Publication de la correspondance (1977-2001) entre André du Bouchet et Jean-Michel Reynard, ‘Regards de l’indifférencié’, Éditions Le Bruit du temps.
Pour ces ‘notes sur la création’, Poesibao a choisi un extrait d’une lettre de Jean-Michel Reynard, à André du Bouchet.
Jean-Michel Reynard à André du Bouchet
[Sur l’enveloppe : Paris Odéon 11-10-88 12h00]
Paris, le 10-10-88
J’avais naturellement acheté, sitôt vu, Cher André, en vitrine, votre livre*, et votre aimable envoi est l’occasion d’une nouvelle relecture. Au risque de me répéter, je mesure, ici comme en d’autres, combien Peinture, décidément, aura marqué un seuil de gravité, de pénétration, un tournant dans la langue interrogée et parlée, désormais, depuis le point d’épaisseur qui vous y localisant vous y porte — et votre lecteur — au bord d’un vacillement de l’identité, devenu votre lieu, là où peu — même s’il semble qu’ils soient un peu plus nombreux, ce dont je me réjouis — se risqueront à vous suivre. Langue-monde, avec, comme encart, ce je à la limite d’annexion par une grammaire capable, à présent, d’être à elle-même son propre interlocuteur. Langue-peinture, langue à forme d’homme, à charge d’homme, sinon d’âme, dans et à travers les ‘escarpements’ de cette épaisseur vivante qui s’appelle — monde identitaire André du Bouchet. Ce qui parvient à se dire là et que je sais bien sûr être vous-même, et n’être que cela, demeure tout de même ce qui se retire, ici, pour chacun, dans ce qui le franchit des choses, la langue — sa langue — sans parler. C’est cela qu’il vous faut — aura fallu — dire, ce là où nul tutoiement ne vous assure plus de l’autre à débattre, à démêler, dans ce qui, de vous, en procède ou dépend : cela, qu’il faut dire pour que langue, simplement, soit — que vous-même, simplement, soyez.
* André du Bouchet, Une tache, Fata Morgana, Saint-Clément-de-Rivière, 1988, 80 p.
André du Bouchet / Jean-Michel Reynard, Regard de l’indifférencié, Correspondance 1977-2001, préface de Corinne Blanchaud et Gilles du Bouchet, postface de Clément Layet, Le Bruit du Temps, 2023, 272 p., 24€, p. 130. En librairie le 3 février 2023
C’est en 1976 que Jean-Michel Reynard, recommandé par Jacques Dupin, rend visite pour la première fois au poète André du Bouchet, de vingt-six ans son aîné. S’ensuit, dès le printemps 1977, une conversation épistolaire intense, qui ne prend fin qu’avec la mort de du Bouchet, une vingtaine d’années plus tard. C’est Reynard qui en fixe les règles : il veut confier au poète ‘une réflexion qui persiste’, réflexion qu’il mènera presque seul jusqu’à son terme, du Bouchet n’intervenant que lorsqu’il pense pouvoir apporter une précision ou développer les impressions qu’on lui prête. L’enquête exigeante de Reynard, à mi-chemin de la littérature et de la philosophie, est à la fois d’un lecteur, qui connaît sa puissance de critique, et d’un écrivain à ses débuts, qui cherche sa voix à travers une autre : tout ‘supplétif’ de du Bouchet qu’il se sent, il se fraye néanmoins, peu à peu, un chemin vers une ‘langue juste’. Et cependant le plaisir que son correspondant manifeste aux échanges aura dépassé le simple fait d’être bien lu. Comme l’explique Clément Layet, Reynard vient pallier l’impossibilité d’André du Bouchet de faire retour sur ce qu’il a écrit : ‘Pour ce qui est d’une difficulté à revenir sur ses traces, je la ressens moi-même comme absolue.’ D’où le ‘sérieux coup d’oxygène’ quand il découvre les commentaires de Reynard ‘Rien de ce qui n’aura pas été tout à fait dit ne vous échappe, et avec quelle précision vous savez localiser à un degré de conscience qu’il ne m’est jamais donné d’atteindre, ce que je ne cesse d’entrevoir de façon désordonnée ou confuse’ (18 décembre 1984). À aucun moment l’un des épistoliers ne se livre à des confidences susceptibles de remettre en cause le parti-pris esthétique d’André du Bouchet qui s’est toujours efforcé d’effacer dans ses livres tout repère biographique. Les rares allusions intimes auxquelles les deux amis s’abandonnent sont aussitôt transposées sur un plan impersonnel, celui des grandes questions sur le langage et les rapports mystérieux qu’un poète entretient avec la peinture.
Jean-Michel Reynard est né en 1950 à Paris. Titulaire d’un diplôme de philosophie, il devient correcteur auprès de maisons d’éditions puis au Journal officiel où il restera jusqu’à son décès. Un séjour à Abidjan, où il enseigne de 1978 à 1980, le conduit à développer son activité d’écriture, qu’il n’interrompra plus, même lors de ses nombreux voyages vers l’Asie. Il publie dans les revues Argile, L’Ire des vents, la Revue de Belles-Lettres, Poésie 89. Son premier recueil Maint corps des chambres, avec des gravures de Pierre Alechinsky (Maeght, 1979) marque le début d’une série de livres avec des artistes : Todtnauberg, par Truinas avec des gravures de Miklos Bokor (T. Bouchard, 1979), Nature et mortes avec des gouaches de Jean Capdeville (Ryôan-ji, 1987), Fredaine avec un monotype de Gilles du Bouchet (Deyrolle, 1993). En 1994, Fourbis édite son ouvrage L’Interdit de langue : solitudes d’André du Bouchet. Il décède prématurément en novembre 2003, laissant derrière lui une importante partie de son œuvre dont les manuscrits de L’Eau des fleurs et Sans sujet, qui seront publiés en 2005 et 2008, aux éditions Lignes.Il a également publié Le Détriment et Poème d’amour de la raison close aux éditions Fourbis.