« Quitter sa langue natale, écrire en français », 30, Joep Polderman


Poesibao poursuit ici la publication d’une seconde série de contributions à la ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture. …


Erik Desmazieres, Géography Theater, 2007, eau-forte et aquatinte, 195 x 265 mm © 2007, ProLitteris, Zurich (site de référence)

Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ?  L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.

Aujourd’hui,  30ème  et avant-dernière contribution, celle de Joep Polderman

 

Retrouver les contributions précédentes, série Asérie B en cours


Quitter sa langue natale


J’ai commencé à écrire ce texte un millier de fois. Maintenant je me demande si la question « pourquoi écrire en français ? » n’est pas aussi irrésoluble que la question « pourquoi la vie » ?

Pourquoi manger. Pourquoi rêver. Pourquoi j’habite ici. Pourquoi pas là, autre part. Chaque fois que j’essaie d’y répondre c’est faux. Pourquoi parler. Pourquoi la poésie. Toutes ces questions me paraissent sans réponse. Pourquoi quitter sa langue natale. Mais qu’est-ce que c’est une langue « natale » alors. Est-ce qu’on la possède ? ou on s’en sert comme un outil, comme un tournevis pour monter un meuble ? À quel moment on naît dans une langue ? De plus j’essaie de répondre à ces questions, de plus elles deviennent floues. Ma tête tourne. Ma langue natale au sens d’une langue originale, uniforme, n’existe sûrement pas : elle n’est pas le néerlandais, elle est aussi le dialecte (le « plat » de « l’arrière-coin » comme on appelle la région d’où je viens en néerlandais) que j’entendais au quotidien chez mes voisins et chez ma grand-mère paternelle, elle est aussi les mots indonésiens du côté de ma mère. La langue me semble d’ailleurs une arme. Une arme qui est constamment chargée. Une arme qui n’a pas besoin de parler pour se décharger sur sa cible. Une arme qui exclut chaque personne désarmée. Au sens grammatical et scolaire elle peut tuer. Elle ferme des bouches. Et peut-être en répondant à la question ou en tentant d’y répondre, je me sers de cette arme.

Pourquoi je respire. Pourquoi je marche à 5km/h. Parfois, j’ai l’impression qu’en lisant ou en écoutant une autre langue que je ne connais pas, je laisse libre cours à l’imagination. J’ai l’impression de laisser de côté tout ce qui est analytique et d’être toute émotion, intuition, éponge. Libre. Une fois qu’on comprend tout, qu’on sait, on est forcément dans le raisonnement : un fil analytique se tisse et on commence à juger à travers ce qu’on sait… Peut-être. Peut-être pas. Je ne suis pas dans la tête des autres.

Peut-être j’écris aussi en français pour réapprendre à aimer le néerlandais, sans que les professeurs me corrigent ou me disent comment il faut lire ou écrire telle ou telle chose, à aimer les mots et ce que moi j’y vois, ce que je ressens. Peut-être la pauvreté des moyens pousse à aller vers l’essentiel (c’est ce que quelqu’un m’a dit un jour – je ne sais pas si c’est un compliment ou une critique). Je n’en sais rien, en vrai, comme je ne sais pas pourquoi je suis ici et pourquoi je fais ce que je fais. Pourquoi je vis.

En conclusion, peut-être j’ai choisi cette langue ou peut-être elle m’a choisie parce que je n’ai pas envie d’y répondre, parce que je me sens un peu libre, parfois, et que je peux tout simplement dire : j’habite ici. J’ai atterri ici en 2012, je ne sais pas pourquoi. J’y suis restée, je ne sais pas pourquoi. J’ai absorbé des mots et j’écris en français parce que je parle en français parce que je rêve en français parce que je pense en français parce que je côtoie tout simplement tous les jours les francophones. J’entends des mots et voilà. La facilité donc.

Et je me dis aussi : pourquoi pas le français ? pourquoi pas ici ? pourquoi pas moi ?


Joep Polderman

Née à Zutphen (Pays-Bas), elle est arrivée en France à l’âge de dix-huit ans. Installée à Paris, elle a choisi d’écrire en français et s’essaie à la traduction. Elle a publié un seul livre, Sang, aux éditions de La Crypte.