« Poésie chinoise. Une anthologie », lu par Pascal Dethurens. [Notes de lecture]


Pascal Dethurens feuillette ici une exceptionnelle anthologie illustrée de poésie chinoise, allant du XIe siècle
av. J.- C. au XIIIème siècle.


Difficile de trouver les mots justes quand on tient entre ses mains un volume d’une beauté pareille. Tout habillé d’une soie aussi douce à caresser qu’à admirer, il fait montre d’un raffinement qu’on ne trouve qu’aux plus hautes réalisations des livres d’art. Les éditions Citadelles & Mazenod sont depuis toujours synonymes d’élégance et d’exigence ; avec cet ouvrage elles atteignent la perfection.

L’anthologie établie et présentée par Christine Kontler, ancienne élève de François Cheng et spécialiste des religions et des arts de la Chine, réunit plus de 150 poèmes et près de 300 illustrations. A ce niveau-là d’érudition, le livre tient moins du florilège que de l’épopée, et d’une épopée qui se confond, rien de moins, avec une histoire de la beauté. Comment rendre sensible à un lectorat français, même un tant soit peu familier de la poésie et de la peinture chinoises, une variété aussi impressionnante de textes et d’images, toutes œuvres choisies avec le plus grand soin ? Il y faut une science hors du commun et, plus admirable encore, une véritable passion, de celles qui nourrissent une vie entière.

Vingt-cinq siècles de poésie nous sont ainsi offerts, des origines à la dynastie Sui (du XIe siècle av. J.-C. au VIe siècle apr. J.-C.), puis sous les dynasties Sui et Tang (du VIe au Xe siècle), et des Cinq Dynasties à la dynastie Song (du XIe au XIIIe siècle). L’équivalent dans la poésie occidentale, mutatis mutandis, couvrirait une histoire qui irait d’Hésiode à Dante… on reste songeur face à une telle abondance. Et devant une telle richesse de genres : des élégies voisinent avec des chants, des poèmes champêtres avec des textes plus méditatifs. Tous disent la splendeur du monde, la tristesse de la perte, la légèreté des jours, l’immuabilité de la nature, la sagesse et la folie des hommes, l’art de la danse, la beauté des visages, l’impermanence de l’existence, l’alternance des saisons, la chaleur de l’amitié… on n’en finirait pas d’énumérer les thèmes de ces poèmes égrenés au long du livre.
On peut préférer à tout, dans cet ensemble si profus, la sobriété des sentiments exprimés par les plus grands poètes. Telle cette strophe de « La lune luit à son lever », tout en retenue et parfaite de justesse :

« La lune luit à son lever.
Charmante dame au beau visage
Dont la démarche nonchalante
Etreint mon cœur d’accablement ».

Ce qu’il y a à dire de la vie, se demande un autre poète, beaucoup de choses sans doute, trop peut-être, mieux vaut alors en dire le moins possible, pour aller vers le point essentiel :

« Je cueille des chrysanthèmes sous la haie de l’est,
Je contemple paisiblement la montagne du sud.
Le soir, l’air des cimes est doux,
Un à un les oiseaux y retournent.
Là est la vie véritable,
Ineffable ».

S’approcher du bonheur, apprend-on ailleurs, rien de plus difficile, et rien de plus subtil aussi à dire. Qu’il suffise donc de conter ce qui s’est passé, suivant le titre d’un poème, « Chez un vieil ami » :

« Mon vieil ami m’invite dans sa campagne
Où sont déjà préparés poulets et millets.
La table est mise devant la cour ouverte :
Coupe à la main, on cause mûriers et chanvres ».

Assurément, nous disent ces poèmes pleins de sagesse, les hommes sont nés pour la guerre, le temps emporte tout, les saisons se succèdent trop vite. Puisque l’on ne peut rien contre cela, autant faire la paix avec l’irrémédiable :

« Pays brisé — fleuves et monts demeurent ;
Ville au printemps — arbres et plantes foisonnent.
Temps de malheur — arrache aux fleurs des larmes ;
Aux séparés — oiseau libre brise le cœur.
Flammes de guerre — font rage depuis trois mois […].
Rongés d’exil — mes cheveux blancs se font rares,
Bientôt l’épingle — ne les retiendra plus ».

De souffrance, de cruauté même, le monde n’est jamais à court, nous rappelle encore un autre poème, « A l’approche du supplice », qui est la dernière parole d’un condamné. L’angoisse de la mort prochaine laisse place à une ultime interrogation, qui est faite de toute la peur et de toute l’espérance humaine :

« Les tambours dans les rues
Pressent les passants qui se hâtent ;
Le soleil infléchi vers l’ouest
S’apprête à décliner.
Aux sources jaunes
Il n’y a point d’auberge.
Cette nuit chez qui coucherai-je ? »

Et ainsi se suivent, à travers de subtiles modulations, d’une jeune femme à un vieillard, d’une montagne à un fleuve, d’un printemps à un hiver, les mille visages de la condition humaine. Visages de mots qu’accompagnent, pour chaque poème, autant de peintures toutes soigneusement mises au regard des textes et qui, plus que de leur servir d’illustrations, les soutiennent et les prolongent. Des simples esquisses de quelques centimètres aux rouleaux de plusieurs mètres, c’est toute la galerie de la peinture chinoise que nous permet de parcourir cette anthologie. De merveilleux paysages s’avancent ainsi vers nous, tels un pavillon sous lequel deux amis devisent au bord d’un fleuve, un ermitage où se tient caché un sage au fond d’une montagne, un ciel lointain qui s’offre, pareil à une invitation à gravir les nuages.
Jamais d’excès dans ces poèmes ni dans ces peintures. Ce à quoi l’on y aspire ce n’est ni à la gloire, ni à la richesse, ni à l’immortalité, ces songes trop durs, mais à la pureté du cœur. Aucune couleur trop forte ne vient perturber le calme parfait de ces pages tout en douceur. Aucun mot trop haut ne vient quitter la terre pour aller au-delà d’elle. Ici des monts turquoise se fondent dans un ciel bronze, là des papillons mauves volent dans un air d’or. De la peine alors, une déploration sans fin ? Pas du tout. De la retenue, mais pour mieux jouir de l’instant, et sourire, finalement, de ce qui peut arriver à chacun :

« Te souviens-tu de ce clair soir
Près du pavillon sur l’eau
Où l’on faisait halte ?
Après le vin, on ne savait plus le chemin de retour.
Le plaisir épuisé
Rentrant en barque,
On s’égara au milieu des lotus…
‘—Rame ! Mais rame encore !’
Surpris de toute la rive,
Une bande de hérons s’envola ! »

Pascal Dethurens

Poésie Chinoise, une anthologie, 150 poèmes et 300 œuvres, réunie et présentée par Christine Kontler, 352 p., Citadelles & Mazenod, 2024, 199€