Mémoire et poésie, par Laurent Albarracin


Dans la revue ‘Catastrophes’, Laurent Albarracin opère un passionnant rapprochement entre poésie et arts de la mémoire conçus dans l’Antiquité



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Dans son livre L’Art de la mémoire, Frances A. Yates enquête sur la constitution au fil des siècles, depuis l’Antiquité mais surtout pendant la Renaissance, des techniques de mémorisation. Peu à peu (avec Giordano Bruno notamment) ces techniques de mémoire artificielle qui possèdent des invariants (le fait de mémoriser en attribuant toujours un lieu et une image à la chose dont on veut se souvenir) prirent la dimension de systèmes symboliques et magiques. Dès Aristote pourtant (« penser c’est spéculer avec des images »), un rapport s’était établi entre la mémoire et l’imagination. Comment ne pas voir que le poème est assez précisément défini par ces techniques de localisation et d’imagination présentes dans l’art de la mémoire : n’est-il pas la mise en un lieu, dans une forme (d’autant plus mémorable que cette forme est fixe et mesurée, évidemment) et la mise en images (images qui se substituent à elles pour mieux les susciter) d’idées ou de sensations ? La métaphore dirait alors l’essence même de l’opération poétique, à savoir ce déplacement (un changement de lieu) et ce remplacement (d’un mot par un autre, d’une chose par une image). La métaphore est transport et elle met en œuvre rien de moins qu’une ontologie du transfert.

Mais avec le développement du poème moderne (son autonomisation dans la pratique du récit), on peut se demander si la mémoire poétique n’aurait pas changé de nature, passant d’une simple technique de mémoire artificielle (la mémoire étant définie pendant l’Antiquité comme une simple partie de la rhétorique) à une mémoire de plus en plus involontaire, si l’on peut dire. Il y aurait là une spécificité acquise du poème par rapport à la prose romanesque. Deux types de mémoire y fonctionnent différemment : le roman serait du côté d’une mémoire linéaire et volontaire, cherchant à rattraper le temps qui fuit ; il vivrait donc sous le régime temporel de Chronos (qui dévore ses enfants). Alors que le poème serait du côté d’une mémoire plus involontaire, plus affective, plus fulgurante aussi, qui ne recherche plus le passé pour lui-même mais trouve le temps éternel qui perdure sous le temps qui passe. Ce temps qui ne passe pas (et qui donc revient dans la réminiscence) serait le temps de Mnémosyne (sœur de Chronos et mère des Muses), laquelle a inventé le langage, c’est-à-dire a fait la relation entre les mots et les choses. Là où la mémoire du roman court après le passé subjectif (en vain donc puisqu’il s’agit d’une mémoire volontaire et d’un temps chronologique), la mémoire du poème crée un lien objectif entre les mots et les choses, se souvient de leur accord et de leur harmonie, connaît un régime de temps synchronique et non plus successif. La mémoire poétique ne serait pas alors vouée à tenter de ressusciter le passé mais elle retrouverait par l’imagination, par le miracle paradoxal du transport métaphorique, le lien comme intemporel, spirituel et métaphysique qui associe le mot à la chose.

Laurent Albarracin

Ce numéro des ‘Notes sur la création’ de Poesibao est aussi l’occasion d’attirer l’attention sur le travail soutenu et exigeant de la revue Catastrophes.
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