et, inversement, ce que le réel tire en lui de la langue : « Le doigt sur la bouche nous taisons ce que la phrase engage à ne pas faire disparaître. » Pourquoi écrire quand l’ère emporte tout y compris le poème ? Quel legs le poète est-il en mesure d’assumer dans un monde impropre à le recevoir ? Sans doute ce « fil » du dire « rompu sans cesse » et sans cesse renoué. Ce filet d’eau venu du tréfonds des gorges d’un sapiens très ancien. Certes, écrit sous la menace, le texte prend acte de sa disparition (« cette phrase est menacée ») ; toujours est-il qu’elle demeure et que cette permanence-là est la planche sur quoi fonder le salut d’une humanité en constant péril. Page se veut dès lors l’héritier d’une langue venue des replis des peuples qui depuis l’Afrique peuplèrent les continents – le relais, le maillon, d’un récit millénaire ici reconduit : « Entre les pages du livre les morts sont bien présents. On a monté du charbon de la cave et l’ancêtre raconte, raconte, c’est la seule chose qu’il fait encore dans la maison, raconter. »
Romain Frezzato
Traverse, Stéphane Page, Dernier Télégramme, 2024, 10 €.
Un extrait :
On résiste comme des aimants s’opposent.
Tout manque.
Le geste marque ce qui le nimbe et cette trace décime l’ombre qui aurait pu s’étendre à la place. Les hommes connaissent la forme de chaque pierre sur le sentier alors tu diriges tes pas vers la forêt, tu sens qu’entre ses lèvres l’ancêtre murmure quelque chose en serrant ta main contre la sienne.
Il faut allier plusieurs métaux pour encercler la proie.
L’ennemi, après avoir pris la ville, aveuglé par une plaque de verre que les mots multiplient sans dommage, l’ennemi avec son arc imite ce qu’il voit.
Tu cherches à ébranler chaque lettre, ce qu’elles referment en soudant une histoire. Une encre noire efface aussitôt ce qui se dévoile.
Les objets autrefois nommés par l’ancêtre disparaissent de leur nom, confusément. Les ruines poursuivent leur travail. De fines particules bouleversent la phrase. L’effort demeure le même, à une autre place cependant, plus loin, où le courant prend son essor. Le milieu où travaille la phrase est une extrémité, un effacement et un brouillage qu’une forme peut prolonger, combiner à la porosité des sols, au vent le plus ordinaire, à la plupart des lignes qui composent les villes, les ouvrent et les déplient.
Les traces qu’il te faut suivre disparaissent ici. Les objets transitent, nous déplacent et se substituent. Il faudra chercher les yeux bandés ce qui ne dépend pas de nous.
Le pont inachevé.
Les proportions de la proie.