Ariane Dreyfus lit l’ouvrage de Michèle Monte, “La parole du poème. Approche énonciative de la poésie de langue française (1900-2020)”
Depuis plus d’un siècle, la diversité de la poésie est telle, ainsi que son inventivité, capable de faire exploser les cadres habituels de ce genre littéraire, qu’il semble quasiment impossible de proposer une méthode universelle, permettant d’en analyser et interpréter chaque production. C’est pourtant ce que parvient à faire Michèle Monte, professeur émérite de linguistique française à l’université de Toulon. Pour cela, elle a pris le parti d’aborder la création poétique par le biais des choix énonciatifs : degrés de présence de l’énonciateur, emploi des pronoms et des adresses, utilisation des temps, présence de dialogues et de dialogisme, confrontation des points de vue dans le poème, intertextualité et intergénéricité : autant d’aspects explorés ici dans toutes leurs potentialités et effets – j’y ai découvert notamment à quel point le pronom « on » est un outil fabuleux pour un poète, qui n’a rien à voir avec l’usage que peut en faire un romancier (1). En effet, Michèle Monte est convaincue – et comment ne la suivrais-je pas, moi qui désire avant tout d’un poète sa voix ? – que “tout poème, qu’il l’exhibe ou le masque, se donne comme une parole adressée à un lecteur qu’il sollicite d’une façon spécifique pour construire son interprétation” (p. 21-22), d’où le titre de ce gros ouvrage, somme remarquable et indispensable à tout amoureux de la poésie : La parole du poème.
Qui dit énonciation dit théorie du discours, et il est vrai que ce livre comporte des pages un peu ardues pour quiconque n’est pas très habitué au vocabulaire de la linguistique et de la sémantique, notamment les premières pages qui rappellent quelques travaux qui ont devancé ou accompagné l’autrice. Mais d’une part ce livre est clairement construit avec une table des matières extrêmement précise et d’autre part chaque point est largement illustré par des analyses très fouillées d’œuvres. Il ne s’agit donc pas d’un livre de méthode pour la méthode, même si celle-ci constitue un modèle judicieux et cohérent, mais d’une démarche qui vise avant tout à faire partager un attachement à des œuvres de prédilection et à en proposer une compréhension sensible (comme en témoignent les très belles dédicaces offertes en première page). Ainsi c’est par une longue et passionnante comparaison entre l’écriture d’Antoine Emaz et celle de James Sacré qu’est éclairée dans un des premiers chapitres la notion phare du travail de Michèle Monte, l’éthos.
C’est pour ce concept que j’aime tant l’approche de cette chercheuse car il lui permet de ne jamais traiter le poème, plus largement le livre, comme un objet. On le sait, réduire l’analyse des textes poétiques à leurs aspects matériels, agrémentés (“humanisés”) éventuellement d’indications biographiques, ne peut être satisfaisant. C’est pourquoi, dans une des pages les plus importantes de son livre, Michèle Monte explique en quoi parler d’éthos ouvre des perspectives infiniment plus larges et humainement plus enrichissantes que celle de style, puisque non seulement cette approche ” met en lumière dans l’esprit du lecteur une image de son producteur qui associe l’écriture à une certaine manière de se tenir dans le monde” mais elle implique aussi que ” la lecture est une épreuve d’altérité“, une ” rencontre humaine” (p. 171).
Et l’on sent effectivement à quel point Michèle Monte a été profondément touchée par les œuvres qu’elle a rencontrées. Au point d’analyser avec des précisions infinies autant un vers ou un poème que des livres entiers (2). Jaccottet est très présent : l’auteur lui a consacré sa thèse, intitulée Mesures et passages (3), et un deuxième livre écrit en collaboration avec André Bellatorre, Le printemps du temps. Poétiques croisées de Francis Ponge et Philippe Jaccottet (4). Vous retrouverez aussi d’autres poètes (variés mais pas innombrables car une écoute aussi attentive, intime, ne permet pas de multiplier les lectures) : Emaz, Sacré, Réda, Follain, Bonnefoy, Saint-John Perse, Guillevic, Michaux, Apollinaire, Éluard et Péret pour leurs 152 proverbes mis au goût du jour, Gaspar, Hocquard, Marteau, Puel, Rouzeau, Roubaud, et quelques autres que je vous laisse découvrir. Quelle chance, quel cadeau pour ceux qui les aiment !
Ariane Dreyfus
Michèle Monte, La parole du poème. Approche énonciative de la poésie de langue française (1900-2020), Classiques Garnier, 2022, 692 p., 46€
1. p. 235. Et ce n’est qu’un exemple parmi bien d’autres de passages qi m’ont enthousiasmée.
2. Pour citer des pages qui m’ont fortement marquée : Une petite fille silencieuse de Sacré, Vrouz de Rouzeau, Quelque chose noir de Roubaud font partie des œuvres analysées non seulement en détail mais aussi intégralement, notamment dans leur construction ou leurs choix formels.
3. Mesures et passages. Une approche énonciative de l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet, éditions Honoré Champion, 2004.
4. Publication Université Provence, 2008.