Marc Wetzel explore ici pour les lecteurs de Poesibao ce texte de Jean-Paul Michel, “Injonctions et censures intimes des Morts”.
Jean-Paul Michel, “Injonctions et censures intimes des Morts“, Le Pauvre Songe, 14 p. , décembre 2023, 6€
Les morts ne font pas ce qu’ils veulent, parce qu’ils ne veulent plus rien. Et s’ils font ce qu’ils peuvent, c’est seulement au sens où peut se poursuivre, parmi nous, ce qu’ils ont pu. Cela se “poursuit” parfois comme des faits pérennes ou résistants, venant d’eux : des lois, des œuvres, des méthodes, des conquêtes, des crimes féconds (!), des principes (d’où notre majuscule consentie à certains morts, selon le titre, ici). Mais même là, dans leur officialité posthume, les morts ne sont plus à la manœuvre, ils comptent sur leurs admirateurs ou relais vivants pour “agir” encore. D’ailleurs, ils ne “comptent” plus sur rien ni personne, mais voilà que peut ou non leur survivre ce qu’ils escomptaient faire durer : les sorts qu’ils jetaient sont désormais secs, leurs ambitions sont aux mains de subalternes, et leurs éventuels amis posthumes ne s’accorderont qu’entre eux, car, pour toper là, il faudrait être encore là. Ne plus être est ainsi.
Ainsi, les morts n’ont plus du tout d’assurance : rien n'”assure” vraiment ceux qui ont perdu la vie (humaine) de n’avoir pas, avec elle, tout perdu. Mais justement, ils en ont fini avec le malheur aussi. Et les morts ont leur propre façon d’insister (au-delà de leur vie) et d’apurer ou délester quelque chose des vies (qui suivent les leurs). C’est ce qu’indique, sans doute, le titre de ce bref, mais décisif, texte : “Injonctions et censures intimes des Morts”.
D’abord, écrit Jean-Paul Michel, son premier souvenir grave : l’évocation, par un maître d’école, quand il était enfant, de la formule grecque, pour désigner les humains, des “mortels” (ceux qui savent qu’ils ne seront pas toujours). La “gravité” sied, en effet, à ce qui ne peut que tomber, choir une fois pour toutes : elle est le ton d’une tragédie qui se comprend telle. Alain (dans ses Définitions), disait que la gravité “suit la faute, elle pèse dessus ; elle ne sait que marquer la nécessité des suites” (comme on se sait cerné par ce qui nous contient, influencé par ce qui nous cause, aux prises avec ce qui nous côtoie …), et elle “n’est excusable que pour assumer la tragédie” ; comme la frivolité ne l’est que pour révéler la comédie et esquiver les profondeurs de carton-pâte ou l’inconsistant sérieux d’affichage d’autrui. Nous appeler “les mortels” permet aux hommes d'”aller à ce qui est par la voie droite” de l’assurance même de leur proche (et définitif) défaut d’être. La mauvaise nouvelle de l’horizon du non-être cache (et fait surgir) la bonne de la surprise d’être (j’ai donc pu être réel, et bénéficie encore de marcher “dans le feu d’être ici, cela, ainsi” !)
C’est donc cette commune et incomprise chance même d’être réel qui célèbre son absence, son départ, son “arrachement” en celui dont on porte le deuil. Et c’est la “surprise” qu’il eut lui-même d’être que nous gardons irremplaçablement de lui (“Ce visage attentif. Les inflexions de ce murmure“, p. 8); c’est son “frisson d’existence” que nous co-signons et célébrons, c’est le drap d’une singularité qu’agite en nous son souffle fantôme. Nos Morts en nous vivent mieux que leurs survivants du-dehors.
“Quel contrepoids ils font à la misère des méchancetés étriquées, sans élan, sans générosité, sans beauté, sans bonté, sans sourire, à la compagnie desquelles on pourrait se croire promis parfois, sans la chaleur du cortège de nos morts” (p. 9).
Pourquoi leur vie nous devient-elle bonne et prête, désormais, à être admirée ? “Ils n’ont plus besoin de haïr” (p. 9), répond Jean-Paul Michel ! Les morts n’ont en effet plus de passions (ceux qu’ils aimaient, ils n’ont plus peur pour eux; ceux qu’ils détestaient, ils ne les envient ni ne les craignent plus : leurs émotions d’alors sont sans carrière posthume); la force qu’ils continuent de nous donner (et de nous inspirer) est par conséquent impartiale (chose qu’une force contemporaine n’est par principe jamais) : les noyés laissent sillage propre, les acteurs posthumes ont la liberté vraie de ceux qui n’ont plus à craindre le hasard, ceux aussi que nul ne vient plus défier de faire mieux !
“La traîne des œuvres de nos arts peut être regardée comme la trace en nous d’une vie persistante, vérifiable par chacun, de ce qui, une fois, aura eu existence pleine, valeur” (p. 10)
Le paradoxe des vivants humains est que c’est leur même âme qui les sépare du monde quand ils y sont encore et qui les y relie quand ils n’y sont plus. Cette âme, dit Michel, citant Spinoza, est une “idée”, “l’idée du corps” comme une représentation qu’un corps vivant obtient de lui-même, idée que nous n’avons pas, mais sommes, et que nous ne subissons pas seulement, mais réactivons et recausons. L’âme est ici la formule d’auto-réalisation d’un organisme humain, et l’organisme (le corps dans son cours et sa structure) est, en retour comme le déploiement spatio-matériel de cette formule de présence. Aucune idée n’est certes chez elle dans le monde, mais le monde que toutes les idées de mortels sont les unes pour les autres survit en et par toutes. Miracle : même les idées des vies ratées réussissent, même celles des vies stupides rayonnent, celles des vies perdues s’y retrouvent. Il y suffit d’un “jeu vivifiant de leurs signes” d’existence finie.
Chacun, dès lors, sachant que l’idée de son activité propre, de son organisation destinale, de son effort vital, restera, peut d’ores et déjà travailler les signes formant appui et accès, appui à l’accès qu’il a charge d’ouvrir, accès à l’appui qu’il méritera de fournir. Et seul un mortel peut rendre “accueillante” l’idée d’une vie qu’il se destine à perdre.
“Formons le vœu de n’avoir pas, par mégarde, regardé trop tôt la vie de trop loin, méconnu si tard le trésor qu’elle est” (p. 11)
Ainsi, même l’idée d’une vie douloureuse, malvenue et pesante pose quelque chose des conditions de la joie, du bien et de la grâce à venir. Devenir de son vivant un ancêtre loyal, et une sorte de spectre bienveillant, telle est donc la faveur que fait à ses lecteurs de passage l’écrivain résolu et vibrant qu’est Jean-Paul Michel. Préférences soudain enchantées des finitudes !
“Aurions-nous connu, une fois, la grandeur hors tout sens de ce qui est, sans manquer à la joie de son accueil sans condition, nous aurait été donnée la grâce d’échapper, une fois, à la misère des jours“
Marc Wetzel
Jean-Paul Michel, “Injonctions et censures intimes des Morts“, Le Pauvre Songe, 14 p. , décembre 2023, 6€