Hélène Cixous, entretien sur la poésie, avec Isabelle Baladine Howald


Où Hélène Cixous tente de donner quelques réponses à la question cruciale de ce que représente pour elle la poésie.


Pierre Alechinsky, édition originale du livre d’Hélène Cixous, Abstracts et Brèves Chroniques du temps, Chapitre Los, Galilée.

Hélène Cixous « Le Livre est un autre »

Entretien sur la poésie, avec Isabelle Baladine Howald


Depuis longtemps nous souhaitions réaliser cet entretien sur la poésie, tant il nous semble qu’Hélène Cixous a un monde profondément poétique, que ce soit quant aux jeux de langues, à la polysémie ou à la perception très sensible et très « pensive » des choses. Mais qu’elle a également comme une sorte de réticence envers la poésie, en tant que cette forme comme genre ne lui apporte pas le même emportement que la prose, la grande prose proustienne ou joycienne, par exemple.

Il nous a semblé opportun de prendre le poème de Derrida Che chos’e la poésia ?/Qu’est-ce que la poésie ?/Was ist Dichtung ?/What is poetry ? écrit en quatre langues, dans la très belle édition de Brinkmann et Bose (Berlin, 1990) comme point de départ, tant ces deux proches amis avaient également d’immenses connivences d’écriture.

En écoutant Hélène Cixous parler, on est sensible à sa douceur, à la jeunesse et à l’autorité de sa voix, à son phrasé souvent entrecoupé. Un silence, une pensée, un rêve passent, elle les attrape, se laisse dévier, revient à sa ligne et à toutes ses langues insistantes en passant toujours par la musique, elle reprend, elle rit souvent, elle lance des sortes d’interjections quand un mot manque et se laisse traverser par des fulgurances qui sont toujours enflammées. Enfin, ce qui domine, c’est cet amour de la littérature en tant que « mystère ».


IBH (Isabelle Baladine Howald) : Jacques Derrida, qui dissimulait mal son regret de n’être pas poète, croyait-il, a écrit ce poème, justement sur ce sujet : ce qu’elle est. Il lui donne comme titre sa question même : qu’est-ce que c’est ?

« Pour répondre à une telle question – en deux
 mots, n’est-ce pas ?- on te demande de savoir
renoncer au savoir …

Je suis
une dictée prononce la poésie …

Elle se voit dictée, la réponse, d’être poétique
».(1)

Nous voilà, Hélène Cixous, en plein cœur de ce sujet que je voudrais aborder avec vous, parce qu’il me semble que l’on ne vous a pas encore proposé de le faire alors que votre rapport à l’écriture, au langage est profondément poétique.
Je vous propose une sorte de petit commentaire du texte, du poème de Derrida, en trois points :
Pour savoir ce qu’est la poésie, il faut renoncer au savoir
« Je suis une dictée, prononce la poésie »
La réponse doit être poétique.
D’abord, partagez-vous et comment, son interrogation ?

Hélène Cixous : Je ne sais pas si Jacques Derrida regrettait ou ce qu’il regrettait. Il reconnaissait avoir, en jeunesse, cru être appelé au texte, se sentir proche de Gide, mais aussi, très tôt, avoir été interrogé par une question errante : « Qu’est-ce que la poésie ? ». La quête ne s’est jamais terminée. Il se demandait. Il se demandait même si la tentation (d’être) lui était destinée. Cette incertitude ne l’agitait pas s’agissant de la philosophie. C’est comme s’il avait fait poétiquement chemin vers la philosophie.
Par la suite il s’est aventuré dans des régions textuelles presque extra philosophiques, folles de signifiants convulsés, de spasmes érotiques. C’est comme s’il s’était toujours secrètement livré à une quête du Graal, écoulé dans la langue. C’est donc dans Glas (2), ce chef d’œuvre sans pareil, créature indéfinissable, surgie du croisement de littérature avec philosophie, architecture, psychanalyse et – relevé de poésie, qu’il s’avance dans les régions où le désir s’abreuve aux poisons enivrants de l’agonie, qu’il verse les gouttes de sang du poème
Bref. Selon cet explorateur, le poème est court, comme la vie est courte comme la jouissance est poème, bref, brève donc imbibée de deuil. Vingt fois la question vole dans Glas : Qu’est-ce que la poésie ? se pose, un bref instant, papillonne page 21, psyché, décolle, erre, ne décolère pas, reprend souffle, perd, se repose plus loin, se mesure, s’essaie, clé cherche sa serrure, son mot de passe à la fin, c’est dans l’étui de quelques syllabes que se presse le tout nombreux d’un poème. Le Résultat : Un vers. Un vers unique. Mais quel vers ! Multiple, versatile, mutant, remuant, alchimique vers gluant, luisant, gisant, survivant ? Page 219. « J’oubliais. Le premier vers que j’aie publié :
« Glu de l’étang lait de ma mort noyée »,
Le premier, publié oublié. Ne pas oublier. Publier.
Lait de deuil
Page 225. Le poème revient, d’entre les mots, re-demander page 239, « Qu’est-ce que la poésie, ainsi nommée à défaut d’autres mots, si elle prescrit, … l’engloutissant dans son abîme, le discours herméneutique et doctoral ?
Lait d’œil ? Deuil d’œil ? Oublié ? — Deuil de l’oubli
Oublié revient page 289 :
Dais de l’œil révulsé
Revenant renversé, nouveau, page 290 :
Lait de deuil cacheté (coacté, pressé, serré, caché, coagulé, caillé)
Qu’y-a-t-il dans un mot ?
Un poème d’un mot débordant de poèmes
Voilà le rêve de Derrida : Toujours plus, avec un mot, qu’avec le tout de « la poésie ». Le poème jouit.
« Qu’est-ce que la poésie ? » un petit mammifère qui résiste à la menace de mort, un sphinx ravissant, une créature aux traits roses qui masque sa délicatesse sous une cape de piquants, un être fait pour tenir tête à la mort, pour se défendre d’être compris d’une seule bouchée, une minuscule armée d’auto-défense.
Jacques Derrida, un penseur dont le discours intérieur était aussi long que l’infini de la philosophie, n’aimait rien tant que le poème le plus puissamment bref, l’or de la langue, le mot de secours. Ou le secours du Mot. Le nom du mot
Sa devise ? Soit un vers : Die Welt ist fort, ich muss dich tragen. (3) Son hérisson préféré. La perfection en huit mots, neuf syllabes, huit monosyllabes, c’est l’allure du défenseur de la vie. Et le cœur de ce survivant, c’est le mot fort, ce vocable (germanique) fort comme une formidable équation mathématique, bolide venant de l’indo-européen et moteur de toutes les avancées

Je vais essayer de répondre à une sorte d’injonction, cette proposition de Derrida : « « Je suis une dictée », prononce la poésie ». Voilà un énoncé ambigu, si on reste dans le champ idiomatique français. « Je suis une dictée », ça peut s’entendre comme ce que tout le monde a pratiqué dans l’enfance : « on a dictée » à l’école, un exercice fondamental. « Aujourd’hui on a dictée », « on fait dictée », c’est comme ça qu’on apprend comment s’écrit la langue, dans les classes maternelles et primaires. A ce moment-là une dictée, c’est cette prononciation à haute voix d’un texte. La voix provient de l’instituteur ou de l’institutrice, elle invite les élèves à apprendre les mystères du français, de la langue. Ou bien et en même temps, si je suis une dictée, c’est que je suis un sujet passif, il ne s’agit pas d’un exercice qui ordonne, demande. Puisque « Je suis une dictée », je suis une obéissante, j’obéis, je répète ce qui m’est dicté, dans ce simple petit signifiant.
Ajoutons à ça que dans la phrase de Derrida ou ce qu’il avance, la poésie prend la place de l’instituteur : elle a de l’autorité et en même temps elle en manque, puisqu’elle dit : je ne fais que répéter. Le mystère de la poésie, pour moi en tout cas, c’est que ces énoncés que cite Derrida sont sur la page, muets donc mais ils sont supposés au contraire être audibles. Toutes les scènes de « dictation » rendent la voix à la parole alors que ce sont des scènes d’écriture. Peut-être que la grande différence, immédiate, même pas indéniable, entre la poésie ou le poétique en tant que genre et les proses diverses, c’est que la vocation de la poésie c’est d’être vocale, d’être entendue, même si elle se présente comme une partition musicale à laquelle il faut rendre le son. Le poème est sonore, se propose comme tel et doit être reçu comme tel. Mais ne fait-on pas sonner aussi la prose ? Mandelstam, la tête renversée en arrière, dans la rue, gravait l’air, sculptures sonores. Mais tous les poètes chantent-ils à haute voix ? Ou pas ?

IBH : La poésie, c’est aussi la question d’une forme (vers ou phrases interrompues, avec une reprise à la ligne suivante, par exemple, dans vos livres, souvent), et une question de perception du monde, des mondes, l’intérieur, l’extérieur, le conscient, l’inconscient, les réalités plurielles que vous explorez, qui me rappellent beaucoup celles et ceux de la poésie. C’est votre écriture mais je ne sais pas si vous différenciez les poètes et les écrivains, déjà en les lisant ?
Quelle serait la différence entre eux puisque l’usage les différencie ?

HC : Jamais l’usage en provenance d’une quelconque lecture officielle, critique, couramment acceptée ne détermine ma perception de tel ou tel texte. J’ai du mal même avec le terme de poésie. Les poèmes, c’est une autre chose. Le poème se présente comme une forme réglée et contraignante, en principe courte, allant sur tant de pieds… Certes parfois on a des poèmes plus longs, qui sont comme des routes, comme dans le monde Hugo. Comment on qualifie ces longs textes qui travaillent le signifiant en permanence, comme ceux de Proust ? Tout passage de Proust a en soi une valeur poétique. Il me faut peser ces mots poésie, ou poèmes… Quand je lis des textes, ce que je perçois ce sont des quantités musicales.
Comment qualifier des textes ? Je ne dis pas que Kafka est poète. Chez Kafka, tout est très économe dans sa façon de faire passer des choses extraordinairement complexes, c’est un univers textuel rarement fréquenté, ultra-concentré, ultra-philosophique : ce n’est pas que ce soit philosophique, ça traverse la philosophie, ça touche à des zones qui sont de l’ordre du texte qui illumine. On n’a pas tort d’en apercevoir à la dimension très anciennement interprétative, à l’élaboration du rapport du texte talmudique. Ce n’est pas talmudique, c’est donné ou c’est proposé au lecteur sous la forme de l’énigme à interpréter. Le texte de Kafka suscite une réflexion et une discussion. Il attaque et fuit. Il ne cherche pas à chanter en chœur. Il est en discussion avec le lecteur.
Je suis sensible aux écrivains qui sont en eux-mêmes des univers. Depuis que j’écris, j’ai réglé la possibilité d’être considérée comme poète. Je ne peux pas.
J’ai su tout de suite que je ne pourrai pas, c’est une impuissance, je ne peux pas écrire un poème, ce qu’on appelle un poème.
Je ne peux pas créer une chose de langue, de forme courte et dont le projet philosophique, esthétique, musical etc, se dirige vers ces régions où le plaisir, la jouissance devant ce type d’œuvre d’art est liée à sa condensation, à sa densité, non. En tant que lisant c’est une autre chose. Quand je lis, je lis pour « mes » différentes jouissances, qui sont déterminées non pas par tel mode, poètes ou écrivains, mais par l’œuvre, l’œuvre unique, singulière. Quelqu’un que je lis soit comme un tout, soit minutieusement par tout petits fragments, c’est Shakespeare. On peut le lire comme auteur de théâtre, il est alors pour moi le dieu du théâtre. La puissance de Shakespeare, ce sont ses profondeurs. Ses profondeurs, c’est que chaque vers est en soi un univers, c’est inimaginable de beauté, d’invention, de fantaisie aussi, de jeux de langues, qu’il faut mettre au pluriel. Il parle une multitude de langues dans la langue de la même œuvre. Alors il est qui quoi ? Est-il poète ou écrivain ? Il est Shakespeare, comme si je le disais Bible. Il y a des œuvres qui sont des bibles, qui portent toute l’humanité, ou je devrais dire, les humanités. C’est comme ça que je vais vers le monde de la littérature.
Je ne lis pas, je n’entre pas dans le pays Poésie avec autant d’allégresse que dans les grands textes-continents. C’est comme si je prenais une sorte de bateau magique ou de bateau-avion, et je peux m’embarquer pour des semaines.
Je ne suis pas originairement poète puisqu’un poème ne me suffit pas. Si je veux aimer Baudelaire, alors il faut que je lise une quantité de poèmes de Baudelaire pour que je m’émerveille. Pour en revenir à notre époque, pour moi le patron ça a été Joyce. Dans sa démarche il est passé d’un travail sur la langue honorable et inventif etc. dans ses premiers textes ou dans le Portrait de l’artiste, puis ensuite il a escaladé les Himalaya pour arriver jusqu’à Finnegans Wake. Ça, c’est tellement une aventure dans le texte du Texte en général : Sa Majesté le Texte… Dans Ulysses il décide qu’il va écrire un chapitre dans toutes les langues de tous les temps de la littérature anglaise. Finnegans Wake « parle » une langue-orchestre qui résonne en dix-huit languesJoyce propose des chapitres qui s’énoncent selon l’état de la langue à tel ou tel moment, tel ou tel tel siècle dans l’histoire de la littérature anglaise, un peu comme si on voyait les pastiches de Proust. Mais là c’est développé de manière absolument fabuleuse. Il fait du Chaucer ou du Swift, successivement.
Il peut tout faire. Il peut TOUT faire. Un grand écrivain c‘est ça, c’est être le chef pastichier mondial, comme Proust.

IBH : Avez-vous un jour « découvert » la poésie, soit dans un certain rapport au monde que vous aviez déjà, soit en les lisant ?

HC : J’ai une scène primitive. On est au lycée, le programme en poésie ce sont ces poèmes qu’on traverse rapidement, comme ceux de Ronsard, des merveilles, des petits bijoux, puis on arrive au XIXème. Voilà Hugo, poignant, adorable, mais tellement grandiloquent, social-enthousiaste, mais touchant parce que c’est fait avec le cœur. Il y a des fous enchanteurs, Nerval né pour le rêve. Et il y a Rimbaud. J’étais en première, j’attendais philo, pourquoi, pour Rimbaud. Je croyais que la philo comprenait tout, qu’elle donnait des lumières ! J’entretenais une question depuis déjà deux ou trois ans : pourquoi Rimbaud a-t-il dit « je est un autre » ? j’étais fascinée. Il devait y avoir une clef, des réponses cachées, j’attendais avec ferveur une révélation. Arrive le premier jour. Je vais voir ma prof de philo, une petite dame. Je lui demande : « Comment, Madame, je est un autre » ? Réponse : – « On en parlera une autre fois ». La pauvre… Ça m’est resté comme une blessure et une leçon. Ici finit le mariage de philo et littérature.
Mais la poésie vient de telles profondeurs, très peu de gens sont nés poètes, tant de gens font du poétoc. Ce qui doit fulgurer quand un poème arrive, c’est cette voix, l’autre voix qui arrive dès là-haut, là-bas, des fonds du temps, des couloirs et des rues de la nuit, et qui chante et qui souffle la phrase.
Quand je suis poète, rarement, je suis en train de ruminer comme je fais le matin, énormément de choses se proposent choses-mots choses-visions choses-pensées me traversent le cerveau, « tiens il y a une phrase passe » hop je la prends, et je vais la poser sur une feuille de papier où elle palpite. Je lui vois un avenir incroyable. Je vais me brosser les dents, je parle avec un chat, je reviens devant mon papier et pffft la phrase est partie. Elle m’a quittée. C’était une illumination. Je pense que le poème procède par illuminations, ça étincelle chuuuittt et après, ça peut être moteur pour des variations sur ce noyau, ça arrive. Pour moi, ce sont des éphémères, des moments clefs ; ou plutôt c’est fini, ah ça non, moi ce dont j’ai besoin c’est de l’infini du texte. Rimbaud reste, j’ai besoin des mystères de ses musiques.
L’anglais me surprend, c’est une terre qui est bonne pour la poésie, très musicale, qui a des flexibilités dont je trouve que le français est moins pourvu. Pourquoi certaines langues sont, selon moi, favorables, bonnes à musique et d’autres non, je ne le sais pas. Et quand on lit les grandes proses poétiques françaises, il n’y a pas beaucoup de textes qui chantent. Par exemple Hugo ça ne chante jamais, ça marche en cadence, si ce n’est pas militaire ça cabriole, c’est du rap, c’est Gavroche.

IBH : Est-ce que c’est le Livre qui dicte ?

HC : Qui dicte pour moi, c’est une question qui est là, tout le temps. Elle ne s’éteint jamais, c’est le mystère. Il y a des sources, des présences, mais qui ? Je ne le sais pas. Ce qui est sûr c’est que je ne pense pas que ce soit moi. C’est ce qui m’échappe, ce qui vient. C’est le mystère le plus absolu. Maintenant si je rationalise, ce qui dicte, le dicteur ou la dictrice, c’est une force derrière moi, comme pour la création terrestre, physique, du monde, c’est l’accumulation d’émotions, de formes d’art de tous genres. C’est une sédimentation gigantesque, on pourrait dire aussi que c’est l’inconscient mais ça ne suffit pas. C’est ce que le temps a rassemblé, déposé, quelque part derrière l’âme, et qui envoie des messages. C’est comme la lumière, il y a des millions d’années qu’elle voyage, elle arrive, qu’elle arrive, c’est le mystère. Cependant il y a quelqu’un au bureau, le ou la secrétaire – c’est moi, la réceptionniste, quelqu’un qui reçoit, et qui est née pour ça, pour recevoir les messages. Il faut recevoir. ll faut savoir recevoir. Être prophète. Tout le monde ne sait pas recevoir. Ça ne veut pas dire recevoir des messages des au-delà. C’est très proche de la mystique. Oui on reçoit des messages. C’est l’expérience des gens qui sont en état de musique, que ce soit les compositeurs, les amateurs ou les interprètes. Je ne suis pas compétente dans ce domaine, mais à chaque arrivée de musique, je me dis : c’est le paradis ! C’est tellement bouleversant que ce soit des langues sans mots mais ce sont des langues, et qui provoquent des frissons, des tremblements de joie sans condition. Il suffit d’écouter. C’est donné à l’humanité, c’est une sorte de joie suprême. La littérature ce serait ça, sauf qu’à cette joie de la musique, s’ajoute que la littérature exige qu’on pense. La littérature est travailleuse. C’est un travail qui touche à la philosophie, avec une différence, c’est que la philosophie vise à maîtriser et transmettre, la littérature, elle, ne cherche pas du tout à maîtriser, elle veut faire jouir.

IBH : « On te demande de savoir renoncer au savoir » : écrit Derrida.
Vous ne cherchez pas la maîtrise. Vous laissez vos chevaux faire des galops en tenant à peine la bride et le savoir, le vôtre, sur la littérature qui est immense, infuse tout le texte, au point que les auteurs sont des personnages, avec leurs vrais noms, et aussi des faux noms.
C’est comme si le savoir n’existait plus en soi, qu’il avait complètement intégré votre écriture ?
Pour votre lecteur ou votre lectrice, savoir pourrait-on dire est nécessaire et même indispensable, tant les mondes s’enchevêtrent entre eux ?

HC : Derrida dit, « renoncer au savoir ». Que dit Derrida quand il écrit ça, « on te demande de savoir renoncer au savoir ».
Savoir ne pas savoir, ce n’est pas renoncer au savoir, être ignorant, pas du tout, c’est renoncer à la dimension de savoir qui est de l’ordre d’une libido de maîtrise, de vouloir s’approprier quelque chose. On ne peut pas s’approprier en littérature, ou en poésie. En philosophie oui, on s’approprie. On utilise ou on immobilise avec les concepts. Derrida dit qu’« un concept est cuit » dès qu’il est saisi par l’écriture. Ce n’est pas du tout au savoir qu’on renonce. On renonce à la capture. Le savoir ne doit pas être l’empereur de tout ce que l‘on fait, il est là, c’est un bon artisan, un bon jardinier, un bon bâtisseur, il fait tous les métiers, et il est indispensable mais ce n’est pas une fin. C’est un système d’outils à partir de quoi on saute dans l’inconnu…  et il faut sauter dans l’inconnu où on ne sait pas.
Pour ce qui est des lecteurs, tout leur est nécessaire. Tous les outils pour en savoir le plus possible. Plus on est enrichi de savoirs au pluriel, d’expériences, plus le texte va être fertile et va proposer des aventures.
Chaque fois qu’on a acquis un outil supplémentaire, quel qu’il soit, on va encore plus loin.
Donc naturellement il faut en savoir de plus en plus. Là où on prétend qu’il ne faut pas le savoir, non, c’est tout le contraire, il faut savoir le plus possible. Il faut être une bibliothèque, il faut être dans un laboratoire. Il faut être savant. Mais ce n’est pas la fin, ça ce sont tous les outils dont on a besoin pour aller encore plus loin et bien sûr pour aller dans l’inconnu.

IBH : De toute façon, dites-vous toujours, depuis très longtemps, c’est le Livre qui décide.
Et là, dans le dernier, Mdeilmm (Gallimard, 2022), il en a marre, il ne veut plus.
Or jusqu’ici, il voulait toujours, sauf erreur de ma part. Il ne veut plus, donc le Livre se termine.
Que s’est-il passé ?

HC : Oui, c’est le Livre qui décide. Un trait qui s’est manifesté dans mon expérience si ancienne que je ne sais même plus quelle valeur elle a.
Ça fait 60 ans que j’écris. Ça n’a pas de sens, humainement, ça n’existe plus !
Quand au début je me disais « j’écris », au moins c’était juste. Au moins je ne disais pas « je suis écrivain », cette affirmation, je l’ai toujours évitée, j’écris, oui, ça écrit.
Puis peu à peu quand j’écrivais je sentais des sortes d’interventions, des présences, « et si on passait par là ? », « ah ben non là, non, on va par là », des voix qui m’indiquaient des choix, des ruptures, des directions. Au fur et à mesure j’ai été dépouillée, si j’en avais, de mes illusions de conscience ou de maîtrise, tu ne décides pas, il y en a d’autres qui conduisent. Puis ça s’est précisé : à un moment j’ai su : « c’est Pasmoi qui mène… » Ceux-là, celles-ci, ces, qui écrivent, c’est le Livre. Il est en train de s’écrire, de chercher, de trouver, de poursuivre, c’est la chasse, c’est une fusée. Inutile d’essayer d’aller contre le Livre. J’avais beau me dire « allons faisons tel ou tel chapitre », ce qui surgissait était tout autre. Je me suis dit, donc le livre est un autre. Et il est si fort, inutile d’essayer, on est désobéi. C’est bien, c’est surprenant. Tout à coup le dernier chapitre ! Moi qui croyais qu’il y en avait un après. Ou parfois le lendemain en voilà un qui arrive « Un chapitre, celui-là, il va où ? ». Parfois il en a assez, le livre. C’est fini, c’est le galop ultime. Pour les musiciens, je suis sûre que c’est la même chose, tout d’un coup le mouvement s’arrête. Mais pourquoi ? Le souffle est allé au bout de son élan, et c’est très bien et c’est très juste.
Vous sentez, vous, que le Livre en a marre, il ne veut plus, mais c’est ce livre-là, ce rejeton, cette personne, cet être qui est arrivé au bout de son souffle, de son séjour. Vous demandez ce qui s’est passé. C’est annoncé depuis le début, ce séjour est dans les parages de la mort. Dans la pré-mort, dans la presque mort, à un certain moment il n’y a plus d’espace, il n’y plus d’air, non. Et puis ce qu’on mesure aussi, puisque la mort est toute proche, c’est que si on continuait, il n’y aurait pas trop peu mais il y aurait trop. Il y aurait trop d’univers et encore et encore et encore. A un moment on se dit : là j’arrête. Je regarde ma montre et je me dis : Il ne reste plus beaucoup de temps. Alors ma mère dirait : « alors on arrête et on va faire une promenade au parc ? », ou prendre un thé avec quelqu’un que l’on aime. Je pense que c’est ça, ce qui se passe dans Mdleimm, ce qui s’est passé dans Mdeilmm, tout se déroule de manière explicite ou par hantises ou par différentes hallucinations, avec un horizon ou un ciel embrumé par ce qui vient. Ce n’est pas ce qui vient pour tous les mortels. Voilà qu’on ne peut pas, le Livre ne peut pas ni moi, faire abstraction de cette réalité qui reste encore vaporeuse mais qui a déjà une matérialité, qui a déjà une forme : la mort.  Je ne sais pas ce que c’est mais la sortie, l’absence, le s’en aller, c’est par là.

IBH : Dans Mdeilmm, « ce petit corps céleste » écrivez-vous, je n’ai cessé d’entendre aussi, malgré la lettre manquante (le U d’un Ulysse qui reviendrait ?) : mon deuil, maman.

HC : J’aime faire écho à ce que vous entendez dans Mdeilmm : « maman mon deuil ». Le vocable Mdeilmm se fait entendre à tout lecteur, c’est notre expérience, chaque lecteur différent se demande ce qu’il entend ou croit entendre, et moi aussi quand j’ai entendu Mdeilmm pour la première fois. Je l’ai entendu dans un contexte très précis. Le son venait d’une présence autre, personne d’autre que « Shakespeare ». Le fait que j’entende un souffle qui se formalise en provenance d’une bouche, d’un appareil respiratoire qui est Dieushakespeare m’a d’avance conquise. Je ne me suis pas posé la question de la prononciation quand je l’ai lu, quand je l’ai vu pour la première fois, c’était comme un synonyme, une sorte de traduction en céleste ou en souterrain. Comment dit-on Shakespeare sous la terre ? Mdeilmm ? Certains me demandent de manière affectueuse et modeste, « mais comment dois-je prononcer ? ». Mdeilmm est un mot qui peut être prononcé, mais son identité en tant que prononçable ou à prononcer est incertaine. Ce vocable déstabilise tout le monde et entraîne des sortes d’hallucinations auditives. J’ai été surprise par la quantité de possibilités de faire résonner ce signifiant. Chacun son ouïe. Ce que vous entendez me touche. Le fait que vous entendiez « mon deuil maman » ne m’apparaît pas du tout comme étranger. Quant à moi je m’abstiens, je me suis abstenue de ramener à quelque chose de plus concret que cette musique-là, la musique de Shakespeare sous la terre ou sur une planète que je ne connais pas. J’apprends qu’on s’apprête à faire pousser des légumes sur la lune comme sur Mars. Tout est possible, même Mdeilmm.
Que fait Shakespeare céleste ? Je voudrais bien qu’Il me réponde, par interrêve.

IBH : Hélène Cixous, merci infiniment.


Jacques Derrida, Che chos’e la poésia ?/Qu’est-ce que la poésie ?/Was ist Dichtung ?/What is poetry ?, Brinkmann et Bose, Berlin, 1990.
Jacques Derrida, Glas, Galilée, 1974

(1)Le passage cité en début d’entretien est ainsi traduit dans le livre :
en allemand par Alexander Garcia Düttmann :

«Um auf eine solche Frage zu antworten (mit
nur – zwei Worten, nicht wahr ?) verlangt man von
dir dass du auf das Wissen zu verzichten Weisst.

Ich bin ein Diktat, als Diktat bin ich eins, verkündet die Dichtung…

Der Antwort wird diktiert , dichterisch zu sein… »

En italien par Maurizio Ferrarris

« Per rispondere a un simile interrogativo – in due
parole no ?
– ti si schiede di saper rinunciare al
sapere.

Sono un dettato, recita
la poesia…

Il Diktat è che la riposta sia poetica… »

En anglais par Peggy Kamuf :

« In order to respond to such a question – in two
words, right ? – you are asked to know how to re-
nounce knowledge. 

I am a dictation, pronounces poetry…

It sees itself, the response, dictated to be poetic… »

(2) traduction : « le monde est parti, il faut que je te porte » Paul Celan cité par J. Derrida in Béliers, Galilée, 2003

Image
Une lithographie couleur originale signée et numérotée Pierre Alechinsky (14/90)
Hélène Cixous, Abstracts et Brèves Chroniques du temps, Chapitre Los, Galilée, Chapitre Los.
Ici édition originale éditée à 120 exemplaires signés par Hélène Cixous et accompagnés d’une lithographie couleur originale de Pierre Alechinsky.
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