Marie Etienne, “Le scribe et son théâtre, Brève rétrospective”, lu par Anne Malaprade


Anne Malaprade nous invite dans ce livre de Marie Etienne où il est certes question de théâtre mais pas seulement.


 

Marie Etienne, Le scribe et son théâtre, Brève rétrospective, Tarabuste, décembre 2023, 116 p., 13€.



            Marie Etienne a travaillé aux côtés d’Antoine Vitez et lui a consacré trois livres : Antoine Vitez, le roman du théâtre (Balland, 2000), En compagnie d’Antoine Vitez (Hermann, 2017), et Antoine Vitez & la poésie (In’hui & Le Castor Astral, 2019). Elle revient ici sur le monde du théâtre, en proposant une « brève rétrospective » de certains de ses textes poétiques consacrés à cet art. Le plus ancien date de 1976, le plus récent de 2023. Deux, au moins, sont inédits, sur lesquels on reviendra.
            Un scribe est un rédacteur de documents légaux : un copiste, un écrivain public, une sorte d’employé aux écritures qui sait ne pas être un écrivain et qui ne veut pas être un créateur. Marie Etienne précise dans les notes finales que « Dans le titre, le masculin du mot scribe est un neutre. La langue française n’ayant pas d’autre moyen de désigner le troisième genre, ou son absence, je me contente de celui-là, sans toutefois en être contrariée. » C’est donc ici le neutre ou le troisième genre qui prend la plume. La femme se cache ou s’oublie dans le geste de celui qui écrit. Effectivement, le scripteur est tout entier dévolu à ce qu’il observe, entend, repère, touche. Il est un corps qui reçoit et qui écoute, et dont la main écrit et prolonge sur le papier certaines des traces de ce que jouer (vivre ?) veut dire.
            Le théâtre, étymologiquement, est un lieu où l’on regarde flotter des « ombres doubles ». Et c’est bien de celles-ci qu’il s’agit dans tous les textes ici rassemblés. Une citation de Baudelaire, à l’orée du recueil, — « La toile était levée et j’attendais encore. » — dit bien cette position de spectateur que le scribe emprunte. Mais ce spectateur est lui aussi sur scène, au plus près des comédiens et des personnages qu’il croise alors qu’ils vont et viennent, reviennent puis disparaissent.
            Le texte central, qui est aussi le plus long, s’intitule « Élégie pour un roi défunt » (2022-2023). Il est certainement le plus autobiographique : celui, en effet, dans lequel le scribe avoue être aussi et surtout un « analyste », soit un sujet qui écoute les paroles et les rêves des autres, et qui les accompagne dans leur tentative d’y voir plus clair et de se libérer de certaines répétitions aliénantes. Scribe et analyste se laissent « en arrière », gardent un « visage aussi lisse que la feuille de papier » ; ils s’installent à l’écart et dans l’ombre des coulisses pour être plus attentifs. Eux aussi rêvent, et cherchent à déchiffrer les messages de leurs songes. Patients, ils feront peut-être fête à une « révélation ». En attendant, comme tout être humain, « l’analyste perd la foi/et puis la retrouve/il perd la foi et la retrouve/c’est un balancement qui ne le berce pas/c’est une incertitude ». Les vers de Marie Etienne parviennent ainsi à dire ces moments de bascules et de renversements que ne cesse de vivre l’analyste-scribe, ceux-là même qui lui font perdre ses repères spatiaux et temporels. Heureusement, comédiens, personnages et rôles ne cessent de défiler devant ses yeux, et sans doute dans sa tête. Et lorsqu’un jour le roi meurt (comme dans tant de drames shakespeariens, mais aussi chez Ionesco…), l’analyste retrouve le fantôme du monarque, et, surtout, sa « page blanche » devant laquelle tout reste à écrire.
            Justement, ce tout qu’il reste à poursuivre prend forme dans le texte que Marie Etienne intitule sobrement « Conversations ». Il est dédié à Paul Louis et placé à la toute fin du livre. Ensemble magnifique, dans lequel elle dit son amour et son admiration pour un compagnon écrivain, « mon Ami », alors même que le couple vit « l’outrance du drame ». Quelques poèmes disent les mots rares et essentiels que deux êtres s’échangent encore. Aucun apitoiement, aucune pitié, aucun pleur. Il suffit de casser un vers pour dire l’imminence de la perte : « Dis,/ne me perds pas ». Il suffit de quelques souvenirs d’un fils désormais vieillard pour dresser les portrait d’êtres dignes et magnifiques (le père et son fils). Il suffit d’un fragment narratif pour dire l’impuissance et la rage, mais aussi l’entêtement et le courage : « Il me manque quelque chose sur le bord que j’oublie/Je grimpe et je retombe, si altéré ».
            Marie Etienne dresse ainsi, « les yeux fermés », le portraits de « passants intérieurs »[1] qui ont traversé sa vie et qui continuent de l’illuminer. La « toile » qu’évoquait Baudelaire dans la citation choisie par notre scribe est peut-être devenue la paupière d’une femme, si mince qu’elle laisse passer la lumière d’êtres chéris et jamais oubliés.

Anne Malaprade

[1]. Ces deux expressions sont des titres de livres antérieurs de Marie Etienne.