Marc Wetzel propose aux lecteurs une plongée dans l’univers de Maria Mercedes Carranza et de substantiels extraits de son livre
Maria Mercedes Carranza – Je ne vis pas dans un jardin de roses – anthologie bilingue, traduction de l’espagnol par Alexandre Lecoultre, préface de Thierry Gillyboeuf, Editions La Veilleuse (Suisse), février 2024, 160 pages, 16€
C’est une mélancolique (elle l’a été assez, en tout cas, pour mettre fin à ses jours à 58 ans, à Bogota, en 2003) réaliste : elle assume pleinement, et tout de suite, la trivialité de la vie, parce qu’elle veut l’autonomie, et que l’autonomie signifie d’abord pour elle : la vaillante sagacité des moyens du bord (et d’eux seuls), et que l’usage des moyens du bord – à côté d’un marginal coup de chance dans l’approvisionnement premier – suppose qu’on ait eu à la fois le courage et la sagesse de monter à son propre bord. Courage et sagesse parce que s’être voulu seul(e) à bord de sa propre vie produit peur du naufrage et compulsion d’égarement, d’où le double – incessant et épuisant – effort sur soi. C’est donc une femme qui se surveille, sans illusions ni scrupules, parce qu’elle se sait (quoique amoureuse, maman et active citoyenne) son propre et seul abri.
Réaliste aussi, parce que le merveilleux n’est tout simplement pas dans sa nature. Qu’une Providence existe, qui ait fantaisie de nous vouloir du bien, ne l’effleure même pas. Et si l’on ne s’étonne pas qu’ici tout recours religieux manque, on reste surpris d’une absence quasi-absolue de la nature (seule l’existence urbaine – avec les difficultés historico-politiques liées – lui importe et l’emporte) : quand elle évoque les êtres naturels (un oignon, un arbre), ce n’est que pour se moquer subtilement d’elle-même (“Je voudrais soudain être un oignon/ pour oublier mes devoirs/ ou un arbre pour tous les remplir“, p.89). L’ordre des choses ne peut ici rien pour inspirer ou nuancer le nôtre. Et même sa propre inspiration la laisse incrédule : elle constate, voilà tout, que parfois (rarement) son esprit semble rendre possible ce qui excédait ses moyens de le concevoir. Mais le miracle intérieur lui semble sans mérite : bon à prendre, mauvais à surestimer, attendre ou vanter.
Soyons clair : aux lectrices, cette poète n’apprendra rien (les femmes seront juste ravies qu’elle formule admirablement ce qu’elles savent déjà toutes être la vie. Mais elles y trouveront le droit de – et les énoncés inédits pour – se comprendre elles-mêmes mieux); des lecteurs, par contre, elle foudroiera la bonne volonté même. Ils apprendront, sans possibilité de se mentir plus longtemps, ce que leurs compagnes doivent d’abord être (c’est à dire prendre sur elles-mêmes, supporter de l’existence, brader de leur condition !) pour pouvoir paraître comme eux capricieusement les réclament ou ingénument les rêvassent. Quand une femme cherche indépassablement sa mère, par exemple, c’est en connaissance de cause, c’est hygiéniquement et pédagogiquement (puisqu’une mère, elle l’est ou sait ce que serait expérimenter de le devenir), alors que l’homme fait tout autrement : il cherche la mère indépassable, en se racontant ses histoires de source première, d’origine fidèle, de langeuse idéale. Idem pour la troublante et troublée fillette qui aimante toute libido : l’homme doit (sauf choix pédophile) en surmonter le désir pour avoir virilité responsable ; la femme doit, au contraire, s’y surmonter elle-même pour avoir féminité désirante. La femme sait, de l’intérieur, quel malentendu libidinal est l’être-fillette (être dangereusement prise pour une rose dont on n’est que le bouton, deviner et dissuader les affairés et incongrus bourdons prêts à polliniser de simples bourgeons de la grâce *). L’homme ne voit pas de quoi est bien forcée de résulter d’abord celle dont le consentement le comble et le refus l’irrite, et qu’il croit l’un et l’autre gratuits et comme tombés du ciel de sa conscience – alors que lui dire oui ou non demande à une femme de construire d’abord l’accueil de ce qu’on lui veut. Ce que notre poète fait (malicieusement ?) saisir à sa fille dans le 4ème extrait proposé plus loin.
L’homme, bien sûr, connaît aussi la fatigue, l’ennui et la désillusion – mais cette poète fait voir que la femme seule connaît la fatigue domestique (la stérile nécessité et l’absurde crudité de l’armistice privé – qu’elle nomme plaisamment “l’aventure de la soupe”, p.43), l’ennui maternel (les bâillements de la providence qu’on est tenue d’être, l’usure de l’intendance inconditionnelle) et la désillusion d’œuvrer, le dédain de la sublimation (tout ce qui n’a pas la substance de la vie est pour une femme du vent, mais tout ce qui est substantiel lui paraît fatalement émousser, égarer puis finalement engloutir la volonté). Ce qui ne l’empêche pas d’être hantée par des thèmes ordinairement masculins : l’ennemi, l’excès, le “métier de vivre”, l’oubli, la nostalgie . L’ennemi qui nous veut plus mortels encore que spontanément nous le sommes, l’excès qui nous veut plus fragiles, le “métier de vivre” plus affairés et licenciables, l’oubli plus évanescents et dispersables. Évoquant enfin la nostalgie, l’auteure la caractérise comme “aimable et sans dents” (p.71) : aimable comme ne l’est jamais le regret (qui en veut à l’occasion perdue) et édentée parce que laissant fondre indéfiniment un passé inentamé, la nostalgie étant inapte à mordre dans ce qu’elle rumine.
Et puis Maria Mercedes Carranza n’a pas simplement le sens du trivial et de la quotidienneté. Elle nous rend sensible aussi la quotidienneté même du sens. Dans un passage remarquable, elle évoque par exemple (dans le fracas de nos anciennes batailles, étreintes ou révélations) ces “paroles qui juste à ce moment-là eurent un sens” (p.70). De même qu’il y a des situations faites pour rester sans avenir, il y a des pensées que la vie ne réclamait que pour les emporter aussitôt (et dissoudre) avec elle ! C’est le contraire de la signifiance établie, installée, immuable (celle de la momie pharaonique dans le silence de sa pyramide !), et la cruelle intuition de la périmabilité de l’incomparable.
Dans la sobre et éclairante préface de Thierry Gillyboeuf (qui signale à bon droit que la traduction d’Alexandre Lecoultre est remarquable autant de “patience” que de “ferveur” pour “couler” ainsi “de source”), le rapprochement osé entre la masturbation (dans le premier, pudique mais franc, des extraits qui suivent) et le suicide de l’auteure (!) dit, simplement, la sorte d’extrémisme de bon sens, et de peur engagée, qui animait cette rude et bouleversante personnalité .
Marc Wetzel
* Une poétesse croate, Marija Cudina (1937-1986), qui fut sa contemporaine, en développait l’idée dans son recueil “Les fillettes irréelles” (Ollave, 2016, trad. Martina Kramer)
Extraits
“Dehors le vent, l’odeur métallique de la rue.
Une fois rentrée, elle ôte tout ce qu’elle porte,
à commencer par son sac à main et son sourire;
les visages croisés dans la journée,
les disputes, la paix apparente,
le goût doucereux du devoir accompli.
Puis elle se déshabille comme pour pouvoir toucher
toute la tristesse dans sa chair.
Lorsqu’elle est nue,
elle se cherche, se flaire presque comme un animal,
se penche sur elle-même et s’observe;
commence une tendre et longue confidence,
elle se demande des réponses, le regard trouble peut-être;
elle écarte les genoux et se dévore telle une louve.
Dehors, le vent, l’odeur métallique de la rue “(p. 61)
“Aujourd’hui je pense à toi tout spécialement
et je réalise que cet amour manque de vertiges,
de velours aux yeux
et d’autres gestes admirables.
Cet amour n’advient pas comme le printemps
avec des boutons de fleurs
et des gazouillis. Il se fait jour après jour
avec la brosse à dents du matin,
le poisson frit à la cuisine
et les sueurs pendant la nuit.
Cet amour est vécu peu à peu,
dans la vaisselle sale, derrière la pile
quotidienne d’habits à repasser,
parmi des cris d’enfants et des listes de courses,
des crèmes pour le visage
et des ampoules qui ne fonctionnent pas.
Et puis : chaque soir je t’aime plus encore.” (p.47)
“Soudain,
le matin au réveil
je me rappelle être là,
discrètement j’ouvre les yeux
puis vais m’habiller.
En premier j’enfile mon allure
de personne convenable.
Juste après je mets les bonnes
manières, l’amour
filial, la dignité, la morale,
la fidélité conjugale :
les souvenirs, je les laisse pour la fin.
Avec soin je lave
mon visage de bonne citoyenne,
je me pare d’une espérance mal en point
et prends les mots dans ma bouche,
je dépoussière la bonté
et la porte en guise de chapeau
et sur les yeux
cet aimable regard.
Dans l’armoire je choisis les idées
avec lesquelles j’ai envie de briller aujourd’hui
et sans plus attendre
me les mets dans la tête.
Pour finir
j’enfile mes chaussures
et j’y vais : entre chaque pas
je fredonne cette chanson
que je chante à ma fille :
“Si le vingtième siècle
frappe à ta porte
traite-le avec douceur
c’est de moi qu’il s’agit.” (p.86-87)
“Beaucoup de choses passeront sur ton corps
pluie, désirs, lèvres, temps
consumeront ta peau et au-dedans ton âme.
Il te faudra parfois saluer
l’espérance, la charité, la foi.
Ce sont des sujets inévitables,
use simplement de courtoisie et basta.
On te pressera de donner des réponses noir sur blanc
et on criera vive la civilisation,
et quand tu comprendras enfin que la Terre
est ronde, tu auras perdu pour de bon.
C’est sur tes épaules que tu la porteras,
la civilisation, je te le dis,
habillée en Américaine, Suédoise ou Japonaise :
cette dame lit Platon,
bénit ses aisselles avec du déodorant,
boit du Coca-Cola et ne permet pas
qu’on la salue sans enlever son chapeau.
Use toujours de courtoisie
et n’oublie pas, ma fille,
de te laver les dents tous les matins
et d’éteindre la lumière avant de dormir” (p.91)
“Si je nommais mes visions
peut-être pourrais-je tromper l’ennemi.
L’ennemi attend ce moment
du crépuscule, irréel et instable,
où je meurs avec le jour.
Alors il m’attaque
et sans pitié me met en pièces.
Peut-être pourrais-je tromper l’ennemi.
Pourquoi, quand je le devine,
trouble et proche,
ne pas m’asseoir dans cette scène heureuse
à manger des chips et regarder la télévision ?
Je pourrais par exemple aller demain
sur les îles grecques telle une touriste comblée
ou m’acheter une maison en payant par tranches
sans parler de mes cheveux brillants
et de mon visage jeune car j’utilise la crème Ponds.
Mais l’ennemi sait à qui il a affaire,
subtil et têtu il attendra caché
que j’éteigne la télévision
qu’il fasse nuit, que tout soit silencieux et que moi
je me retourne dans mon lit seule et dévastée” (p.98-99)
“Plus d’aurores ni d’habitudes,
plus de lumière, plus de devoirs, plus d’instants.
Rien que de la terre. terre dans les yeux,
dans la bouche et les oreilles;
terre sur la poitrine;
terre dans le ventre desséché;
terre comprimée sous le dos
et le long des jambes entrouvertes;
terre dans les mains à l’abandon.
Terre et oubli” (p.113)