Lou Raoul, “Les Labourables”, lu par Jean-Claude Leroy


Jean-Claude Leroy présente aux lecteurs de Poesibao ce journal de notations écrit par Lou Raoul du temps de la pandémie.


 

Lou Raoul, les labourables, Bruno Guattari éditeur, 68p, 2023, 12 €.

 

C’est le journal d’un tutoiement, quand le monde entier semble s’être resserré d’un coup, faisant fi de l’indispensable respiration des corps et des rêves. Lou Raoul note ce que l’œil adopte de ce hasard urbain où la police instruit (parfois violemment) la prostration obligatoire, mais où, aussi, le monde végétal sans complexe perce et reperce, pour peu qu’on le laisse faire.

L’auteure de Second jardin (drugi vrt), dont il a déjà été question ici, nous la connaissons notamment pour son goût de faire bruire les accents de quelques langues tout en plaquant des scènes d’humanité, portraits d’instants élargis ; se serait-elle, de ce point de vue, assagie ? Comme si une fin du voyage…
Ici, ce sont des notations silencieuses et systématiques, car l’on préfère parfois tout simplement énumérer, comme à l’occasion d’un journal rédigé en temps de quarantaine imposée à tous et aménagée selon des lubies d’un jour. À travers les promenades autorisées qui l’emmènent en presque campagne, nature étroitisée qui joue à être sauvage en lisière de béton, j’ai rêvé que Lou Raoul voyait la ville comme une attente de la ruine, laquelle donnerait chance à ce conglomérat hanté de recouvrer un visage citadin moins grimaçant.

Alors que les sorties « culturelles » ont été déprogrammées, remises ou non à plus tard, on ne le sait, le « tu » de ce cahier écoute la voix de Gérard Garouste à la radio, ou bien cette correspondance entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan. Ou encore : une chanson de Simon Huw Jones, qui date d’une quarantaine d’années… Les barreaux de l’enfermement sont ainsi franchis.

tu mets sans chercher pourquoi
de la brume là-dessus
tu mets le clapot de la mer là-dessus
ses langues sur le sable
c’est exactement ainsi
tes pieds nus agrippés tes jambes sanglées

comme tu vois ça c’est une bassine
le vêtement qui y trempe n’est pas décousu
des règles des contraintes des astreintes
les limites de tout ceci
des notices des feuilles de route des modes d’emploi
maintenant tu es bien réveillée merci
pour te donner du temps

                                                                        mercredi 11 novembre

[p. 32]

Sur deux mois entiers, ces poèmes ont été notés, rapportés, écrits, et les voici délivrés d’être enlivrés sous cette couverture titrée les labourables, avec, intercalée, une série de photos en couleur de Frédéric Billet, parfaites illustrations en parallèle des mots de l’auteure, certaines images ayant ici valeur d’une promesse d’évasion. Elles sont ici comme des vignettes emblématiques collées dans un carnet de bord intemporel (malgré l’indication des dates : de novembre à décembre 2020).

Tout se définissant par l’extérieur, pas vraiment d’introversion, on ne fait pas ici dans la psychologie, même si pourtant se dessine en creux une sorte d’identité. Un vide éprouvant, le manque relationnel, l’attente de ce qui ne se dit pas, de quelque chaleur humaine, entre les lignes se perçoit cette tristesse qui n’a pas l’heur de se plaindre, s’accrochant alors à l’observation soutenue, comme on rangerait maniaquement sa chambre ou sa maison, histoire de travestir utilement sa solitude.

Tu cherches à écrire non pas ce qui plairait
tu cherches à écrire ce qui te tient debout
c’est différent
de l’autre côté des fenêtres
murs lumineux du jour
arbres aux branches dénudées
les voici à présent
tu lâches la bride

                                                dimanche 29 novembre
[p. 48]


Jean-Claude Leroy

Lou Raoul, les labourables, Bruno Guattari éditeur, 68p, 2023, 12 €.