Quitter sa langue natale, écrire en français, 17, Elke de Rijcke


Poesibao entreprend ici la publication d’une seconde série de contributions à cette ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture.


Erik Desmazieres, Géography Theater, 2007, eau-forte et aquatinte, 195 x 265 mm © 2007, ProLitteris, Zurich (site de référence)

Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ?  L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.

Aujourd’hui,  17ème contribution, celle de Elke de Rijcke


Mes langues natales : Écrire entre deux langues

Je ne pense pas qu’écrire dans une autre langue que ma langue maternelle (le néerlandais) ait été un réel choix. Dès le très jeune âge nous sommes traversés par des contextes familiaux, socio-culturels, intellectuels et géographiques qui nous dépassent largement et qui, bien avant que nous choisissions, tracent à notre insu des préférences en nous qui déterminent notre avenir. J’ai grandi dans la ville historique de Gand où le français était une langue plus que minoritaire, parlée et défendue par quelques familles aristocratiques et bourgeoises au sein d’un contexte néerlandophone. Appartenant au groupe majoritaire néerlandophone, ce furent mes contacts, mes amitiés et l’orientation très francophile de ma mère qui ont été décisifs dans l’éveil de ma sensibilité pour le français, cette langue étrangère qui faisait partie de ma ville.
J’ai été séduite très tôt, et je le suis toujours, par la beauté et la particularité de la langue française, au point de vouloir m’inscrire en elle. Mais la décision d’écrire en français n’est venue que plus tard, dans ma trentaine et dans le prolongement de mes études. Avant, j’avais une activité de critique d’art et de littérature en néerlandais. Plus tard, quand j’ai déménagé à Bruxelles, ma ville d’adoption plurilingue, je me suis à plusieurs reprises repenchée sur cette décision. Pourquoi donc continuer à écrire en français ? Car je n’avais jamais voulu fuir ma langue natale, restée très vivante (1) en moi, mais plutôt, me semble-t-il, lui lancer un défi. Challenge que je lance aujourd’hui en direction opposée puisque, tout en poursuivant mon écriture en français, je travaille en parallèle à un livre de poésie en néerlandais (2).

Mais revenons à ma décision d’écrire en français, opérée il y a plus de 20 ans déjà et qui sera, sans doute, poursuivie jusqu’à ma mort. Ce choix est complexe et, pour autant que je le comprends, une façon de me transférer vers un terrain autre où je peux m’investir de manière innovatrice, libérée des contraintes imposées par ma langue maternelle, le néerlandais. C’est une dimension de vie linguistico-culturelle que je me suis créée et qui m’a permis d’enrichir mon univers, de le doubler d’un autre lexique et d’une tout autre syntaxe, de déclinaisons de style inexistants dans ma langue maternelle, de fondements culturels et philosophiques complémentaires. Cette dimension de vie imaginaire et réelle a été l’instigatrice de toutes mes métamorphoses, émancipations et constructions identitaires hybrides qui n’auraient jamais pu être aussi fertiles dans ma langue maternelle.
Certes, se métamorphoser, s’émanciper ou se construire identitairement sont des enjeux au cœur du travail d’un écrivain. Mais écrire dans une langue étrangère double cet enjeu : on opère sur double fond et double batterie puisqu’on explore les particularités de la langue maternelle (3) sur le terrain même de la langue ‘étrangère’, forgeant une langue étrangère à l’intérieur de la langue étrangère (4). On s’inscrit sur un terrain de dédoublements, de dérive, de mise en abyme et d’accentuation d’une langue sur fond d’une autre. Une accentuation d’ailleurs approfondie et renforcée par ma pratique de la traduction (5) qui a eu une incidence radicale sur mon français et mon néerlandais. Mes deux langues en ont été profondément affectées linguistiquement, cognitivement, sensoriellement et émotionnellement puisque sans cesse irriguées par l’autre, au point de devenir des organismes mutants (6).
Dans ce contexte particulier, je dois me poser la question de savoir quelle est vraiment ma langue natale et ma langue adoptée (étrangère). Et aussi : qu’est-ce qu’en réalité une langue natale ? Le français est certes ma langue natale écrite, alors que le néerlandais est sans doute ma langue natale orale. Il y a une scission croisée au sein de mon rapport à la langue natale. Ou posé différemment, je dispose de deux langues natales, deux langues où je peux naître, mourir et renaître. De plus, mon rapport au natal est fluctuant et dépendant de mes pratiques. Et de façon plus globale, mon rapport à la langue est devenu hybride, de sorte que les termes de langue natale, maternelle et étrangère le sont devenus tout autant (7). Cette hybridité a attisé d’ailleurs progressivement mon intérêt pour tout ce qui touche au double, à la gémellité, au multiple, au fractionnement et à la brisure.
Et c’est sans doute cette situation qui mène à mon exil : à une sorte de ‘séparation’, un isolement dans mon propre pays où je suis une inclassable (8), relevant d’aucune communauté linguistique puisque reconnue ni comme écrivain néerlandophone (car m’exprimant dans une autre langue, le français) ni comme écrivain francophone belge (car auteure d’origine néerlandophone ayant ancré dès le début son écriture en France ou chez des éditeurs belges eux-mêmes inclassables). Et depuis la France, je suis perçue comme une auteure étrangère. Cette situation montre que la question de la langue reste très attachée à celle du territoire. Et davantage dans des pays plurilingues comme la Belgique où chaque ‘communauté’ (9) s’approprie sa langue et sa culture. D’où mon choix de vivre à Bruxelles où différentes communautés (10) co-existent, situation qui atténue la problématique linguistico-territoriale.

Bref, quitter comme écrivain ma langue natale première (le néerlandais) et écrire dans une langue natale seconde (le français) a ‘densifié’ voire ‘extrémisé’ mon rapport à la langue (11). Mais je n’y vois que du bonheur finalement. Mon choix m’a permis de me construire sur un terrain autre mais proche ‘où les choses deviennent mieux elles-mêmes’ (12), où j’ai pu créer une langue protéiforme ‘plus-qu’outil’ (13), où ― chose essentielle ― je peux me provoquer un rapt, un saut au sein duquel me laisser ravir (‘prends-moi sous tes yeux’ ‘où tremper [m]es songes’)(14). Et dans ce ravissement, produire la déroute dont j’ai besoin pour construire une langue hétérotopique qui vire vers la dystopie.

Elke de Rijcke

1 Contrairement au contexte décrit par Océan Vuong dans Un Bref instant de splendeur (2020) où l’auteur est pris douloureusement entre sa langue maternelle (le vietnamien atrophié) et sa langue étrangère (l’américain adopté).
2 Au titre provisoire de Paradisiaca. Ce livre sera ensuite traduit par moi-même vers le français. Il existera donc en version bilingue.
3 Dans Un Bref instant de splendeur, Vuong renvoie à Barthes pour qui ‘l’écrivain est quelqu’un qui joue avec le corps de sa mère (pour le glorifier, l’embellir)’. Cette phrase m’a frappée, je n’avais pas encore pensé l’écriture par ce biais-là. Me serais-je donc lancée à mon insu à jouer (rejouer, contre-jouer, déjouer) le corps de ma mère dans une langue étrangère ? Que pourrait être la portée de la phrase de Barthes en dehors de la perspective œdipienne où il était (sans doute) piégé ? Est-ce que, examinée par ce biais, mon écriture en français pourrait-elle (en partie) être comprise comme un jeu avec le corps de ma mère (et de mon père), non pas pour les embellir, mais pour me permettre de me contre-construire/construire mon idiome ailleurs.
4 Des écrivains bi- ou plurilingues (le plus souvent poètes et innovateurs du langage) comme Ghérasim Luca, Paul Celan ou André du Bouchet ont exploré activement cette problématique dans leurs œuvres. Problématique abordée théoriquement par certains philosophes (Deleuze) et théoriciens de la traduction (Berman, L’Épreuve de l’étranger, 1995). Problématique que j’ai commentée il y a quelques années dans « Écriture et Traduction » (Elke de Rijcke, L’Expérience poétique dans l’œuvre d’André du Bouchet, La Lettre Volée, 2013).
5 Traduction de poésie néerlandaise vers le français.
6 Contre la possible sclérose linguistique qui advient quand on se tient trop longtemps dans une seule langue (Cioran).
7 Récemment, le Kaaitheater et Passa Porta (Maison internationale des Littératures) à Bruxelles ont commencé une série de séances autour des ‘Merveilles du multilinguisme : La langue maternelle : qu’y a-t-il dans un nom ?’. Pour pas mal de personnes à Bruxelles, parler plusieurs langues ou vivre parmi plusieurs langues, modifie la compréhension des notions de langue maternelle et étrangère. Dans Beyond the Mother Tongue : The Postmonolingual Condition (2012), Yasemin Yildiz écrit que le paradigme monolingue ne correspond plus à la réalité d’un nombre croissant de locuteurs urbains, davantage concernés par le paradigme multilingue où des agrégats de la langue ‘maternelle’ (familiaux, émotionnels, linguistiques, socio-culturels, identitaires, etc.) se répartissent sur plusieurs langues.
8 Inclassabilité et multilinguisme revendiquée par la poète Nisrine Mbarki dans son recueil Oeverloos (Dérive sans fin) aux éds. Pluim (2022,) où le paradigme monolingue n’est plus valable puisque son écriture s’y développe en néerlandais, français, arabe et tamazight, sans traduction. Son poème ‘Tong’ (‘Langue’) est disponible sur le site de www.passaporta.be  en français et anglais.
9 La Belgique connaît 3 communautés (française, flamande et germanophone) et 3 régions (Wallonie, Flandre, Bruxelles-Capitale) dont la définition et la délimitation géographique ne coïncident pas.
10 À côté des communautés flamande et française, Bruxelles regroupe de larges communautés arabes, anglaises, italiennes, espagnoles, africaines, slaves, asiatiques etc…
11 Problématique qu’aborde Laure Gauthier dans ‘Publier sa poésie, pourquoi ?’, Disputaison 10, Poezibao, août 2022.
12 Cf. Virginie Gautier dans ‘Publier sa poésie, pourquoi ?’, Disputaison 5, Poezibao, août 2022.
13 Cf. Sophie Loizeau dans ‘Publier sa poésie, pourquoi ?’, Disputaison 8, Poezibao, août 2022.
14 Cf. Caroline Sagot-Duvauroux dans ‘Publier sa poésie, pourquoi ?’, Disputaison 3, Poezibao, juillet 2022.



Elke de Rijcke vit à Bruxelles. Écrivain, traductrice de poésie, performeur, micro-curatrice, elle a publié plusieurs ouvrages de poésie aux éditions L’Étrangère, Le Cormier, Tarabuste et Lanskine.