Antoine Bertot ouvre ici pour les lecteurs ce riche livre de réflexions sur la photo du photographe essayiste Arnaud Claass.
Arnaud Claass, La plénitude photographique, Notes janvier-décembre 2022, Filigranes Éditions, collection « Essai », 175 p, 23€
En parallèle de son travail photographique, Arnaud Claass publie, depuis plus de vingt-cinq ans, une œuvre importante de réflexion sur la photographie. Dans un premier temps, l’écriture permettait de mieux cerner sa pratique grâce à la forme du « journal de travail ». C’était le cas dans Journal de travail – 1997-1998 ou L’image décentrée, un journal. Depuis Le réel de la photographie, publié en 2012, Arnaud Claass poursuit ce travail et l’ouvre plus largement à la relation complexe entre les images (principalement celles des autres) et leurs spectateurs (lui-même et les autres). La forme du « journal » laisse place alors à celle, plus libre, de la « note ». Dans La plénitude photographique, Notes janvier-décembre 2022, le photographe privilégie à nouveau cette écriture « à sauts et à gambades », sans doute parce que son sujet se dérobe sous les mots et ne se réduit pas au simple ordre des jours. C’est ce qu’il narre d’ailleurs dans un des fragments du livre, bref récit de révélation à la troisième personne : « Soudain il eut la sensation que les images pulvérisaient son langage. Et pas seulement son langage mais toute possibilité de langage ». La note répond à cette pulvérisation par la fragmentation, l’éclat de la pensée, tout autant que par sa capacité à construire un tout, quelques lignes qui valent pour elles-mêmes seulement.
Et pourtant, le titre suggère tout autre chose que le fragment : rien de moins qu’une compréhension sans reste de ce qu’est l’image photographique et de ce qui en constitue son bonheur. Une remarque brève peut après tout suffire à définir l’acte de photographier : « Occupé à photographier : enfoui dans l’extériorité du monde ». En tant que lecteur, il y a de quoi s’arrêter, poser le livre, revenir à cette formule paradoxale, claire et heureuse, qui nous laisse penser à la fois la transformation de soi et des choses par l’intermédiaire du regard et de la machine, et la possibilité de retrouver, par le cheminement vers l’autre et la rencontre, notre foyer le plus intime…
Cependant, les notes d’Arnaud Claass changent régulièrement de rythme. Alternent ces éclats réflexifs et d’autres plus contemplatifs et amusés (« Le dernier rayon du soleil administra l’extrême-onction à la journée »), des questions et hypothèses vertigineuses (« Photographier = penser sans penser ? Écrire = penser en pensant ? Et que se passe-t-il quand l’image représente des mots ? »), une « amorce de questionnaire » du photographe du type questionnaire de personnalité (« 9- Vous vient-il quelquefois à l’esprit qu’un regard moins alerte serait plus reposant ? 10- Vous sentez-vous par moments un intrus dans le monde visible ? »), mais aussi des réflexions plus longues, plus serrées. C’est le cas à propos du photojournalisme, et plus précisément des photographies de Patrick Chauvel. Sur plusieurs pages, l’objet de la pensée reste le même ; la forme demeure cependant fragmentaire, faite de paragraphes séparés les uns des autres par un espace. La pensée s’articule peu à peu ; elle travaille par sursauts. Le lecteur en ce sens voit l’auteur à l’œuvre, se nuançant sans cesse : devant à une image de guerre, quel regard devons-nous avoir ? Un regard à la recherche d’une explication des faits, d’un « éventuel “pourquoi” » (politique, métaphysique, naturel), ou faisant face uniquement au « “quoi” », à l’« événement » qui « irradie de toute sa singularité » ?
C’est finalement cette tension qui anime l’écriture, et sans doute la photographie d’Arnaud Claass. Quelque chose s’explique, se dit et ne fait jamais que commencer à s’expliquer, à se dire, car rien n’a lieu que dans l’unique circonstance d’un instant. Ainsi, la lecture de Descola mène à une pensée de la photographie avec les mots de Descola ; ainsi le regard porté sur l’œuvre de Peter Hujar entraîne une réflexion sur l’art du portrait, toujours dans l’amitié du regard et de l’œuvre abordée. Ainsi, enfin, les objets les plus banals occupent-ils le regard, le hantent, parce que quelque chose a lieu ici et maintenant, parce que le photographe, ici et maintenant, déclenche. Dans ce saisissement fragile, autre nom de l’étonnement, Arnaud Claass définie la joie et la gravité des images : « Curieux : je photographie toujours avec une sorte de hâte joyeuse, même si rien dans le motif ne bouge ni ne risque de bouger ; comme si le motif pouvait s’annihiler d’un moment à l’autre ? Ou peut-être comme si c’était moi-même qui courais ce risque ? »
Antoine Bertot
Arnaud Claass, La plénitude photographique, Notes janvier-décembre 2022, Filigranes Éditions, collection « Essai », 175 p, 23€
Extraits :
Une chose est certaine : comme spectateur, j’éprouve le besoin croissant de voir des images qui célèbrent les choses, ne serait-ce que face aux sujets réputés les moins attractifs.
Trouver la même équanimité dans le feuilletement d’un grand livre de photographies que dans l’errance du regard au fil des apparences.
La passion, aussi, pour les différenciations infinitésimales. (Devant le changement de température de couleur, de minute en minute, tôt le matin).
Mon idéal photographique : un lyrisme impassible ; mon idéal existentiel : un enthousiasme flegmatique.
La piétonne s’arrêtant avant de traverser la rue, grosses lunettes noires et robe plaquée au corps par le vent, examinant, non, toisant son téléphone tandis que ses cheveux blonds flottent derrière elle comme une bannière : l’impératrice-star du boulevard Beaumarchais ; l’homme qui marche en s’invectivant lui-même, l’index pointé en l’air ; l’autre homme progressant, les mains jointes derrière le dos, la tête baissée comme s’il cherchait une idée qu’il aurait égarée sur le trottoir.
Sur chacun des cyprès au vert profond au long de l’allée, quelques petites branches rousses, comme si les arbres rêvaient au feu.
Débarrasser la notion d’innommable de sa connotation négative. (Pensé devant l’ancienne carrière de chaux où la lumière du soleil fait jouer les reliefs d’une façon indicible, sereinement indicible).
« Levez l’œil droit et dites “ je le jure ” ». (p.23)