Quitter sa langue natale, écrire en français, 21, Katia Bouchoueva


Poesibao poursuit ici la publication d’une seconde série de contributions à la ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture. …


Erik Desmazieres, Géography Theater, 2007, eau-forte et aquatinte, 195 x 265 mm © 2007, ProLitteris, Zurich (site de référence)

Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ?  L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.

Aujourd’hui,  21ème contribution, celle de Katia Bouchoueva

Retrouver les contributions précédentes, série Asérie B en cours


Dire d’abord que l’argument proposé par Jean-Pascal Dubost, écrit pour introduire cette enquête et donner quelques pistes de réflexion, m’a été très utile pour formuler ces quelques lignes. Je me retrouve totalement ou partiellement dans les citations de Nimrod, Cioran, Kateb Yacine, Samuel Beckett. J’ajouterais, pour compléter le tableau, cet extrait de Guillevic : Les mots, les mots / Ne se laissent pas faire / Comme des catafalques / Et toute langue / Est étrangère.  Reste toutefois le concret de chaque histoire, chaque parcours, qui est à dévoiler, à nommer.

Pour ma part, les origines premières de ma francophonité poétique sont celles-ci. Je suis née à Moscou dans les années 80, dans une famille russophone, qui n’avait que la langue russe dans son quotidien. Quand j’ai 6 ans et demi, nous déménageons dans un quartier qui compte 4 groupes scolaires (tous gratuits et publics) spécialisés en langues étrangères suivantes : espagnol, allemand, anglais, français. Je suis déjà en CP, mais comme nous venons de déménager, je dois choisir maintenant ma nouvelle école. Je n’aime pas beaucoup l’anglais, l’allemand n’enthousiasme pas ma grand-mère, traumatisée par la deuxième guerre mondiale, le groupe scolaire spécialisé en langue française est à 200 mètres de la maison. Ma mère m’amène à l’école « française » où je passe un petit entretien pour évoluer mes compétences en lecture et entends dans le couloir deux grandes filles réviser leurs devoirs de français. La langue plait à mes oreilles ; on décide avec ma mère de choisir cette école pour la suite de mes études. Et c’est parti pour 8h de français par semaine, pendant 10 ans, avec des enseignantes incroyables dont la passion est contagieuse. Je ne suis pas contaminée tout de suite. Les années en primaire sont un peu difficiles, surtout au niveau des conjugaisons, mais ça débloque au collège avec la lecture des nouvelles de Maupassant, la découverte des textes de Baudelaire et de Verlaine, avec notre professeure Irina, russe sur les papiers mais complétement française à l’intérieur. Je l’adore. Un jour Irina nous demande de traduire en russe un poème de Verlaine ; je le fais et cela me donne envie d’en traduire plein d’autres. Je me mets à écrire. Irina n’est plus de ce monde. Je pense souvent à elle comme s’il s’agissait de ma grand-mère, je la remercie pour cette filiation alternative. Je ne connais pas l’histoire d’Irina. Je le regrette. Pourquoi a-t-elle choisi le français ? Je sais juste qu’elle vivait seule, sans enfants, ni mari, mais qu’elle avait une amie. Était-elle lesbienne ? Avait-elle des origines françaises ? Juives ?
S’en suivent : 3 ans d’études à L’Université Pédagogique pour devenir enseignante de français, un court voyage à Avignon pendant la période du festival chez mes premiers amis français, l’immensité de l’aéroport Paris Charles de Gaulle, la beauté de la gare Saint-Roch à Marseille, les montagnes calcaires du Vaucluse, mes premiers textes en français écrits pendant ce voyage, quelques textes en russe publiés ici et là à Moscou, le sentiment que la Russie ira droit dans le mur, mon homosexualité qui commence à se faire ressentir, un plaisir immense à parler cette langue à la fois mienne car côtoyée depuis l’enfance, et étrangère – car apprise. En septembre 2002, je pars pour Grenoble, ville choisie pour son ouverture et sa taille humaine, ville où les loyers sont abordables et où il est possible de conjuguer études, travail à côté et vie sociale. Je pars « pour les études » comme on dit, tout en sachant que je ne reviendrai pas, en me demandant quand même si je serai capable d’écrire directement en français. Voilà quelques touches de ma chronologie personnelle, quelques circonstances de mon départ pour la langue française. Il me paraît important de les dire ici.

En France, je continue encore à écrire un peu en russe, mais au bout de 4/5 ans le français devient un espace psychique majeur. Le russe me quitte et j’accepte cet abandon.
J’intègre le français dans sa dimension vitale et intonative, dans ses recoins un peu humides et glissants. Je cherche une certaine fusion vocale dans mon quotidien, je copie les manies langagières de celles et ceux qui viennent vers moi, travaillent ou habitent avec moi. Je fais mon perroquet. Ma langue française passe du statut de langue étrangère bien apprise à celui de langue de vie – et donc d’écriture.  Je rencontre les slameurs lyonnais et le Syndicat des poètes qui vont mourir un jour. Je lis Charles Pennequin, Mathieu Bénezet, Valérie Rouzeau, Edith Azam, Kateb Yacine… Je travaille avec Laure Gauthier, Grégoire Damon, Frédérick Houdaer, Fabienne Swiatly et Pierre Soletti. Personne ne trouve étrange le fait que j’écris en français. Ça me rassure. La langue russe reste là, mais je ne l’écris pas. En revanche, je la lis beaucoup : Harms, Aïzenberg, Stepanova, Swarovski, Fanaïlova… Ce sont mes fonds marins, d’où me remontent de temps en temps une tonalité, un mouvement, un geste, une unité rythmique, pour se cacher quelque part dans mon français. Inversement, de mon français y tombent des minuscules « espions » auditifs. Pour écouter quoi ? J’ai l’impression de pouvoir faire quelque chose avec la langue française que je ne ferais jamais avec la langue russe. Quoi exactement ?

Katia Bouchoueva
Octobre 2022

Née à Moscou, elle a publié en russe dans plusieurs revues littéraires, et publie des livres aux éditions La Rumeur Libre, La Passe du Vent et Color Gang,