Souvenirs sur Rainer Maria Rilke de Marie de la Tour et Taxis


Récemment paru aux éditions Arfuyen ce beau livre de souvenirs autour de Rilke, un livre lu par Isabelle Baladine Howald.


Marie de la Tour et Taxis, Souvenirs sur Rainer Maria Rilke, avant-propos de M. Betz, Arfuyen 2023, 17 €, 186 p.

Une amie merveilleuse

Il se crée peu à peu – et si j’ai bien compris ce n’est pas fini – une sorte de bibliothèque rilkéenne à l’intérieur des éditions Arfuyen. Ainsi depuis 1989 outre les nombreux textes mêmes de Rilke notamment sur sa vie spirituelle, sont parus récemment Ainsi parlait Rilke, anthologie de réflexions du poètes mais aussi les Conversations avec Rilke de Maurice Betz son traducteur et maintenant réédité après une ancienne édition chez Obsidiane, les Souvenirs sur Rainer Marie Rilke de la Princesse Marie de la Tour et Taxis, amie merveilleuse s’il en fut, souvenirs écrits en français.
En effet cette amitié, qui pour une fois ne fut pas amoureuse, sera déterminante pour chacun et extrêmement bénéfique pour Rilke, qui trouvera aide et protection morales aussi bien que financières de nombreuses fois chez la Princesse, jusqu’à habiter son château de Duino durant plusieurs mois en 1910 et les années suivantes, d’où commenceront à jaillir les célèbres Elégies, qu’il terminera à Muzot dix ans plus tard. Il lui dédiera les Elégies.
Ils se rencontrent à la suite du souhait d’Anna de Noailles de rencontrer Rilke, Marie arrange la rencontre et c’est celle qui restera son amie. Elle le baptisera Seraphico (en signe aux séraphins ou anges) avec beaucoup d’humour et de finesse, et le connaîtra comme sa poche.

Marie de La Tour et Taxis née Hohenlohe, d’ascendance allemande et vénitienne, est une femme cultivée, qui parle plusieurs langues, et connaît très bien Dante, sa culture est très grande. C’est une grande amatrice d’art. Rilke aime ce milieu qui n’est pas que mondain, qui lui apporte à la fois l’intimité intellectuelle et l’affection, ainsi que la gaité, comme le souligne Maurice Betz dans sa préface, utile à ce tempérament mélancolique. Rudolf Kassner, dans son introduction à la Correspondance entre Marie de la Tour et Taxis et Rilke (Albin Michel, 1960), raconte que Rilke adorait participer à la vie quotidienne du château en transportant meubles et objets au gré des souhaits de la Princesse, donnant son avis sur tel ou tel tissu ou tableau, adorant les objets et bibelots qui avaient une histoire, une ancienneté, une signification.

Ces Souvenirs forment un livre très touchant car d’abord dicté par le chagrin d’avoir perdu cet ami très proche en 1926 et non par l’envie de se mettre en avant. Elle ne parle jamais de ses propres douleurs sinon par allusions, comme le départ de ses fils pour la guerre. Elle est consciente d’avoir connu en Rilke quelqu’un de tout à fait hors normes, elle sait qu’il est plus « grand » qu’elle comme on le voit nettement dans la Correspondance citée plus haut et n’en prend jamais ombrage, fine et généreuse comme elle l’était. Elle devine la complexité des amours de Rilke, qu’elle appelle « des circonstances malheureuses » (!) le conseille avec délicatesse et l’ « engueule » gentiment quand il fait vraiment n’importe quoi ! Dès le début « Il me semblait que nous nous connaissions depuis toujours, que rien d’étranger n’existait entre nous – à part une chose pourtant, l’élément de magie que je n’ai trouvé si intense, si vivace chez aucun être vivant. » Kassner aussi fait cette remarque sur une sorte d’irréalité de Rilke, comme le racontera Philippe Jaccottet dans son Rilke (Seuil, 1970). Elle ajoute, sur la route du premier voyage qu’elle fait à Duino avec lui : « sa perception restait toujours étrange, absolument différente de celle du commun des mortels ». Mais leur amitié repose aussi sur des fondements intellectuels, notamment la traduction de Dante qu’ils firent ensemble. Elle suit la longue traversée du désert de Rilke entre le début des Elégies (« mais après ça, le dieu se tut », dit-elle ») et leur arrivée dix ans plus tard, qu’elle salue avec un joie profonde.
Elle remarque aussi « cette fatigue continue, cette faiblesse, ces nerfs toujours en désarroi », nombre d’états physiques et psychologiques qu’il lui confie.
Elle est une des rares à voir saisi l’importance de cette jeune Marthe dont Rilke s’occupera toute sa vie, un peu comme d’une enfant, lui qui aura été un père peu présent pour sa fille Ruth. Elle suit ses démêlés à Venise avec la Duse (comédienne italienne de la trempe de Sarah Bernhardt, un personnage comme on n’en croise plus…). Un des passages les plus saisissants sont les séances de spiritisme que fait volontiers Rilke, dont l’une sera déterminante pour son départ « dicté » à Tolède, si important pour lui. Elle comprend aussi la haute spiritualité de Rilke, et puis la manière si répétitive de ses échecs amoureux « un moment de joie, d’enthousiasme, d’ardeur puis la désillusion complète, le dégoût, la fuite… », « il se désolait d’une sécheresse de cœur, d’une indifférence incroyable » (qu’il attribue au fond à ce qu’il éprouvait envers sa mère). Elle, elle savait mieux que lui que les Elégies viendraient, elle n’en a jamais douté.

Marie de la Tour et Taxis fut au fond la figure maternelle qui avait tant manqué à Rilke, elle le soutenait, le comprenait, le réprimandait, avait confiance en lui, et l’aimait sans réserve. Elle riait avec lui. Elle donna le gite et le couvert à celui qui ne tenait pas en place.
Rilke a eu beaucoup de chance de la rencontrer, il lui doit beaucoup, à tous points de vue, et il le savait.
C’est au fond un livre adorable que ces Souvenirs sur Rainer Maria Rilke pour les lecteurs en quête de connaître toujours mieux le « carissimo Seraphico » mais aussi l‘indispensable Marie de la Tour et Taxis.

Isabelle Baladine Howald

Marie de la Tour et Taxis, Souvenirs sur Rainer Maria Rilke, avant-propos de M. Betz, Arfuyen 2023, 17 €, 186 p.