Antonia Pozzi, « Un fabuleux silence. Journal de poésie 1933-1938 », lu par Christian Travaux


Christian Travaux ouvre ici pour les lecteurs de Poesibao ce livre d’Antonia Pozzi dans la belle traduction de Thierry Gillybœuf



Antonia Pozzi, Un fabuleux silence. Journal de poésie 1933-1938, traduit de l’italien et présenté par Thierry Gillybœuf, Arfuyen, coll. « Neige », 276 pages, 22 euros.




In memoriam H.B.


 
La souffrance, dans La Vie rêvée, était à hurler. À hurler. D’un enfant, qui n’est pas venu. D’un amour qui n’a été ni compris, ni partagé. D’une existence, chaotique, perdue dans ce rêve d’être deux, d’une vie, peut-être, où l’on aurait été aimée, et consolée. Dans Un fabuleux silence, deuxième volume de ce journal de poésie écrit par Antonia Pozzi entre 17 et 26 ans, moins de traces de cette douleur. Elle est en sous-main, en dessous, toujours là et toujours présente, mais se trouve sublimée, portée par le désir perpétuel d’une ascension vers les hauteurs, vers les sommets. Antonia Pozzi rêve du ciel, des nuages qui passent lentement, et des montagnes qui l’emportent un peu plus haut, un peu plus loin, que cette triste vallée de larmes qu’est toute vie. Qu’est notre vie. Et c’est proprement bouleversant.

Un journal de poésie. Quelquefois, un texte par jour. Parfois, plusieurs. Et, d’autres fois, aucun sur plusieurs jours, comme l’indiquent les dates laissées au bas des textes comme des cairns. L’écriture se fait pulsation, rythme du cœur, respiration, ou souffle de ce « trop-plein de vie que j’ai dans le sang », écrit-elle (p. 125). Car le souffle est vital ici. Il dit l’avancée de chaque pas sur les versants de la montagne, comme la détresse, comme la tristesse, comme la peine à vivre et à être. La poétesse vise l’ascension, les sommets, le très-haut du ciel, et rapporte plusieurs escalades dans le Massif des Dolomites. Mais elle ne décrit pas les lieux, n’est jamais référentielle. Elle laisse bien passer quelques noms : Monte Grappa (p. 75), le Sorapis (p. 199), le Cristal (p. 203), les crode, bien sûr, ces aiguilles dolomitiques si célèbres en Italie (p. 33, 205), ou le lac de Misurina (p. 109, 201, 203, 205, 259). Elle traverse bien des paysages dont des traces, des vues, apparaissent, des « gentianes assoupies » (p. 79), aux « mousses » (p. 161), aux « prés revêtus de soie blanche » (p. 23), aux « troncs emmaillotés de brume » (p. 107), jusqu’aux « crêtes immaculées des montagnes » (p. 99), jusqu’aux « étoiles » (p. 37, 93, 145). Mais elle dit moins le paysage qu’elle ne lui parle, qu’elle ne s’adresse à la nature comme une personne.

La montagne, pour elle, a visage, a forme, forme humaine, et parole. Ainsi peut-elle parler aux arbres, au « tronc de bouleau coupé » (p. 143), comme à un petit « papillon » (p. 179). Peut-elle vouvoyer les « montagnes » (p. 261), les voyant « comme d’immenses femmes » (p. 239) ? Ou entendre que « la prairie parle » (p. 177) ? Selon elle, « toute chose [peut] parle[r] / d’une voix pleine de larmes » (p. 61), « toute chose qui sait / qu’elle va mourir » (id.). Les « ondes » des « lacs » lui susurrent « un chant / secret » (p. 79). Et, en retour, elle nomme « par leur nom les gentianes » (id.). C’est assez dire l’animisme qui hante nombre de ces pages, comme la fusion, la confusion, que la poétesse accomplit entre elle et la nature, ou les choses de la nature. Un « été » s’embrase « dans [son] sang » (p. 79). Des « ronces » peuvent naître « en nous » (p. 73). Et les « narcisses » ont un « visage » (p. 167).

Dès lors, rien de ce qui est dit n’est réel, n’est référentiel. Tout est toujours recomposé, repensé par la poésie, et vu comme un monde où chaque chose est en écho avec une autre, chaque être peut devenir un autre, ou en éprouver la tristesse, et la douleur. Les « nuages » qui sont « des montagnes » (p. 87), comme « les feuilles » sont « des nuages » (p. 61). Et les « étoiles », des « hirondelles lumineuses » (p. 37), ou « des genêts » (p. 197). Tout, toujours, métamorphosé, au point que la poétesse peut dire qu’elle est un « lézard vert et bleu / effrayé par son propre bruit » (p. 223), et qu’elle ressent la solitude et les larmes, « solitude et larmes » – répète-t-elle – « des mélèzes » (p. 81). Plus encore, dans cette nature, dont elle accompagne la voix, et la présence, Antonia Pozzi entend aussi des larmes, ou retrouve ses propres larmes, et sa détresse. « Les choses » – écrit-elle justement – « pleurent / silencieusement, sur nous » (p. 53), évoquant « l’étreinte / des choses avec moi » (p. 55). Ramassant une poignée de terre, elle « cherche dans le sable / le soleil », mais aussi « les pleurs du monde » (p. 71). Il n’est pas étonnant, alors, que le mot larmes soit si présent dans ces pages, pour parler d’elle ou des montagnes qu’elle parcourt.

La nature lui est réconfort, et apaisement, sérénité, mais fait écho constamment à sa propre tristesse d’être. Car le monde sait pourquoi l’on vit, pourquoi l’on meurt. Nous, humains, nous ne le savons pas. Nous ignorons ces grandes lois qui président à nos destinées, dont nous ne suivons plus les règles qu’en regardant, peut-être, parfois, un envol très lent d’oiseaux, ou le mouvement des nuages, sur le soir, sur les montagnes. Antonia Pozzi, elle, questionne et interroge. Elle demande pourquoi l’on vit, pourquoi l’on souffre, pourquoi elle n’a plus cet enfant dont elle a tant rêvé jadis (p. 41-43), en regardant un cimetière (p. 91-95) ou passer une procession (p. 99). Elle parle à l’aimé (p. 43, 55), à elle-même (p. 155), ou confie à cette nature, à ces mamans-montagnes qu’elle aime, toute la souffrance qui est la sienne, encore présente, encore sensible, mais pourtant plus assumée, plus apaisée, parce que la nature lui répond, et la console. Qu’elle demande « aux objets muets, / aux racines des fleurs arrachées, / aux ailes des insectes tombés », comme elle l’écrit (p. 101), « le pourquoi / de la mort », la nature sait lui répondre. Et « la terre », écrit-elle encore, « fidèle, me répondait […] avec une pâle primevère » (id.)

S’écarter du monde des hommes lui permet donc de ressaisir son existence, d’en mesurer la souffrance, la « richesse conquise », écrit-elle (p. 103), et envisager de mourir avec plus de sérénité peut-être, plus d’apaisement. Elle n’a, pourtant, que 26 ans. Mais elle sait « béni[r ses] larmes », désormais (id.), « béni[r ses] yeux d’enfant, rougis », « béni[r] la souffrance, la mort » (id.), et espérer renaître un jour. Dans un de ses plus beaux poèmes, elle peut, alors, se reconnaître poète, s’accepter poète, et parler à son écriture :

Poésie, je me confesse avec toi
qui es ma voix profonde :
tu le sais, […]
poésie – cette terre
où tu m’as dit le plus doux
de tous tes chants,
où un matin pour la première fois
j’ai vu voler l’alouette dans le ciel dégagé
et où des yeux j’ai tenté de monter –
Poésie, poésie qui restes
mon profond remords,
ô aide-moi à retrouver
mon haut pays abandonné –
Poésie qui ne te donnes
qu’à celui qui se cherche avec les yeux pleins
de larmes –
ô rends-moi encore digne de toi,
poésie qui me regardes.

Et c’est, simplement, magnifique.

Christian Travaux.