Laure Gauthier, “La Cité dolente”, lu par Yves Boudier


Dans la nouvelle collection de poche des éditions Lanskine, édition revue et corrigée de “La Cité dolente” de Laure Gauthier.


Laure Gauthier, La Cité dolente, éditions Lanskine, coll. poche, 2023, (édition revue et corrigée), 64 p., 8€

« Par moi l’on entre en dolente cité,
par moi l’on entre en infinie douleur,
par moi l’on va parmi les égarés.
[…]
Vous qui entrez, laissez toute espérance.1 »

 

Conviendrait-il d’aborder les huit chants qui composent La cité dolente en relisant ce qui, deux ans avant la première publication de ce texte en 20152 et dans le jeu d’un impossible dédoublement langagier, témoignait d’une blessure originelle et des conséquences qu’elle engendra :

« La douleur transperce à plusieurs doigts de profondeur. Je pensai brièvement : c’est la cicatrice originelle. Le petit trou. La signature de chair. Grossièrement cousue. Y a-t-il une origine ? 3 »

Ce rapprochement joue sur l’idée, sur la question plutôt de l’existence d’une source mortifère au principe de toute vie, une manière d’ombilic du noir.

Ainsi les deux premiers chants, dans une oppressante dispersion des émotions et des lieux, un désordre des âges et des passions adoptives ou éphémères jusqu’au quasi dressage des enfances soumises à la machine du commerce jouissant, tentent-ils de « faire silence », de tracer un chemin vers le retrait du monde entre le voir et l’oubli, le vivre et le « mouroir », à défaut d’un imaginaire « vivoir », de dérouler « un fil argenté » vers une ouverture aérienne, un « appel d’air » pour échapper à l’engloutissement, à cette « écume d’images » qui va « inonder » jusqu’aux dernières pages du livre. La question sans cesse revient : y a-t-il une fin, un espace physique et mental, une « dernière poche d’air » pénétrée d’une liquidité fœtale, où les corps échoués « sur les rives de l’enfance » retrouveraient les eaux perdues qui leur donnèrent naissance ?

Les chants troisième et quatrième ouvrent les portes d’un hospice et referment celles de l’enfer « vers les confins de la vie », sous les couleurs des écrans qui nous imposent, au-dessus de la couche où viennent mourir des images de destruction et de mort, le flux continu des séries et « celui de l’agonie ». Le souffle en est coupé, la parole muette, le corps meurtri. Comment trouver « le mot-joyau », « la dernière note » qui saura ponctuer l’humaine allégresse, « l’odeur muette de la fin », la volonté dernière « de danser sa mort » ? Pasolini résonne ici d’une mémoire radicale, J’aurais voulu hurler, et me trouvais muet, aphasie première contredisant toute velléité discursive, tout tremblement de l’âme, mais qui ne peut empêcher le désir ultime de se laisser prendre par « le ressac à bras le corps » pour « affronter la marée de vie » dont les disparus nous ont donné le goût amer.

« Mais moi, pourquoi venir ? Qui me l’octroie ? […] moi digne, ni moi ni d’autres ne le croient. »,

Ces vers, (« Enfer », Chant II, 31-33) cités par Laure Gauthier sont suivis chez Dante par (34-35) :

« Car si à venir je me laisse aller,
je crains que folie ne soit ma venue. »

Et c’est là que s’affirme la résistance que permet une réclusion volontaire au risque, dans la dépossession de soi que l’enfermement engendre, de la voir se dissoudre et ainsi d’ouvrir l’espace de la perte des attaches d’un quotidien néanmoins salvateur, en partage avec les voix et les gestes qui balisent la fuite des jours et contiennent ce que l’on soupçonne de folie dans cette tension du vouloir vivre, encore, regardant ses mains et la mémoire de « la goutte rouge qui perle dans cette encore-vie ». Pendant ce temps au dehors, le monde se fracasse selon ses piètres rituels, faits divers et professionnels du meurtre, selon la haine qui unit les êtres croyant s’aimer ; le chant cinquième ainsi s’éteint. Il emmure le pire, quand le sixième chant tente de décliner les raisons de la survivance, l’horizon libérée des lambeaux du souvenir. Or, lorsqu’une parole de consentement se heurte aux sarcasmes « des fortes têtes […] pleines de connivence avec l’autorité », « soudain tout s’efface, une image émerge, la nausée (me) renverse ». Ne pas reconnaître ce que l’on est censé avoir connu est impardonnable aux yeux de ceux qui doivent leur survie végétative à la mort d’un personnage devenant le substitut qui prend sur lui l’effroi de « la vie jusqu’au trou final ».

Quand on écrit sur la mort de l’autre proche, on écrit sur sa propre mort. Comment pourrait-il en être autrement lorsque le jeu, la dialectique des pronoms, laissent libre l’interstice dans lequel un antécédent (c’est le cas de le dire) peut se glisser et inverser, intervertir le référent attendu ? Qui est le Je dans le vers où parle l’absent pour tenter de rendre encore présente sa présence, vivante sa vie ? Qui est le Tu qui comble la distance séparant du monde, affirmant la fraternité obscure d’une commune disparition, d’un memento mori indépassable ? Alors s’imposent les déplacements d’images, de références au vécu, dans le mouvement métaphorique de paragraphes dévolus l’un après l’autre à l’évocation de souvenirs écrans liés aux lieux, terrestres autant que fictifs, traversés par une vie parvenue à son terme, au seuil des derniers mots, « pieds nus et mains vides. », de la dernière note d’une partition sans da capo.

Livre sans fin, sans retour ni suite possible. Tout a été écrit, toute tentative faite de trouver la faille, l’espace impensable entre l’arbre et l’écorce, la grâce condamnée de la ballerine, telle Pasiphaé fuyant le Minotaure. « Oublier la clameur, entendre ces silences », ceux que la mort distribue sans oublis, qu’elle recouvre comme le chien l’humus maculé, mêlant les traces aux lisières des charniers de « corps morts-vivants sous le regard des arbres ». Cependant, le divin fantôme de la Comédie revient implicitement avec L’Avant dernier chant du livre qui correspond, si l’on se retient d’oublier le tribut que La Cité dolente de Laure Gauthier paie à Dante, au Chant VIII d’Enfer dont le dernier vers appelle celui qui nous ouvrira la cité. Il paraîtra, précédé des Érinyes, avant de disparaître dans le brouillard, achevant son oracle ainsi (Chant IX, vers 94-97) :

« Pourquoi regimber devant la volonté
que l’on ne peut empêcher à la fin,
qui a tant de fois vos douleurs augmenté ?

À quoi bon se cogner contre le destin ? »

Avant dernier chant d’un long poème dont on ne connaîtra pas le dernier, tout en fatale supposition. À soi d’imaginer une vie possible au-delà du souffle perdu « sous l’onde ». L’évocation inattendue de la noyade de Léopoldine « enlinceulée » et de Charles « époumoné » donne à cette page finale une blancheur aveuglante, celle de l’étreinte ultime des amants qui ne veulent « lâcher prise ». Comme eux, chacun d’entre nous s’agrippe sans secours, dolent, aux parois de la cité qu’est notre être, « Et puis, l’on s’évapore / Il ne reste qu’un peu de buée de soi / Quelques gouttes du fragile édifice, délébile. »

Yves Boudier

Laure Gauthier, La Cité dolente, éditions Lanskine, coll. poche, 2023, (édition revue et corrigée), 64 p., 8€

 

1. Dante Alighieri, La Divine Comédie, « Enfer », Chant III, vers 1-3/9. Traduit de l’italien, préfacé et annoté par Danièle Robert, Babel Actes Sud, 2021. Les autres mentions de Dante sont issues du même volume.
2.Première édition, Châtelet-Voltaire, 2015.
3. marie weiss rot/ marie blanc rouge, Laure Gauthier, éditions Delatour, 2013, p. 68.

 

NDLR : les éditions Lanskine lance une nouvelle collection poche. Trois premiers titres, ce livre, Florence Pazzottu pour L’accouchée et Elke de Rijcke, Juin sur avril. Lancement de la collection ce mardi 28 février, à 19h30, à L’Ours et la Vieille Grille, 9 Rue Larrey, 75005 Paris