Pascalle Monnier, “Touché”, 4 grands extraits


Pascalle Monnier publie “Touché” aux éditions P.O.L, un bouleversant dialogue solitaire avec soi-même, écrit comme une liste ou des variations.


Pascalle Monnier, Touché, P.O.L., 2023, 64 p., 13€



Dans une autre vie devenir violoniste et posséder plusieurs Stradivarius (lire les premières pages du livre ici, sur le site de l’éditeur)

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Ne plus entrer dans les églises uniquement pour y allumer des cierge set se bercer de pitié pour soi-même et de complaisance à l’égard de son malheur
Ne plus être fétichiste, conservateur maniaque de son musée privé.
Améliorer son anglais et reprendre l’étude de l’allemand.
Ne plus prétendre que l’on sait un peu de grec.
Ne plus se vanter de ne rien comprendre à Joyce et de ne jamais avoir lu une ligne de Mallarmé.
Se mettre au travail sans ambition et sans culpabilité.
Écouter de la musique mais ne pas se dissoudre dans l’écoute de la musique.
S’inspirer de tous et de personne.
Ne plus s’obliger à faire la conversation avec les chauffeurs de taxi.
Abandonner toutes ses manies.
Se défaire de ses superstitions.
(p. 11)

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Ne pas espérer un autre monde, mais un monde autre. Ne pas céder à la tentation de classer immédiatement cette résolution, avec grincements de dents et sourires goguenards de rigueur, dans la rubrique des vœux pieux.
Ne céder ni à la résignation ni à l’exaltation.
Ne rien comprendre à la métaphysique. Se replier sur les moralistes.
Assister, dans la léthargie flottante provoqué par un séjour trop prolongé sur son ordinateur, à l’effondrement de l’ordre symbolique qui autrefois tenait le monde.
Imaginer pour soi-même de nouveaux objectifs.
Trouver la voie qui mène à un oui ou à un non.
Résister à la fatigue, épuisement, grande lassitude, sortir du feu roulant du désespoir.
(p. 35)

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Refuser d’enfermer la force de la procréation dans le carcan de la matrice. Ne plus humer ces odeurs de boudoir maternel. Créer un nouvel organe en nous.
Ne plus vouloir le monde et la parenthèse du monde.
Se dérober à la faute comme à l’obéissance.
Recherche l’intelligence du présent. Lever l’illusion descriptive. Transformer la panoplie du sens commun.
Se souvenir que l’écriture a servi durant fort longtemps à faire de la comptabilité et des recensements, autrement dit que l’écriture est ce qui permet de compter, décrire et ne pas oublier.
Traverser les genres, expulser les uns et déplacer les autres.
En finir avec le privilège exorbitant du discursif.
Résoudre ce résidu qui fournit un prétexte à notre vanité.
(59)


Pascalle Monnier, Touché, P.O.L., 2023, 64 p., 13€

Sur le site de l’éditeur
« Se donner des ordres à soi-même, comme Léonard de Vinci. Désobéir aux ordres que l’on se donne à soi-même, contrairement à Léonard de Vinci. Être exemplaire. Être ordinaire. Ne plus être soi-même, devenir ce que l’on rêve d’être. Abandonner toutes ses manies. »
Quelqu’un est réduit, après plusieurs fractures, durant plusieurs mois, à une immobilité forcée. Commence alors la « rééducation » aussi bien physique que morale : comment changer, s’amender, se débarrasser des regrets et des deuils, tenter de retenir ce qui doit l’être et délaisser ce qui peut l’être. Face à la décrépitude physique, il y a la volonté de sauver quelque chose, d’entamer un « régime » général. Ce texte bouleversant est écrit comme une liste, mais aussi comme des suites, des variations (au sens musical du terme). La forme évoque Perec ou les Miroirs médiévaux, elle permet le dialogue solitaire avec soi-même, au plus près du pèlerinage de la pensée (égarement, tâtonnement, repentirs). Une somme d’aveux, de vœux, de résolutions. Les ordres que l’on se donne à soi-même avec le projet, dont on sait la fragilité, la vanité, de construire une version meilleure et plus vertueuse de soi-même.
Le texte est entièrement rédigé à l’infinitif et au neutre. L’infinitif parce que c’est un moyen de dire l’action, le projet, le souhait, sans qu’il y ait de sujet, sans qu’il y ait la moindre détermination de temps. Le neutre : aucune marque de féminin ou de masculin. Ce neutre prolonge le choix des énoncés à l’infinitif. Pas une contrainte décidée, pas davantage un parti pris de gender fluid, mais dans la suite du projet de détachement biographique et psychologique.
Le titre : Touché – à la manière où les Anglais et les Allemands l’utilisent, lorsqu’ils veulent signaler qu’un argument, une parole touche juste, entraîne la conviction. Mais aussi « touché » physiquement, moralement. Quand on essaie de comprendre mieux ce qui vous affecte, vous touche.

Pascalle Monnier est née en 1958 à Bordeaux. Elle a publié Bayart (1995) et Aviso (2004)
tous les deux chez P.O.L.

Mardi 7 mars 2023, Mathieu Amalric lire Pascalle Monnier à la Maison de la Poésie de Paris.