Eric Brogniet propose ici aux lecteurs de Poesibao la découverte d’une riche anthologie de poésie persanophone écrite par des femmes.
Souviens-toi de l’envol : voix féminines de la poésie persanophone. Traductions par Franck Merger et Niloufar Sadighi. Peintures de Ali Zâre-Ghanatnowi, MaelstrÖm ReEvolution, 2023, 18€
L’actuel Iran n’est qu’une partie de l’ancienne Perse, qui englobait aussi l’Afghanistan et le Tadjikistan. Cette partie du monde est un carrefour entre l’Asie — notamment l’Inde —, la péninsule arabique et toute la zone orientale de la Méditerranée. Au cours de son Histoire, la culture persane a résisté à la conquête arabe. Si la religion musulmane s’y est imposée, avec une dominante chiite après la mort du Prophète, le moyen persan n’a jamais été supplanté par la langue arabe et a engendré naturellement l’actuel farsi. Par ailleurs, l’architecture, la littérature, l’art des jardins et de la mosaïque influenceront fortement la culture arabe : face à la domination politique, militaire et religieuse de leurs conquérants, les Perses apporteront à ceux-ci nombre de traits culturels distinctifs. Dans le domaine de la poésie, un syncrétisme est ainsi perceptible : si la structure du vers (beyt) et l’usage de la rime, l’emploi du distique, l’usage du panégyrique et des formes comme le ghazal sont incontestablement empruntés à la poésie arabe, les images, les thèmes, la sensibilité et l’imaginaire furent persans. Aujourd’hui, nous ne manquons pas d’informations sur cette grande culture qu’est la culture persane, ni sur l’importance de ses littératures, parmi lesquelles la poésie, de tout temps, fut richement illustrée. De nombreuses anthologies, avec des traductions en plusieurs langues, sont disponibles. Dans le domaine poétique, la culture persane nous est essentiellement parvenue via l’influence exercée par une poésie de très haut niveau et des œuvres marquées par le mysticisme soufi. Omar Khayyâm, Ferdoussi, Sâadi, Hâfez ou Rûmi sont des poètes masculins. L’ouvrage publié ici prend le parti de proposer uniquement des voix féminines, depuis le Moyen-Age (du IXème au XVème siècle, de Rabia de Balkh à Zaïfi de Samarcande) jusqu’à l’époque actuelle ; il propose aussi de découvrir la pluralité de ces voix, non seulement à travers l’Histoire, mais aussi à travers leur dimension géographique, puisqu’on y découvrira des poètes iraniennes mais aussi afghanes ou tadjikes ainsi que des voix contemporaines de la nombreuse diaspora persanophone à travers le monde. Dans le contexte actuel, ce parti-pris a valeur d’engagement socio-politique et doit être salué comme tel. Il faut rappeler que la littérature ancienne était généralement une littérature orale ou de cénacles. Que la pratique artistique chez les femmes était réservée à une élite privilégiée. Le grand public européen, sensibilisé au XIXème siècle par le courant orientaliste qui favorise la découverte des littératures arabes et musulmanes, ne fut guère informé de leur production poétique féminine. En Iran même, il fallut attendre la modernisation entamée sous la dynastie Pahlavi pour découvrir des voix anciennes comme celles de Mahsati de Ganja, Jahân Malek Khâtoun, Tâhereh… et de leurs consœurs modernes des XIXème et XXème siècles. À l’élégance typographique du volume, où le corps de texte est émaillé de poèmes en graphie originale farsi, s’ajoutent les traductions françaises souvent inédites de ces poètes persanophones : on sera particulièrement frappé par leur liberté de ton et leur audace car les traducteurs ont choisi de donner à lire une poésie de combat et de lutte pour la liberté de la femme dans une société patriarcale et oppressante :
Adam !
moi parmi ces milliers d’Ève
toi
devant ces milliers de possibles
comment me choisirais-tu
ô Adam !
moi qui donne le jour à Caïn
prisonnière d’une terre sans Eden
Farzâneh Seyed Saidi (1977)
On y découvrira aussi une poésie du désir féminin, d’un érotisme parfois cru, au ton sensuel mais aussi humoristique, bref une liberté qui contraste avec la répression dont la femme est l’objet dans une société autocratique et rigoriste :
Ton jeune mignon est beau comme une vierge
Ah ! Si je pouvais sous son corps m’allonger
Trouvons un accord mon vénérable mari
Jouissons, toi de son cul et moi de son vit !
Touni (XVIème s.?)
Ces voix de femmes résonnent, plus que jamais, comme une force vive, nous dit-on. On en vérifiera le bien-fondé à travers ce parti-pris original complété par des références bio-bibliographiques généreuses sur les autrices et une bibliographie thématique sélective en français et en anglais permettant de compléter nos informations sur ce corpus littéraire persanophone.
Eric Brogniet
Souviens-toi de l’envol : voix féminines de la poésie persanophone. Traductions par Franck Merger et Niloufar Sadighi. Peintures de Ali Zâre-Ghanatnowi, MaelstrÖm ReEvolution, 2023, 18€