Béatrice Bonhomme invite ici le lecteur de Poesibao à une véritable promenade parmi les arbres ici célébrés par Régis Lefort.
Régis Lefort, Des arbres, Gallimard, 2023, 80 p. 16€
L’entreprise poétique contemporaine est adossée à une bibliothèque de travail. On n’écrit jamais seul, mais niché dans une mémoire généralisée, mur de textes légendés. La poésie est traversée et héritage et recréation, mémoire et circulation qui affluent vers l’avenir. C’est ainsi que Prévert écrit Arbres en 1976. Yves Bonnefoy a réalisé dans les éditions de la revue NU(e) en 2000, un livre d’artiste avec Alexandre Hollan et Farhad Ostovani intitulé Les arbres. En 2023, Régis Lefort, par son titre Des arbres, quitte l’essentialisme pour accorder à chaque arbre singulier toute son attention.
Yves Bonnefoy est présent dès l’épigraphe avec un texte habité par les grands vents persiens « dont on entend presque le bruit qui décroît ou s’enfle ». Grands vents agitant parfois les ramures de ces arbres qui, dès le « prélude » – ce terme n’étant choisi au hasard et connotant une pièce instrumentale ou orchestrale d’un livre architecturé à la manière d’un arbre où jouent les grands orgues du vent –, sont déclinés comme dans un dictionnaire qui pourrait faire penser à Francis Ponge mais dont l’évocation revêt aussi la saveur précieuse d’un Saint-John Perse.
Énumération que serait celle d’un herbier si le poète parlait là de plantes, d’herbes et de fleurs. Est-ce un « arbrier », si ce néologisme nous permettait de mieux définir ce livre qui va faire place à une déclinaison d’arbres dans toute leur diversité ? Effet de catalogue ou de liste, noms énigmatiques qui permettent à « la puissance de leur matière métamorphique et musicale » d’entrer. Lorsque Régis Lefort, dans un entretien, revient sur le processus créateur qui a été le sien, il nous confie : « Un matin, j’ai noté dans mon carnet une liste d’arbres qui m’avaient marqué durant ma vie, comme pour faire le compte. Je suis arrivé à un début de liste, un embryon d’idées – la liste définitive comportera 64 arbres ».
Régis Lefort s’appuie sur deux livres, tous deux flamboyantes leçons de choses, Flore de Roger Blais qu’il a acquise en 1980, puis, plus dernièrement lue, La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben. Comme Marguerite Duras, il rêve des photographies comme absentes de ces arbres jalonnant sa vie. Se lève dans notre esprit le hêtre miraculeux de Giono avec sa danse sacerdotale de toupie sacrée : « on ne pouvait plus savoir s’il était enraciné par l’encramponnement de prodigieuses racines ou par la vitesse miraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle reposent les dieux. »
Les arbres sont d’abord nommés avant d’être décrits, comme le fait James Sacré pour les insectes d’Anacoluptères et, grâce à cette frise onomastique, nous entrons aussitôt dans une ronde, la ronde des arbres portant une histoire originelle, une histoire d’enfance et d’adolescence qui a saveur de réminiscence proustienne.
Dans le « prélude » est ainsi évoquée l’apprentissage de « la flore pratique » à travers l’enseignement d’un professeur « qui nous menait dans les parcs, mais également chez lui et nous installait dans son salon derrière la baie vitrée. Il comptait ainsi combler notre ignorance par l’observation directe des arbres et des oiseaux. » L’épiphanie de la nature en passe, comme le paysage gracquien, par une mise en scène : « Chacun enfin installé et le silence obtenu, il tirait, comme au théâtre, le voilage qui servait de rideau. La baie du salon découvrait un spectacle de nids et de virevoltes ailées. »
Les arbres convoqués à apparaître, dans cette lanterne magique, comme le « liquidambar », nous hantent tant par les sonorités musicales de leurs noms, là « où limpide la source accompagne le chant », que par le « cercle chromatique » des couleurs qu’ils arborent, faisant du poète un peintre paysagiste : « Il prend ce coloris, de l’ocre au rouge vif, en se parant alors de toutes les nuances […]. » Ils mobilisent tous les sens car c’est aussi par le parfum de la « résine odorante » et leur goût sucré d’enfance « au goût liquide de Carambar » qu’ils fascinent, faisant renaître les souvenirs, comme celui du « grand-père qui se lève en riant ». Lorsque le poète revient sur l’évocation mémorielle de cet arbre, il déclare : « dès le début j’associe liquidambar et carambar, de fameux carambars puisque je pense alors à mon grand-père maternel qui s’amusait à les faire apparaître aux enfants que nous étions mes frère et sœurs dans un jeu rituel qui l’amusait beaucoup ».
Puis les arbres ouvrent les espaces du grand large, les échappées, la liberté « aux vastes espaces hantés par le galop ». Le camélia, lui aussi, est arbre d’enfance, portant « couronne » et « feuillage luminescent » : « il est l’éternité retrouvée de l’enfance », on se retrouve « l’enfant du camélia » devant lequel, perdu dans une contemplation de la puissance de l’immobilité : « on use sa culotte ». Les trois bouleaux demeurent comme une réminiscence des arbres d’Hudimesnil dans leur trinité amicale et mystique. L’arbre mère est Judée, au hasard de cheveux piqués de pâquerettes. Le tulipier en « fleur d’éphèbe » apporte la fraîcheur l’amour d’un homme jeune.
Le poète nous emmène ainsi de page en page et d’arbre en arbre, à travers une luxuriance d’odeurs, de goûts, de couleurs et de chants en passant par la naissance à Vallongues « sous un grand marronnier » habité par la divinité païenne et blonde de la mère. « Obsession » de l’arbre à travers un texte où le poète, qui sait aussi se faire peintre ou musicien, nous convie à la fête baroque et fascinante d’une danse coloriée, celles des arbres indiens de l’enfance.
Béatrice Bonhomme
Régis Lefort, Des arbres, Gallimard, 2023, 80 p. 16€