Yves Boudier introduit ici les lecteurs dans ce livre entre récit et “traduction”, L’Île du renard polaire de To Kirsikka.
Sophie Loizeau, L’Île du renard polaire de To Kirsikka, Champ Vallon, 2024, 128 p., 19,5€
Pour qui sait lire (entre) les premières lignes, tout sera peut-être là avec l’Avant-poème qui ouvre le livre, énigme aussi présente et subtile que la première phrase de la nouvelle de Conrad Au bout du rouleau1, ou que le commentaire de Lacan sur la typographie du mot Europe sur le planisphère, instance s’il en fût, de la lettre dans l’inconscient du lecteur2. Sous les yeux, loin du cœur ou de l’esprit imageant du poème, sous l’emprise visible d’une traduction invisible. Ainsi, est-ce cet aveuglement, proprement bévue produite par l’acte traducteur qui impose que la pulsion créatrice prenne le devant de la scène pour que le poème puisse articuler son énigme femmellement ici et maintenant, acte qui ouvre l’espace de la jouissance en écriture, partant en lecture. La réussite n’est jamais assurée, mais le stratagème magnifique de Sophie Loizeau triomphe de la beauté séductrice du couple traduction-trahison avec ce déplacement vers l’altérité qu’offre une translation. Et, comme saisi entre deux parenthèses-hypothèses, à chaque reprise le poème s’écrit et se divise, se fait « poèmes » en déclinant page après page les vertus multiples qui ont présidé à son état unique et singulier né du désir brut, de ce quelque chose [qui] requiert l’autre dans et par l’écriture, qui sépare le poète de son double en traduction, un dépliement de soi à l’inverse du repli d’un traducteur schizophrène, une scissiparité absolue.
Si chaque page dessine un archipel d’îles, celles-ci se découvrent et se dédoublent en un chapelet d’émotions, mues par le désir de saisir, quand les yeux se referment sur le texte source, la montée du poème dans l’effacement du ruissellement des pistes abandonnées, ce quelque chose une fois encore comme un rêve d’écriture. Il faut alors avancer dans le corps absent du texte in-traduit pour l’inventer comme l’on exhume un trésor, comme l’on bâtit une fiction de chairs animale et humaine, de terres, d’eaux et de ciels. Aller vers, to Kirsikka, envers et contre elle, en vers, contre soi et l’autre langue qui refuse et se donne, traversant grammaires et lexiques, l’ordre prosodique se cognant au réel des choix et contraintes langagières, réel physique autant que mental d’une parole écrite capable d’émouvoir ou simplement de mouvoir quelque peu les pensées d’évidence. Ainsi toucher au but, marquer de ses humeurs textuelles, de son identité sanguine le mouvement d’une langue envers l’autre, langues tour à tour nouées et dénouées, à l’épreuve du sens et de l’émotion, dévêtues de leur sabir natif, véritable exuvie signifiante.
Se traduire soi-même, or que traduire de soi ? L’aisance est manifeste et pourtant on perçoit l’étrangeté, écrivait naguère Sophie Loizeau dans La Chambre sous le saule. Lucide sur l’opération du traduire certes, n’était l’inquiétude de l’interstice, parfois véritable crevasse où chuter, perdant le fil ténu du sens en quête de lui-même. Serait-ce là comme un jeu de miroirs en vis-à-vis renvoyant la « chose »3 à l’infini de ses possibles, une manière de s’écouter dans le dédoublement de sa voix intérieure, d’aborder la terre de la fin, finistère d’écriture, fin land comme on écrit land art, désormais land poem. Il faut alors créer son golem, avatar en l’occurrence échappé des aurores boréales rêvées mais lié au tragique contemporain, aux questions qui traversent les corps et les manières de vivre et aimer, désirer et convaincre, de vaincre ensemble. D’une adelphité originelle à une sororité dynamique, Sophie Loizeau déjoue les fantasmes d’une invitation au voyage au profit assumé de l’errance qu’impose de vivre au jour le jour la violence subie d’un territoire fictif mais serré quelquefois sur son cœur/dans les moments de disette. Solidaire, voilà le mot juste, dans un geste de coécriture avec soi-même, en dépendance réciproque et causalité partagée.
« Je me suis levée de mon cadavre », écrivait Alejandra Pizarnik. Formulation sans retour, résolue à dire cette renaissance à soi qu’est la mise en mots de cet autre dont on se défait comme l’insecte de sa chrysalide, comme le poète de son traduire intime pour générer le poème extime : est-ce qu’un tel être a la moindre chance de survie ? La réponse se donne évidente, en même temps qu’évidante, creusant dans l’effet de vérité nécessaire au crédit que l’on accordera au poème s’il refuse toute trahison du faire semblant, toute imitation, hallucination d’écriture. Alors peut s’écrire Selkie, parfaite métaphore du geste legs, celui d’une enveloppe transfigurée : la traductrice est née. Plus encore, l’écriture opère un changement d’état, une translation, telle que Sophie Loizeau le souligne dès le principe du livre, poète S.L. / est-ce elle / à l’initiale des poèmes jusqu’aux dernières pages, toile tendue de Mes araignées, toute de rouge encrée par le sang de Tove Kirsikka, pages au cœur desquelles la figure la plus intime et profonde du féminin s’impose sous le trait ouvert puis fermé d’un utérus qui ne cicatrise pas, prémonition en image de la mante immobile dans le dernier phrasé du livre. Ainsi, discrètement, en faibles caractères parmi le déchainement d’une ultime colère de puissante émotion, peut-on lire les mots de la déchirure : j’écris pour moi pour m’agréer / mais sans cesse j’ai en tête l’autre / [pour qu’il m’aime].
L’ombre et la figure pour écrire la trace, tracer l’écrit, jusqu’au mitan du livre où apparaissent les sept stations d’un quasi chemin de croix païen pour Leonora Carrington4, au terme duquel l’étau des cuisses se resserre et claque, interdisant le viol de l’Arbitraire à venir. C’est à partir de ce moment d’écriture en hommage à la peinture que Sophie Loizeau advient et se livre sans fard à son jeu de nature et de culture embrassées et assumées. Elle déborde et se glisse, vibre entre ces temps de beauté du mode, de violence du vivre, de sauvagerie heureuse et détestable, d’errances où l’on ne triche pas avec la mort qui rôde, de déchirures et de pardons, voiles de mémoire et ivresses déçues. Si l’on reprend le parcours implicite et discrètement dissimulé (à son insu même) dans les poèmes, on découvrira les articulations et la musculature d’une traduction dite fictive, libérée d’une longue histoire tue et prête à se donner, à aller au-delà de ce que l’identité normative interdisait naguère d’écrire. La Bête est nue, les environs du Bouc sont nommés, Diane a parlé et les Loups ont laissé leurs traces, les Épines ont rougi le sang du poème rédimé… alors :
si jamais j’ai été autre chose qu’une bête […] la bête impensable / le génie : le faux renard […] j’étais accompagnée d’une présence dont la voix / me guidait […] je lui confiais ma vie […] j’ai essayé de saisir / un peu de sa vie mouvementée / là ce sont ces différentes morphes / au gré de ce qu’il la meut […] je te souris à chaque fois que tu me regardes […] Il y a toujours un moment où je mets à pleurer / c’est la vie qui remonte […] je stylise comme ça / de loin le réel l’emporte […] car j’étais venue pour le faire / pour me parler seule à seule […] jamais je n’ai éprouvé à ce point la fragilité […] mais ce n’est pas moi […] ce trop-plein de solitude aurait dû me tuer / seule avec une connaissance de soi / si hasardeuse.
Dans les dernières pages de L’Île du renard polaire de To Kirsikka, Sophie Loizeau de presque conclure : C’était la première fois que je me colletais avec une autre langue. Cet aveu pour qui saura l’entendre, nous donne une clef majeure, parmi d’autres dissimulées dans tel ou tel poème, pour ouvrir à la compréhension de son long et impatient parcours d’écriture, de vie en poésie que forment les livres précédents jusqu’à ces pages de transition, d’une révolution au sens littéral dans l’écriture que représente ici le traduire, le passage d’une langue vers une autre, la tentation plus que la tentative de déjointer le déterminant du nom en son point d’incandescence le plus vif, la-langue.
La leçon fut patiemment instruite au fil des années et seule l’opération du traduire pouvait ouvrir un déplacement de l’écriture vers le récit en ouvrant à cœur le corps du poème, dont la féralité le conduit vers ce nouvel espace formel dans l’écriture, et lui impose une fonction novatrice : il irrigue désormais le flux d’une phrase en prose. En cela, Sophie Loizeau renouvelle le débat sur le « poème en prose » et affirme une écriture narrée qui n’abandonne certes pas le poétique mais lui assigne une mission intime et génératrice d’une autre figuration du monde. Ainsi aujourd’hui, Les Moines sous la pluie5 entameront-ils leur marche vers.
Yves Boudier
Sophie Loizeau, L’Île du renard polaire de To Kirsikka, Champ Vallon, 2024, 128 p., 19,5€
1. The End of the Tether, (Au bout du rouleau), est une nouvelle de Joseph Conrad publiée en 1902.
2. « Comment ne pas voir pourtant que la translittérartion est le nom d’une pratique explicite chez ceux qui étudient les diverses écritures ? La chose apparaît, comme le mot EUROPE sur une carte d’Europe, tellement grosse qu’elle passe inaperçue », Jean Allouch, La « conjoncture de Lacan » sur l’origine de l’écriture, in Littoral 7/8 L’Instance de la lettre, février 1983.
3. La « chose », entendue comme l’élément qui reste étranger au sujet dans l’expérience qu’il fait de l’autre semblable, selon Françoise Coblence (conférence du 18 décembre 2014, Société Psychanalytique de Paris).
4. « J’entends mettre et retirer le masque qui me préservera contre l’hostilité du conformisme » écrivit Leonora Carrington dans La Femme ovale (1939). Et André Breton d’ajouter : » Leonora Carrington a gardé la nostalgie des rivages qu’elle a abordés et n’a pas désespéré de les atteindre à nouveau, (…) comme munie d’un permis de circuler à volonté dans les deux sens » (Anthologie de l’humour noir, éd. Jean-Jacques Pauvert, 1966).
5. Les Moines sous la pluie, (vingt-deux récits), éditions Le Pommier, 2024.