Serge Marcel Roche, « Journal de la brousse endormie », lu par Jean-Claude Leroy


Jean-Claude Leroy permet aux lecteurs de Poesibao de découvrir un écrivain singulier, publié par les éditions de La Rumeur libre.


 

Serge Marcel Roche, Journal de la brousse endormie, La rumeur libre, 176 p., 2023, 18 €.


Journal par fragments – trois ensembles distincts correspondant à trois périodes de plusieurs années –, écrit selon un rythme lent et régulier qui paraît ne pas retenir son souffle. Se déroule de la sorte, au gré des pages, un quotidien à raz de brousse qui ne souffre aucun « exotisme » facile quoique continûment au contact d’un autour tout autre, signataire ainsi d’un absolu dépaysement. Dans les rets d’une prose une réalité se découvre, plus crue et quotidienne que les petits hauts et les bas habituels. Tout s’écoule ici, dans ces pavés qui vont du paragraphe à la page intégrale, d’un même pas très allongé, comme les phrases se déployant dans toute la savante souplesse d’une écriture qui serpente d’apparition en apparition et se fond subtilement entre le corps écrivant et son objet. Lire Serge Marcel Roche, c’est donc avoir affaire à un écrivain de premier plan, qu’il faut ici saluer, au moment de le découvrir.

Palette lexicale enrichie autant par l’œil que par une taxonomie africaine, sensualité de la langue goûteuse comme on en a lu chez certains lointains, dits francophones, et créolité de fait d’une écriture métissée de nuit et de jour, de dehors et de dedans, c’est une fête captivante que de lire cette poésie qui pénètre en soi par tous les pores. De par une minutie et une complexité syntaxique qui ne s’en laisse pas conter, sachant donner sa part à l’indicible comme à la fable existentielle, il y a comme de la magie là-dedans, un envoûtement de derrière le regard.

« Un buisson de papier en attente du feu, serait-ce l’arbre qui monte aux bords de nos yeux, ce peu de rien qui restera de nous sur le rivage, pas plus que ces coquillages dans ta main au sortir de l’eau ou l’oiseau ou la pierre ou la pluie qui danse dans tes veines qui dansent, quelques mots que nous aurons dits en forme de nuit et de silence. » [p. 161]

Peu enclin à la confidence ni à l’explicite, ce journal se préfère en climat prolongé, détaillé, gravant sa marque au fil des heures et des aperçus de près ; longue, patiente, mosaïque, la phrase n’y relâche pas tout à fait, elle continue sa route après son point final. Magnétisme évident de tels poèmes ou proses travaillés par le temps, l’exil, ou la main qui excède. Avec la précision d’un horloger, l’auteur nous partage son sentiment de vivre parmi le paysage et les saisons d’un monde qui ne nous appartient pas, ni à lui non plus, même s’il en est le prisonnier consentant.

« Qui peut faire l’inventaire de soi, à quoi sert, ici tout est l’instant, même ce qui est derrière ou devant, il n’y a pas d’histoire de moi, le gouffre de la lignée t’aspire et tes milliers de pas entre la route 10, la rivière, deux lignes qui s’ignorent au travers du rien, vont au tertre que tu seras, à notre enkystement commun sur la rotondité où l’on est assis bien, l’œil vague guettant quoi, une luciole, des tarentes ou le papillon noir de moi me disant que quelqu’un, à rapporter près de ses mains le peu qui surnage autour et s’accrochant à tout ce rêve, au flou, ne pensant qu’à la fin, l’immense est là qu’on n’aura pas vu, le cœur prodigieux d’elle et son arbre au milieu et lui avec son trou juste à notre hauteur par qui l’on entre dans la lumière, alors le bilan, qui peut le faire ? Des ombres et je-même sommes. » [p. 41]

Né en 1957 à Lyon, Serge Marcel Roche vit depuis vingt ans dans une petite ville du Cameroun, il anime un centre culturel. S’il a publié des textes dans des revues (Arpa, Voix d’encre, Meteor), sur la toile (Les Cosaques des frontières, Œuvres ouvertes) ou sur son blogue Chemin tournant, il semble que Journal de la brousse endormie soit bel et bien son premier livre. Ne reste plus qu’à ne surtout pas passer sous silence un livre et un auteur qu’il nous faut connaître mieux, et reconnaître.

Jean-Claude Leroy

Serge Marcel Roche, Journal de la brousse endormie, La rumeur libre, 176 p., 2023, 18 €.