Revue « Catastrophes », n° 4, lue par Romain Frezzato


Romain Frezzato parcourt pour les lecteurs de Poesibao cette quatrième livraison de la revue « Catastrophes », sur le thème « poésie primate ».



« Catastrophes » 4, Poésie primate, Éditions Le Corridor bleu, 2023, 20€


Contrairement aux restes d’orang-outan qui s’affichent, splendides, en couverture, rien de squelettique dans cette quatrième livraison (papier !) de la revue Catastrophes (Quatastrophes ?!) menée par Pierre Vinclair, Guillaume Condello et Laurent Albarracin. « Poésie primate » pourtant ! Mais rien de primitif. Forte de ses quatre parties (CÉRÉMONIES ANTHROPOÏDES ; SIGNES OPPOSABLES ; SEIGNEURS ENTRE LES BRANCHES ; FEU) et de ses quatorze contributions, la revue varie les formes (sonnets, prose, écritures sérielles au découpage strophique – tercets, dizains, dont certains rimés) et les genres (poèmes, essais). Ce qu’elle a de primate cette poésie réside sans doute dans cette volonté, qui parcourt l’ensemble, de (re)placer l’humanoïde dans son biotope dévoyé. En somme, quelle place pour le poète dans l’anthropocène ? Guillaume Condello fait d’emblée une proposition dans les 6 séquences d’un poème intitulé « Habiter à Dité » construit comme une épopée contemporaine en tercets suivant d’abord un schéma rimique constant (ABA, BCB, etc.). Cette technique dite du tercet enchaîné est emprunté à Dante et à sa Divine Comédie, d’où l’amorce : « Au milieu du chemin tendu entre rien/Et rien, avance. » D’où le titre également puisque Dité est une cité infernale. Le projet semble ici de trouver un espace où vivre malgré l’état de déliquescence du tissu social sous le Capitalisme finissant : « Cherche un langage/De formes, ou vivre. Où vivre. » Poème de primate donc, dont le biotope se morcèle. Réflexion aussi sur la raison d’être du cantique :

« Et ce poème même n’échappe à son cours,
Qui voudrait dire
                        Ce qui nous a fait

Ce monde et l’horizon où nous parlons
Des choses
            Sinon pour y ajouter un peu

De musique au mieux ? ou cajoler,
            Main de mots sur le dos de la bête,
Adoucir leurs angles pour la bouche qui saigne de les dire. »

« Ajouter un peu de musique », c’est ce que font, chacun à sa façon, les poètes invités ici à dire le monde et son état : Xavier Makowski et sa « Pélopée » (guêpe maçonne venue d’Asie dont le poète rend compte de la traversée), Marilyn Hacker et son « Montpeyroux » (suite de sonnets datés autour des confinements ou de l’explosion au Liban). Car Catastrophes profite de cette parution papier pour mettre la lumière sur des poètes de langue anglaise : Marilyn Hacker donc, Anne Sexton (au cours d’un passionnant article de sa traductrice, aux éditions Des Femmes, Sabine Huynh) ou encore le poète prédicateur John Donne (ici traduit par Pierre Vinclair). De son côté, l’irlandaise Leontia Flynn (dont le lecteur français peut trouver les sonnets traduits aux éditions Alidades ou Marguerite Waknine) travaille elle aussi à dire en poésie le contemporain tout en ayant conscience que le contemporain médit lui du poétique : « OK. Assez parlé. C’est impoli/de babiller dans les grandes longueurs/sans vérifier si vous êtes bien là/derrière moi. (Mais c’est aussi la force/d’une écriture à peu près solitaire:/elle vous laisse infliger à loisir/– à des classes vides – vos théories.) » Il faut dire que le poème est de peu de poids face à l’imminence du détricotage de tout : « La concurrence est rude entre la guerre/budgétaire, l’effondrement bancaire,/et les coups à notre Mode de Vie/portés par la catastrophe imminente/d’origine anthropique, bien que rien/ne fasse le poids du deuil. » Comme Condello, Flynn poétise au présent, dit le monde à la fenêtre, (re)place le poète et son dit dans la cité. Dans ses « Trois sonnets du cru ou les voyages du sédentaire », Laurent Albarracin rend compte quant à lui des ruralités : « Au village du Mayne, au bourg de Saint-Clément/Il reste debout deux trois fermettes anciennes,/Vestiges miséreux qui vaillamment soutiennent/L’assaut contemporain de ses lotissements. » Le poète se fait scrutateur de ça, la mort d’un monde, et remonte au plus lointain : « Le relais Télécom dresse au Puy des Ferrières/Sa rouge tour hertzienne aux multiples antennes/Mais ne vous fiez pas à ce totem moderne,/L’occupation des sols ne date pas d’hier.//Il paraît qu’on y trouve au moment des labours/Des haches, des outils né au Néolithique. » Ainsi, l’objet du poème (auquel s’intéresse Pierre Vinclair dans un essai philosophique couvrant les cinquante dernières pages du volume) serait ici l’occupation d’un sol désormais vacillant. Habitant la cité infernale que ne gouverne rien sinon le nihil d’une société ouroboros dévolue à sa propre dévoration, le poète se contente d’occuper le sol commun et de témoigner de ça, l’évolution, dessus, d’un organisme complexe organisé en société et se préparant, bon gré, mal gré, à la catastrophe.

Romain Frezzato

Catastrophes 4, Poésie primate, Éditions Le Corridor bleu, 2023, 20 €.


Un extrait de « Habiter à Dité » par Guillaume Condello :

Les doigts caressent l’écran
Au métro, au boulot, jusqu’au bout du jour continu,
            Excitent mille frissons électroniques,

Non : millions, milliards, sans mesure
Pour tes mains trop faibles
            Effleurant les visages fake

Et les nouvelles du jour épanouies
Toujours recommencées,
            Te balançant dans leur ressac.

Internet, cybernétique […].
Où le chant veut/croit penser,
            Ses mots aussi sont du sable,

Ses mains sont de sable, silice en suspens
Impuissantes à contrer
            L’entropie : quelle parole dirait là,

Adéquate au silence loquace
Des choses, comment vivre ?
            Déterrée du passé,

Elle te regarde, comme un masque tragique
Ou comique, épée rouillée, un bouclier
            Ou charroi royal, coupes cassées, qui sait […].

Laisse : parle toujours, toujours enfermé
Dans tes signaux perdus
                                     Pour personne.

Ou laisse les machines parler,
Et faire des poèmes
            De fonctions apprises.