Marc Wetzel a préparé pour Poesibao ce second numéro Hors-série qui est entièrement consacré à l’écrivain Bruno Krebs.
Sommaire :
Sommaire
André Comte-Sponville, « Pour Bruno Krebs »
Bruno Krebs, « Antoine Emaz »
Bruno Krebs, « Tonnerres de Bresk », lu par Marc Wetzel
Bruno Krebs, « Tonnerres de Bresk », extraits
Bruno Krebs, « Maréchal Gori-Gorang »
Entretien Claude Birman / Bruno Krebs
Les textes de ce hors-série sont ici montés à la suite, mais on peut également en télécharger le PDF, en cliquant sur ce lien.
André Comte-Sponville, « Pour Bruno Krebs »
J’ai deux raisons de m’intéresser à l’œuvre de Bruno Krebs : l’amitié et l’admiration. Mais l’admiration est venue d’abord.
Il n’avait pas encore dix-huit ans, j’avais quelques mois de plus : nous fîmes connaissance en septembre 1970, dans une classe d’hypokhâgne, au lycée Louis-le-Grand. Lui boudeur, rageur, comme surpris et mécontent d’être là, parmi ces bons élèves laborieux et trop sages. Moi bien content, au contraire, d’y être, comme enfin sur la bonne voie ! Nous étions parfois voisins de table. Je n’ai pas souvenir qu’il ait jamais pris la moindre note. Mais il écrivait tous les jours. Je lisais par-dessus son épaule, ou attendais qu’il me passât la feuille qu’il venait de noircir… C’étaient de petits textes en prose, souvent des récits de rêve, simplement jetés là, au fil de la plume ou de l’inspiration, mais tellement beaux, tellement libres, tellement singuliers, que j’en étais à la fois émerveillé et envieux. Il me faisait penser à Rimbaud, par la facilité lumineuse, par la prose absolument juste, par l’imagination visionnaire et lucide, enfin par ce mélange de vivacité et de légèreté que j’admirais d’autant plus que je m’en savais incapable ! Il était de très loin, en littérature, le plus doué de nous tous. Il avait l’oreille absolue, comme certains musiciens, l’œil absolu, comme certains peintres (c’est encore vrai aujourd’hui : il voit ce que le commun des mortels ne voit pas), avec en plus cette grâce qui n’est qu’à lui, comme une élégance enjouée, légèrement ironique ou altière, d’autant plus séduisante qu’elle semblait plus simple et plus naturelle, « sans rien qui pèse ou qui pose » (pas étonnant que Verlaine ait aimé Rimbaud : il aurait aimé Krebs !), sans recherche, sans grandiloquence, sans affectation. Il était déjà écrivain, jusqu’au bout des ongles, mais tout autre chose qu’un faiseur ou qu’un styliste. Si ce qu’il écrivait nous touchait (car nous étions au moins trois, dans la classe, à le lire et à l’admirer : Claude Birman, Marc Wetzel et moi), ce n’était pas seulement par le brio somptueux de l’improvisation ; c’était aussi, et peut-être surtout, parce que chacun de ses textes disait quelque chose de vrai sur le réel, quand bien même ce réel, en l’occurrence, était le plus souvent, j’y reviendrai, imaginaire ou onirique. Celui-là n’écrivait pas pour faire joli, ni pour faire semblant.
Il ne se souciait pas non plus des bonnes manières. Nos professeurs, qu’il méprisait, lui en voulaient de le laisser paraître. En français, il ne consentit qu’une seule fois à rendre une dissertation. Il obtint la meilleure note, d’assez loin. Le prof, manifestement mécontent mais honnête, rendant sa copie, lui dit d’un ton rogue : « Monsieur, vous avez du talent. » Bruno se lève alors, donne un coup de poing dans une vitre, qui se brise, et sort de la classe.
Je dis les choses comme elles se sont passées. Je ne m’étonne pas, y repensant, que nous n’ayons guère été amis, à cette époque. On voit qu’il était plus étonnant que facile, plus attirant qu’agréable, plutôt fascinant que sympathique, avec un brin de folie peut-être qui n’était pas feint et me poussait à garder mes distances. Puis j’étais trop pris par la politique, ces années-là, pour que mes engagements ne fassent pas, entre nous, une espèce d’obstacle. Il manquait de simplicité ; moi de subtilité peut-être. Je le trouvais prétentieux. Il devait me trouver naïf, dogmatique, raisonneur. Puis il ne jurait que par la littérature, qui m’intéressait de moins en moins, quand je me jetais de plus en plus dans la philosophie, à laquelle il ne croyait guère… Notre amitié, improbable et cahotante, ne commencera vraiment que plusieurs années plus tard. C’est un autre sujet, qu’il n’est pas question d’évoquer ici.
Pardon de commencer par ces souvenirs d’écolier. Ce que je voulais rendre perceptible, c’est que rien, lorsque nous étions en hypokhâgne, ne pouvait laisser prévoir que j’aurais un jour à présenter Krebs, comme j’essaie, dans ces quelques pages, de le faire : il était appelé, pensions-nous, à être beaucoup plus célèbre que je ne le serais jamais, au point peut-être, s’il y consentait, d’avoir un jour, lui, à me présenter… Or c’est l’inverse qui se produit aujourd’hui. Ce paradoxe, ou cette surprise rétrospective, doit beaucoup à son genre d’écriture, à ses objets de prédilection, enfin au choix qu’il fit de ne jamais sacrifier rien à quelque succès éditorial ou médiatique que ce soit, voire au simple désir, si répandu et si légitime, d’être lu. Il m’arrive de le regretter, pour le public comme pour Bruno, tant son œuvre, quoique célébrée par quelques-uns, n’a pas le succès qu’elle mérite. Raison de plus pour en dire quelques mots, modestement, à l’usage de ceux qui ne le connaissent pas.
Bruno Krebs est né en 1953, au manoir du Poulguin, dans le Finistère sud, « entre Pont-Aven et Port Manec’h ». Son père, Xavier Krebs, était artiste peintre ; sa mère, comédienne et dramaturge (d’origine arménienne, et née Reine Bartew, elle est plus connue sous son nom de scène, Reine Bartève). Enfance en Bretagne, donc (dont un an au sanatorium de Roscoff, suite à une tuberculose osseuse), puis études à Paris, aux lycées Voltaire puis Louis-le-Grand, avant une maîtrise d’anglais à l’Institut Charles V (université Paris VII). Adulte, il exerce différents métiers : il enseigne l’anglais (en Angleterre !), organise des concerts et des tournées d’orchestre (en France et en Europe), traduit des livres de mer ou de montagne, des guides touristiques et des romans d’aventure… Ce n’étaient que des gagne-pains, qui lui permirent de préserver sa totale liberté d’écrivain tout en assumant ses responsabilités familiales (il est père de deux enfants). En 1997, il s’installe en Touraine. Depuis 2008, il vit dans un prieuré cistercien, dans le haut Poitou, « entre chevaux et forêt ».
Mais ce sont ses livres, bien sûr, qui importent. En 1971, donc à l’âge de 18 ans, il entreprend la rédaction du Voyage en barque, qu’il ne cessera de poursuivre : une œuvre considérable – trois ou quatre mille récits brefs –, partiellement inédite, mais dont d’importants fragments ont été régulièrement publiés, soit en revues, soit sous forme de recueils. Parmi ses différents livres, citons Raison perdue, récits (Deyrolle éditeur, 1996), deux romans, Tom-Fly, le pirate et L’émissaire (Climats, 1996 et 1997), que suivront plusieurs volumes de récits, le plus souvent publiés chez Gallimard, dans la collection « L’Arpenteur » : Dans la nuit des chevaux (2003), La mer du Japon (2004), Chute libre (2005), La Traversée nue (2008), Sans rive (2010) … À quoi il faut ajouter un magnifique portrait littéraire et musical de Bill Evans (Bill Evans live, L’Arpenteur), et deux livres plus récents, l’un et l’autre illustrés par des artistes : L’Île Blanche, avec des gravures de Monique Tello, et Dans les prairies d’asphodèles, avec des encres de Christine Guinamand (L’Atelier contemporain, 2015 et 2017).
On voit que l’œuvre est abondante. Sa qualité, qui est rare, fut régulièrement saluée par la critique, par exemple par Patrick Kechichian, dans Le Monde des Livres, en 2003 : « Il est temps d’accorder à Bruno Krebs la plus grande et admirative attention. » Oui. Mais on pourrait dire la même chose vingt ans plus tard, et c’est tout le problème. Le public n’a pas suivi, ou pas encore. Pourquoi ?
Sans doute parce qu’il n’y a, dans les textes de Krebs, rien de racoleur, rien qui soit écrit pour plaire, séduire ou vendre. Mais sans doute aussi parce qu’il s’agit le plus souvent de courts récits ou fragments (on dit toujours que la nouvelle est un genre littéraire qui, en France, se vend mal – alors les fragments !). Enfin, et c’est à mon avis l’explication principale, parce que ces textes furent longtemps et principalement des récits de rêve, certes merveilleusement écrits, mais sans doute plus admirables que prenants. Qui s’intéresse vraiment aux rêves d’autrui ? Et qui aime assez la littérature pour se passer du réel, fût-il fictif, qu’on nous présente dans les romans traditionnels, avec leur grosse et séduisante artillerie (une histoire continue et crédible, des personnages, des sentiments, des aventures, du suspens) ? Chez Krebs, rien de tel, du moins dans son entreprise la plus ancienne et la plus constante – Le Voyage en barque. Qu’y trouve-t-on ? Des récits plutôt qu’une histoire. Des rêves plutôt qu’une fiction. Des silhouettes évanescentes plutôt que des personnages. Une errance, toujours recommencée, plutôt qu’un dénouement. De la poésie plutôt que de la psychologie. Du fantasmatique plutôt que du réel. On pense à Shakespeare : « Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les songes… » Mais y a-t-il des lecteurs pour cela, sans le secours de la scène ou du roman ?
À cause de cette dimension onirique, on a parlé, à propos de Krebs, d’un « post-surréalisme » – ce qu’il conteste résolument. Il s’en explique dans un entretien publié dans Le Matricule des Anges, en mai 2009 :
« – Le rêve occupe une place majeure dans vos écrits, ce qui fait que l’on a pu parler de post-surréalisme à votre propos. Comment vous situez-vous par rapport à ça ?
– Je ne suis pas du tout d’accord ! S’il y a des filiations, c’est Kafka, Melville, Stevenson, Conrad, Céline, Dickens… Rimbaud aussi, mais ça n’a rien de surréaliste ou post-surréaliste ! Je ne suis pas surréaliste – tout ce qu’on dit sur la frontière entre le rêve et la réalité ne m’intéresse pas du tout. »
Et dans un autre entretien (avec Marc Wetzel, dans la revue Souffles), il constate :
« Dans l’esprit de tout lecteur, rien de plus assommant, ni de moins sérieux, qu’un “récit de rêve”. Dans la mesure où ça ne “sonne” pas vrai, le lecteur décroche très vite – et je le comprends parfaitement. En fait, je n’écris pas de “récits de rêve”. Je fais de la littérature, ni plus, ni moins, puisant simplement dans le matériau qui nourrit le mieux mon imaginaire. »
Cela nous amène au fond. Je fais partie de ceux qui « décrochent », parfois ou souvent, et qui regrettent qu’un talent aussi exceptionnel se consacre surtout à des récits de rêve (qui n’en sont pas tout à fait, me semble-t-il, disons à de « vrais-faux-récits de vrais-faux-rêves »), plutôt que de se coltiner – que ce soit par le biais du roman, de la poésie ou de l’autobiographie – avec la vie réelle et diurne, ou plutôt (car les rêves font partie du réel) avec la vie éveillée et lucide, celle que les rêves éclairent (Nerval l’a dit avant Freud) mais dont ils ne sauraient tenir lieu…
Il est vrai que nous n’avons pas, Bruno et moi, les mêmes goûts (je préfère Baudelaire à Rimbaud, Tchékhov à Melville, Proust à Kafka…). Mais c’est son goût à lui qui importe ici, pas le mien, et son talent d’écrivain plutôt que mes limites de lecteur… C’est ce même talent qu’on retrouve dans ses deux derniers livres, aussi monumentaux que déroutants, aussi massifs qu’éruptifs, comme des volcans de mots et d’affects : Styx (L’Atelier contemporain, 2021) et Tonnerres de Bresk (L’Atelier contemporain, 2025), qui se présentent comme des romans et prennent en effet la forme d’un récit continu. La prose y reste impressionnante de force, de vivacité, d’originalité, mais cette fois au long cours et sans rompre pour autant avec le rêve, fût-il éveillé : visions, sensations, souvenirs ou dialogues y gardent – malgré le réalisme, parfois cru – quelque chose de chimérique ou d’onirique, comme si le réel n’était plus qu’un cas particulier de l’imaginaire qui le contient, le déborde, le digère, au point que la distinction du vrai et du fictif cesse d’y être opératoire. Pas étonnant que je m’y sente quelque peu perdu, tant cette distinction m’est au contraire essentielle ! Lui, en vrai romancier, semble ne croire qu’au réel qu’il recrée, et avec quelle puissance, quelle surabondance, quelle intensité ! C’est comme un monde paroxystique, où je ne reconnais pas tout à fait le mien, ni le nôtre. Mais je n’en demeure pas moins sensible au vécu malgré tout qui s’y cherche et s’y donne à voir : celui d’un écrivain surdoué, qui écrit la vie qu’il s’invente (« j’écris ma vie », dit-il), comme dans une autofiction redoublée, en donnant vie à ses songes. C’est sa façon à lui d’être indissociablement voyant et vrai, donc aussi romancier et poète.
André Comte-Sponville
Bruno Krebs, « Antoine Emaz »
Nous autres écrivains et poètes cultivons maints vices avouables ou inavouables. Ce n’est pas dire qu’ils révèlent ou enchantent forcément le meilleur de nous-mêmes – juste qu’ils nous facilitent un peu si brève traversée, de la naissance à la mort.
Antoine, en ce sens et cette démesure, il y allait, y versait, y basculait franco de port et sans emballage. Cette face de clown alternativement illuminée par un sourire de croque-mort ou d’idiot du village pouvaient (virtuellement) vous virer à coups de pied au cul ou (virtuellement) vous serrer entre ses grands bras tout en versant arides larmes. Il n’était pas tout à fait homme, ni tout à fait un ange – encore moins le Messie (encore que) – mais plutôt cet albatros de Coleridge, définitivement abattu et traînant son immense aile blessée. J’ai connu peu d’êtres aussi prompts à s’étonner, questionner, guetter réponses sans jamais s’en rassasier – comme si leur manne tombait dans un puits sans fond. J’ai rarement connu tel Pierrot, ainsi dressé nu et transi, tel Sébastien insensible aux flèches comme aux sarcasmes, souriant contre vents et esprits mauvais. Il n’aurait finalement pas été plus fragile qu’une statue de pierre, s’il n’avait continuellement, obstinément vacillé sur socle d’argile. Quand moi-même Pierrot de papier crépon, je considérais médusé cet alter ego, ce jumeau dont jamais je n’aurais soupçonné l’existence. Avec le recul, je nous revois confrontés, lui Giacometti, moi Watteau – chacun prêt à basculer en notre propre, incommunicable gouffre.
J’ai connu Antoine en 1995, au Marché de la Poésie. On s’était tous retrouvés dans un café de la rue de Buci (25 ans plus tôt, j’y achetais de l’héroïne, scotchée sous table, pour mes amis toxicos). On était une bonne dizaine, réunis par Thierry Bouchard, l’éditeur de la revue Théodore Balmoral. C’était ma deuxième publication, en tout et pour tout – j’avais 42 ans, et j’écrivais depuis plus de 20 ans ! D’où la surprise d’Antoine, assis en face de moi : « Mais tu as quel âge ? » – quand il était né en 1955, et moi deux ans plus tôt. Nous avons échangé, à bâtons rompus, luttant contre infernal et joyeux brouhaha. De ce dialogue je n’ai pas conservé grand-chose hormis l’essentiel, son bienveillant sourire et son clin d’œil complice.
J’ai retrouvé Antoine dix ans plus tard chez lui, à Angers – je venais de m’installer en Touraine. Il traversait énième période de sevrage, et j’ai senti comme il ramait au cours du déjeuner. On s’observait comme chat et chien, la conversation languissait. Antoine sans alcool, on croyait entendre les rouages de son cerveau grincer. Puis comme on se promenait dans le centre-ville, pénétrant dans sa librairie d’élection, il y a cherché mes récents ouvrages. Très surpris de ne rien trouver, s’en est inquiété – on lui a répondu qu’ils allaient voir en réserve, ou sinon commander. On a fini par entrer dans un café (il faisait chaud), Antoine a enquillé une puis deux bières, je voyais son angoisse paradoxalement croître, la conversation se hacher. Enfin nous nous sommes arrachés et il m’a raccompagné jusqu’à mon antique Mercedes. On ne saurait imaginer contact plus malaisé, furtif et claudiquant. Pourtant, du début à la fin il n’a cessé de me prodiguer chaleur et douceur – suprême politesse, intimidante élégance intérieure.
On imagine souvent que les gens de talent ont quantités de choses à se dire. C’est rarement le cas. Les écrivains et les poètes en particulier ne sont pas toujours tendres entre eux (un euphémisme). Ils vivent et créent dans leur bulle, qu’ils protègent et défendent jalousement. Et pour peu que s’amorce un semblant de communication, dès la moindre contradiction chacun se retire instantanément dans sa coquille blindée. Les musiciens, les gens de théâtre et du spectacle vivant se respectent, voire se tiennent bien plus les coudes – et pas toujours, ou du moins pas forcément par simple calcul. Dans notre « profession », l’affection est denrée très chichement distribuée, la rancune bien plus répandue que le pardon. J’en ai fait l’expérience à plusieurs reprises, à chaque fois m’interrogeant sur ce qui avait pu « clocher », puis mener à telle ou telle mystérieuse rupture – quoique sachant pertinemment combien mon tempérament volontiers inflammable avait pu en incommoder plus d’un. Avec Antoine, rien de tel. Cet oiseau rare marquait d’emblée sage et significatif recul, limite tangible à ne pas franchir. Pour autant, il n’avait pas la dent dure, et se montrait toujours prompt à encenser confrère de valeur (du moins dans la sphère restreinte qui l’intéressait), quand bien même il aurait pu lui faire de l’ombre. Me concernant, il a toujours fait preuve d’une méticuleuse attention, et rendu impeccable copie quand son commentaire pouvait aider à consolider ma très minuscule réputation. Je ne dis pas qu’il ait forcément saisi, ni encore moins digéré, l’immense part de fantaisie qui fait ma spécificité. Pour Antoine, seule comptait la poésie, et mon écriture versait sans doute trop dans le romanesque pour le convaincre vraiment. Mais il était bien trop délicat pour en faire état, préférant insister sur ces qualités d’écriture qui lui semblaient premières. Quand sur le plan humain (ou social, plutôt), il me taquinait parfois à propos de ma « naïveté » – alors que moi-même j’appréciais justement chez lui cette même qualité. Aujourd’hui, je me demande pourtant si sur ce plan Antoine Emaz ne dépassait pas très largement Bruno Krebs.
J’ai toujours éprouvé la plus grande admiration pour sa poésie, son caractère virginal et mutique, sa force glaciale et ses arêtes tranchantes, ses soubresauts et hoquets interloqués, ses rythmes et ses blancs savamment orchestrés. Mais on devine à quel point nos deux univers s’opposent, quels efforts j’ai pu consentir pour en fissurer les frigides, tremblantes et miroitantes murailles – quels efforts lui-même a dû consentir pour pénétrer mes délirantes fantasmagories.
Antoine était un Janus à double face. Sa vie un insupportable, noir et vineux maelstrom, son œuvre une succession d’esquisses mises « au carreau » – tracées à la règle et au compas, sur vélin immaculé. Ses commentaires étaient de la même eau – il m’est parfois arrivé de lui en vouloir pour leur côté un tantinet appliqué, presque scolaire. Sa bibliothèque, franchement impressionnante, témoignait de ce caractère obsessionnel : tous ouvrages classés selon ordre alphabétique, pas un gramme de poussière – comment imaginer que ce type pouvait se torcher jusqu’au coma ?
Un mot encore, sur ce qui me semble constituer l’origine commune de notre « poésie » (au sens élargi) : non pas Dante ni Ronsard, Nerval ou Mallarmé, mais bel et bien Jean de la Croix, cet apôtre de la plus minimaliste, incandescente nudité amoureuse. Ainsi me paraît encore la poésie d’Emaz, tantôt barricadée, endiguée, étouffée, puis soudain explosive – comme à regret – jusques et surtout dans ses brusques abîmes.
Mais mon principal propos est ailleurs. Je tenais surtout à dire et répéter à quel point cet homme, son humanité, sa simplicité m’ont profondément charmé, touché et marqué – combien j’aurais souhaité pouvoir communiquer encore et encore avec lui, parler de choses et d’autres, pas forcément (ou surtout pas) de littérature, mais plutôt de peinture, d’arbres ou d’oiseaux.
Bruno Krebs
03/04/2025
Bruno Krebs, « Tonnerres de Bresk », lu par Marc Wetzel
Bruno Krebs est un homme qui a su, tôt, ce qu’il deviendrait s’il pouvait vivre, et sa « vocation » fut au moins une stratégie vaillante et précise pour préparer sa suite. Il s’est ainsi fait angliciste pour s’assurer d’être compris partout où son inévitable errance le mènerait (il a choisi comme seconde première langue de cerveau la première seconde langue de la planète en cours). Il s’est fait traducteur pour vivre de faire comprendre ce qu’il n’aurait pourtant pas à justifier, ni même à complètement expliquer. Il s’est fait accompagnateur de séjours linguistiques pour pouvoir être prof de plein air (et supporter ainsi, par cure constante de monde, l’enseignement qu’il devait vivre de donner), et faire cours à même les sites, dans les gares et les ports, tenant estrade dans des autocars ou conseils de classe en auberges de jeunesse. Il s’est fait organisateur de tournées musicales et cornaqueur d’orchestres pour pouvoir subsister, aussi, de ce qu’il n’y a pas à traduire (allant aussi, profitablement, au secours de … l’attendue victoire universelle de l’art musical en l’époque). Mais c’est surtout quelqu’un qui a visé, dès son adolescence, à professionnaliser sa propre activité imaginaire – et l’immense et précoce discipline de ce rêveur aguerri (car il a su forcer la main de Morphée même pour parasiter avec succès son propre inconscient, et se retrouver dans les petits papiers de tous ceux – oui, tous, même des hommes politiques comme Chirac longtemps, et, dans son dernier livre, Mitterrand et Trump himself ! – dont il a ré-usiné intérieurement la vie, et qu’il a convoqués, dressés et assagis en mécènes bénévoles de ses représentations, en simples garçons de vestiaire de son pandemonium !), a su lutter, pied à pied, avec l’errance sans monde de la folie. Son « génie littéraire » (terme qu’il méprise) fut, quoi qu’il en dise, son seul vrai moyen, sa seule un peu chanceuse solution de court-circuiter la folie sur le seul terrain public de celle-ci : le langage. Il a ainsi transposé ou transfiguré tous les troubles qui l’auraient infailliblement emporté, lui, s’il n’avait su prodigieusement faire rire, par délires savamment redirigés, le rêveur même qu’il est. Peut-être faire rire le sommeil en personne. En tout cas, son art de la composition narrative et du ciselage discursif a neutralisé (assez, en tout cas, pour ne pas en subir les respectifs effondrements) les tourments psychiatriques qui s’invitaient. Quelle paranoïa, par exemple, eût résisté à la procédure qu’elle déteste le plus : confronter patiemment les versions, ré-écrire joyeusement les scénarios persécutoires, obliger les ennemis – qu’on fantasmait avoir – à entrer dans des rôles de composition où ils s’évaporent, ou dans des intrigues qui les bluffent ou les périment ? (extrait 1)
Pour chaque trouble, donc, un étonnant (et décisif) outil de retournement est imaginé, une ingénieuse réparabilité artisanale est conçue : contre la bipolarité, notre expert en carrosseries de luxe invente ainsi une sorte de levier de vitesses pour alterner à loisir les phases autrement forcées de ses humeurs ; contre la schizophrénie, une sorte d’éventail à personnalités diverses, artistement manié pour étaler ou recouvrir les ego montrables, les présences psychiques en lui rivales, éloignant aussi les remugles des remontées d’autrui en agitant leur air natif ; contre la psychopathie même, en forgeant une sorte de miroir-boomerang pour les élans anti-sociaux mêmes, pour en culpabiliser malgré elle la colère, et transformer l’impavide tableau de chasse de la délinquance en obligé (et exigeant) nuancier, et ré-orienter le droit de vie et de mort qu’on aurait exercé sur les vies d’autrui en inoffensif arbitraire contre des personnages ! Toréer sa propre folie tient ainsi dans l’octroi et l’usage, ici, d’une espèce d’idiosyncrasique et polyvalente muleta apte à travailler et fatiguer sa confusion intérieure même. Bien sûr, le plus astucieux des remèdes personnels ne peut, par définition, surmonter les limites de la personne, et surgissent inévitablement les sortes de symptômes de cette auto-médication même, qui sont, dans ce livre, la prolifération des revenants, qui sont l’effet en retour de la vie artificielle donnée par le conteur à d’innombrables personnages. L’extraordinaire mêlée de revenants qui hante ce livre dit noblement (et tragiquement) l’échec de la transformation (sublimatoire) de toutes les personnes qui nous auront mal fondés en personnages dont nous bâtirions le bien-fondé. Je dis : tragique, car le juron « Tonnerres de Bresk » est ici celui, aussi et surtout, de revenants stupéfaits de leur complaisante (car littéraire) incarnation, et bien décidés à faire payer son lourd et vrai loyer de sens à l’ingrat descendant qui ose interrompre leur silence et inaugurer leur vie d’importation par l’importun droit qu’il prend de les ressusciter. Ainsi sa mère Reine Bartève revient ainsi, d’une mort pourtant récente, jouer les divas de carton, dans un minable vieux théâtre d’Ostende : après l’entracte de cette peu courue prestation posthume aux ordres du cerveau filial assoupi, voici la scène (en extrait 2)
C’est en effet un enfant d’artistes – et d’artistes séparés (et remariés ensuite, diversement). Le père – Xavier Krebs – était peintre (« abstrait »), la mère comédienne (de théâtre et de cinéma) – l’assez réputée Reine Bartève, donc. L’auteur a donc eu une enfance où ses frères et sœurs ont été longtemps, exclusivement, des tableaux abstraits et des rôles de composition. Frères et sœurs forcément ses aînés (puisque des géniteurs « créatifs » le sont, toujours par formation, et souvent par leurs travaux, en amont de nous-mêmes), et peu aptes – comme toute œuvre d’art – à la négociation, à la confiance, à l’aménité ! Et, puisqu’il y eut divorce et remariages, ce ne furent pour le gamin, en guise d’intimité formatrice, que compositions de rôles et rôles de recomposition ! Lui-même artiste (écrivain, traducteur et médiateur/interprète de la vie musicale), il n’aura surmonté cette double malédiction (de parents artistes) qu’en l’endossant – et, par l’art littéraire, à la fois exposant – métier du père – et déclamant – métier de la mère – son destin, son statut d’enfant dont les arts (et leur constante et unilatérale inventivité publique) avait tué la famille (et sa naturelle, réciproque et fiable authenticité). Une sorte de terrifiant humour, et de virtuose (et à jamais artisanale) transfiguration pouvaient seuls l’en sauver, comme ce passage – en terre britannique – où, dans un petit théâtre de rue, spectateur bousculé et humilié d’une saynète prétentieuse et agressive, menée par un « magot ventru et demi-nu » et son jumeau, gagnant lui-même d’un bond la coulisse, il vient interrompre leur « représentation » … au jet d’eau ! (voir extrait 3)
Si cet auteur n’est toujours métaphysicien que pour rire, c’est que seul l’humour chez lui est métaphysique (et l’on s’y attendait : ce qui est au-delà de l’expérience, soit le fait rire, soit se rit de lui !), parce que tous ses traits d’esprit valent en retour comme fables, ses blagues sont profondément (mais peut-être à son insu) chiffrées. Ainsi de cet aérodrome singulier (p.282) où les avions ont loisir d’atterrir, mais dont nul n’a le droit de décoller : derrière les bouffonnes « explications » (le vent y serait trop « contrariant », ou : les avions ainsi « éternellement cloués sur place » sont « enterrés proprement, comme tout le monde, près de l’église », ou encore : le tarmac est une telle friche gorgée d’eau – avec « massettes et sphaignes », tout le confort des tourbières ! – qu’on s’y enlise bien, mais s’en dépêtre mal au redépart etc.), bien sûr, une seule réalité se dit : notre finitude (on ne redécolle pas de l’existence, sauf pour les grotesques sauts de puce d’inconsolables et piteux fantômes). Ainsi, encore, de l’hénaurme boutade, deux pages plus loin, du père qui, une fois mort, a fait fortune, puisque « les morts s’intéressent plus à la peinture que les vivants » ! Leçon terrible : les revenants sont bien leurs propres (et seuls) amateurs ! Ou enfin l’apologue d’une genèse unique de l’engagement littéraire par l’incapacité de se taire, par la hantise de la voix blanche :
« Et au fait, connaissez-vous un écrivain muet ? Des peintres aveugles, des musiciens sourds il en est de fort célèbres. Mais des écrivains muets ? Hein ? Voilà qui mérite réflexion, même si elle ne mène à rien, comme je le crains » (p.386)
Et puis sa pensée qui, on l’a compris, ne se passe jamais de mots, se passe d’idées. Car notre poète est, littéralement, sans idées. Non qu’il en manque (ses analyses musicologiques, disent leurs compétents lecteurs, en débordent), mais le pur conteur qu’il est ici s’y refuse. Une idée, c’est une hypothèse générale (de préférence claire et distincte) sur certains rapports déterminants entre divers aspects ou séquences de réalité. C’est un rapprochement possiblement éclairant. L’intelligence sans idées de ses contes doit donc effectuer autrement qu’en idées les rapprochements éclairants dont la sagacité de vie du héros du livre a, comme nous tous, besoin. Son mépris des idées sent (logiquement) l’aventurier et l’improvisateur-né : sa pensée n’est tout simplement pas faite pour concevoir des formes idéales (il erre et boit pour littéralement prévenir la formation en lui de ce type de pensées. Si le grand Sachem – auquel il ne sait pas croire – a, lui, besoin de telles notices éternelles ou repères immuables, il les lui abandonne, grand bien Lui fasse ! …), car à quoi bon, pour un baroudeur complet, extérieur et intérieur, se figurer quoi que ce soit qui préexiste à ce qui arrive ? Une « cause » pourrait éventuellement servir (à s’expliquer ce qu’on a intérêt à prévoir), mais une « idée », un modèle de présence relationnelle, quelle utilité en aurait-il, puisque l’inédit est absent, et que, d’autre part, tous les « modèles » le hantent maladivement, l’obsèdent inintelligiblement : toute conformation à un supposé meilleur l’indigne et l’écœure aussitôt. Il ne se laissera jamais conseiller par quiconque un sens à attendre d’une situation qui, seule, justement, le fera (ou non) naître ! Mais alors, comment opère-t-il, hors-idées, les « rapprochements éclairants » dont sa survie pourtant dépend ? L’absolument inattendu advient : il se découvre par exemple, au réveil, avec une alliance à la main gauche (p.132) : que, et comment penser ? (extrait 4)
Ce sont alors trouvailles facétieuses, retournements intuitifs de sort : ici, (p.346) comment sauver du désastre commercial une mauvaise chorale qu’on gère et produit en Écosse ? L’idée est de la faire chanter, devant nuée de photographes, sur les rives du Loch Ness, pour que le monstre, exaspéré, monte en personne signifier son indignation ! Retentissement mondial suivra ! Ou (p.357), comment supporter intelligemment, malgré tout, de perpétuelles (et horrifiantes) ré-apparitions posthumes de son père, en l’indécente compagnie d’une caravane de ses maîtresses d’alors ? En profiter pour les draguer lui-même, et dévier ainsi vers la vie du hanté quelques caresses ! Ou bien, comment voyager indéfiniment en train sans dépense ni amende ? (p.353). En inventant le guichetier compatissant, qui lui cède un titre de transport universel (auto-effaçable à mesure, ré-inscriptible à volonté, débitant comme rédaction assermentée d’inépuisables sauf-conduits). Bien sûr, la parade a ses limites : sans idée du tout, finies aussi les (parfois bien utiles) idée fixe et idée reçue ! Alors leurs seuls ersatz possibles (l’image fixe, et l’image reçue) montrent bien sûr leurs limites : comment ici prévoir que le sabre d’occasion (p.386), bien lourd et bien vain, qu’on vient d’acheter (cher) à un irrésistible brocanteur, et dont, sur son vélo, on se débarrasse soudain dans le fossé, se mue (image reçue) en boomerang qui, tel l’adhésif d’Haddock, revient périlleusement sur le cou de son envoyeur ? Comment, là, (p.88) répondre aux récriminations du père mort et revenant, qui dès lors (image fixe) chipote sur ce qu’on a pourtant légitimement hérité de lui, re-pèse mesquinement son pourtant irréversible legs, reconvoque et cite furieusement l’intègre notaire d’alors ? (extrait 5)
Ce qui frappe le plus, ici comme ailleurs, depuis plus de cinquante ans, dans cette œuvre, c’est un naturalisme onirique fondateur et indépassable. Paradoxe, bien sûr, puisque un cerveau qui rêve, au chaud dans sa coupure d’avec le monde, n’a que faire de la nature (pas plus qu’une femme de chambre affairée n’a usage du panorama qui s’ordonne hors du palace), et, réciproquement, que la Nature, tout à l’infatigable marché de ses interactions, n’a le moindre loisir de se reposer d’elle-même et de se paresseusement repasser le film de ses exploits ou bides. Mais notre auteur (né Breton) sait que la nature travaille à elle-même, la saisit infailliblement comme étant toujours dans son devenir (où elle s’emmène avec elle – à quoi d’autre pourrait-elle bien confier son propre passé ?!), et étant partout sur sa tapisserie (où elle s’emmêle avec elle-même – quel abri trouverait-elle, hors de son Tout ?!) : très tôt dans son style, l’être essentiel de la nature – son atelier indéfini de contrastes – rayonnait et ravissait, comme c’est encore le cas ici, quand, sur une plage, vieilli, devant deux myopes témoins, il joue au technicien-interprète du bel allant des choses (extrait 6) :
Cette œuvre hurle donc (d’un hurlement de huit cents pages), non à la mort, mais au cosmos – et à sa vie totale. Mais le peut-on ? Hurler, c’est prolonger indéfiniment et intensément une clameur, c’est crier de toutes ses forces. Mais pourquoi, justement, mettre toutes nos forces dans ce qui clame notre faiblesse même, manifeste notre réactive détresse ? On sait qui un loup appelle s’il hurle (ou qui la chouette qui hulule, qui le taureau qui beugle) : leurs congénères. Mais un homme ? Hurler, pour l’homme, protester violemment de l’inhumanité de quelque chose, c’est en appeler, devant la nature, à quoi ou à qui ? (extrait 7)
Krebs est donc un loup pour Krebs : cet auteur, au lyrisme vorace, a pour « voix » une sorte de monstrueuse gueule verbale, qui dévore et rejette ce qu’elle rencontre. Un loup, on l’a vu, hanté par des troupes anciennes, révolues, de véritables meutes de revenants (et son cerveau lui-même hurle comme une meute de pensées orphelines). Et qui ne paraît descendre aux enfers que parce que (ou pour que ?) des morts en remontent (comme en un effarant mouvement de balancier), lui ne se sauvant dès lors de leur possession que par d’infatigables métamorphoses. Mais son tocsin sonne aussi pour la nostalgie qui le combat. Et l’irréalisation de sa folie l’impressionnera-t-elle en retour ? (extrait 8)
Mais c’est une œuvre ici qui se réveille, dissipant, de son litanique et jubilatoire juron, les hurlements de nos puériles et prosaïques folies. Car voici ce que la folie travaillée de l’auteur répond, p.435, à l’oisive et ordinaire violence des vies sans art (ainsi, face au monocorde tueur monsieur Wang, qui s’apprête, avec sa bande de malfrats, à exécuter Bruno « Koueps » et son ami Domino pour une déloyauté quelconque, l’auteur de « Tonnerres de Bresk » trouve à répliquer ce morceau de bravoure-ci, digne – dira Domino – de Shakespeare 🙂 (Extrait 9)
Shakespeare, un Mitterrand opportunément rêvé ne rechignerait pas à approuver le rapprochement. Oui, oui, Krebs aussi, Krebs d’abord, « croit aux forces de l’esprit », à celles en tout cas que formidable artificier, il singe et fait exploser ici. (extrait 10)
Ah, bien sûr, tout eût été autre si Estelle s’était montrée moins perspicace, et Bruno plus matheux … (extrait 11)
Marc Wetzel
Bruno Krebs, « Tonnerres de Bresk », Extraits en lien avec la note de Marc Wetzel
« Tonnerres de Bresk », extraits (en lien avec la note de Marc Wetzel)
1 – Dernier métro, voiture à peu près vide. Un grand gaillard s’assied tout contre moi, strapontin voisin. Squelettique, semble agité. Soudain glisse bref coup d’œil sur ma personne, et marmonne : – Aboule ton fric, connard.
Je l’observe abasourdi, prêt à me rebiffer, quand j’entends un déclic, et sens quelque chose me piquer le flanc. Cran d’arrêt, lame de quinze, dix-huit centimètres – double tranchant. De quoi me percer le rognon d’une seule poussée. Pourtant, plus que le couteau m’interroge le regard de cet homme, son incandescence noire. Posément je fouille ma poche droite, puis la gauche. En sors billet de cinquante francs (Henri IV).
– Tout ce qui me reste … On partage ?
Et je fais mine de le déchirer en deux. J’aurais pu le payer cher. Pour l’instant lui et moi fixons le billet, comme chacun suspendu aux deux bords d’un même gouffre. Enfin il détourne la tête, esquisse seigneuriale grimace : – Putain, mec. Garde-les, tes cinquante balles.
Le ressort claque, l’acier réintègre son manche. Lentement il remonte son pantalon, me dévoile sa jambe gauche – jarret glabre, puis un tiers de cuisse – expose hideuses balafres, couturées en échelle : – Et j’en ai autant sur la poitrine – mais aucune dans le dos, hein. Bagarres de rue. Le couteau, ma spécialité. Et la savate, un peu. Là, je sors de tôle. T’imagines, qui va me filer un boulot, avec ma tronche, mon pédigrée ?
J’opine. Hausse les épaules, conciliant : – Comme disait ma grand-mère : « chacun sa croix ». (p.309)
2 – Deuxième partie, nouveau supplice (fermant les yeux, n’ai rien vu passer) enfin s’achève, salué par sifflets et applaudissements également, parcimonieusement distribués. On n’est pas à la Scala, non plus.
Dans le hall, un grand pingouin en nœud pap débouche mousseux de l’année, emplit menues soucoupes de cacahuètes. Ma mère fait son apparition, rayonnante.
– Ah, la Bartève !
– Après tant d’années ! Quelle persévérance !
– Même morte, tu fais encore des étincelles ! persifle un rabat-joie.
Je ne peux lui en vouloir. Après tout, ma mère morte aurait pu s’abstenir, au lieu de s’obstiner à revenir cueillir lauriers désormais bien fanés.
Le promoteur semble partager mon avis. Il la prend à part :
– Écoutez, ma chère Reine (si absurde, fantasmatique prénom, qui aurait pu l’inventer sinon sa propre mère ?), tout ça c’est bien gentil, mais ces scolaires à quel tarif ont-ils payé leur place ? Hein ? Non, ne comptez plus sur moi. Votre talent je ne dis pas, demeure à peu près intact. Mais morte ou vivante, vous ne faites plus recette. Enfoncez-vous ça bien dans le crâne, ma petite Reine.
Sans s’émouvoir outre mesure, elle l’embrasse sur la bouche :
– Boris, vous n’êtes qu’un ours !…
Puis, avisant ma triste figure, tendrement, distraitement me caresse la joue.
– Eh bien mon fils, me déposeras-tu ? Car enfin, ton rutilant carrosse, qui te l’a payé, sinon ta mère ?
Ma mère ?
Blanche-Neige ou Carabosse ? (p.119-120)
3 – Justement courroucé, je décide de mettre terme à ce ridicule simulacre. Repère un tuyau et son robinet, l’ouvre en grand. Asperge l’acteur, qui bat des ailes et choit sur le derrière. L’assistance applaudit, comme au théâtre de Guignol, puis se disperse en quête de nouvelles sensations.
Le monstre s’essuie d’un revers de bras. Cligne des yeux. Je l’observe, craignant sa réaction. N’y ai-je pas été un peu fort ? Après tout, il ne faisait que son travail, et on ne doit pas le payer lourd.
Mais non, il sourit. Je découvre alors ses traits, sous le maquillage ruisselant. À peine s’il paraît vingt ans.
– Vous … vous ne m’en voulez pas, j’espère ?
– Of course not, Sir ! Telle douche, quel clou ! Je veux dire, du spectacle ! On n’aurait pas espéré mieux ! Voyez-vous, je suis en deuxième année d’art dramatique. Oui, on nous enseigne le nô ! Do you know the nô ? Non ? Enfin, revenez quand vous voulez ! Mais pas avec un lance-flammes, hein ?
On rit, et cette fois de bon cœur. (p.414)
4 – Banc de pierre, granit froid, je ramène les pans de ma chemise sous mes fesses (…) Observe ma main gauche. Son alliance en or blanc. Diable, quelqu’une m’aurait-elle passé la bague au doigt, mettant à profit cette nocturne bacchanale ? Mon cœur bat à coups redoublés – juste le temps de s’épuiser, tant je suis épuisé. Car au fait, ne serais-je pas déjà marié, ailleurs, en cette vie ou dans une autre ?. (p.132)
5 – – Gouazic, mouais. je lui avais confié une table basse. En cinquante-neuf, je crois bien. Vous avez reçu le colis ?
Je me décompose.
– Peut-être. Mais t’es quand même bien mort, non ?
– Mort ou vivant, ou mort-vivant, qu’est-ce que ça peut bien te fiche, face d’œuf ? Car au fait, je te trouve mine de papier mâché, ces derniers temps. Une mine de voleur, même ! Hé, mais c’est quoi cette boule de bowling ?… Sans blague ! Dévaliserais-tu ton père, fils prodigue ?
Ses prunelles fulminent. J’ignore s’il ricane, jubile ou rugit – sans doute les trois à la fois.
J’enclenche le Drive – braque et décolle en trombe.
Rétroviseur intérieur, vois sa tignasse se hérisser. Sens son regard telle une flèche se ficher entre mes omoplates – entends rire strident, vocifération orageuse percer la rumeur du boulevard.
– Mon MA-GOT …!!! Bougre de petit … SALO-PIAUD !!! Rends-moi mon … MA-GOT !!! …
Un frisson d’épouvante me mord l’échine. Feu orange – j’écrase l’accélérateur.
Kick-down, ma tête part en arrière. Dents serrées, je marmonne :
–Bye … And please, stay dead, Daddy. (p.88)
6 – Une fine, tremblotante frange bave sur l’horizon.
– Voyez (c’est moi qui parle), cousin Germain, germaine Valentine, ces rouleaux distants comme ils vaporisent l’éther. Faites le calcul, et imaginez leur amplitude. Telle barre, aucune embarcation ne saurait la franchir sans talonner, chavirer et se perdre … Plus jeune, beaucoup plus jeune, je venais ici bivouaquer en plein hiver. Matin ou soir, marée montante surtout, que le flot ne m’entraîne pas au large, j’allais défier ces lames, crever leurs arches vertes parmi les sternes. (…) Et à gauche, distinguez-vous ces roches émergées ? Encore une heure, une demi-heure même, et plus rien ne les signalera. Ainsi, rejeté par une déferlante (elles vont par trois, mais les plus grosses on ne peut prévoir), j’en ai souvent effleuré les arêtes, au risque de m’y rompre l’échine (p.134)
7 – J’observe alors mon reflet dans ce miroir doré.
Ma chemise, mon pantalon, sont en lambeaux. Ma peau nue présente plaies ouvertes, dont certaines saignent encore – tout comme mes gencives, et mes lèvres fendillées.
Quelles bêtes féroces ai-je donc pu croiser en chemin ?
Je me précipite à la fenêtre, me penche au balcon.
Des éclairs lacèrent le brouillard.
Lames jaunes, raclent monticules de galets – refluant moutonnent dans les ténèbres – creusent profond ressac puis reviennent projeter leur écume très haut par-dessus le remblai.
Leur sel glace mes joues, enflamme mes cils.
Je prends mon inspiration. Et hurle. De toutes mes forces, à longues cadences, hurle et hurle encore – dans cette nuit, cet orage qui hurle avec moi, me tétanise et me galvanise.
Qui m’a, peut-être, transformé en loup-garou. (p.410)
8 – Autant l’avouer – le plus tôt sera le mieux : moi-même hélas il m’est souvent arrivé de péter un câble, et plus souvent qu’à mon tour. Ainsi cette pharmacie, sur un boulevard de ceinture. Très agité, comme j’exigeais d’urgence médicament salvateur, brûlant la politesse à une demi-douzaine de clients, la pharmacienne m’a intimé de rejoindre la queue et de prendre mon mal en patience. La patience mauvais conseil, en l’occurrence. J’ai ratissé, balayé, pulvérisé tout ce qui me passait sous la main, explosant flacons, étagères et présentoirs. Un Monsieur faisant un malaise, on a dû l’asseoir sur une chaise. Tremblant comme une feuille, la pharmacienne m’a tendu mon décontractant sans réclamer ordonnance ni même paiement. Les flics ont sans doute surgi plus tard – j’étais déjà loin, je courais vite à l’époque, au moindre prétexte j’avais tendance à courir, hurler et courir. Puis, sous l’emprise des narcotiques, m’endormir en quelque train pour me réveiller en bout de ligne ou gare de triage. (p.182)
9 – – Eh bien, moster Koueps ? Vous ne dites rien. J’attendais pourtant mieux de votre langue moribonde. Car vous avez fait brillantes études ? Vous avez lu, et même écrit des livres, si je ne m’abuse ?
Ses pupilles. Nucléaires têtes d’épingles à distance m’acuponctionnent, me lobotomisent.
Enfin, je me ressaisis.
– Monsieur Wang, si vous m’y autorisez, j’aimerais élargir un chouïa ce débat, lui offrir perspectives plus … distanciées. Vous semblez nourrir grief très cruel, et sans doute justifié, envers mon ami. Mais la violence dont vous faites preuve ne trahit-elle pas quel tendre sentiment vous lui portiez jadis ? N’en conservez-vous pas quelque nostalgie ? Vous n’êtes plus si jeune : songez-vous emporter dans votre tombe ce souvenir d’une aveugle, binaire Saint-Valentin ? Sachez-le, je ne parle pas pour ma propre paroisse : une balle dans la tête, combien de fois n’ai-je pas songé moi-même me la loger, si j’avais disposé de l’arme adéquate, et détesté à ce point mes parents, sans parler de mes enfants pour leur donner à vivre si funeste spectacle ? Croyez-moi, votre forfait une fois accompli, faute de l’applaudir des deux mains, je m’en réjouirais où qu’il m’expédie, Enfer ou Paradis ! Mais vous, cher monsieur Wang, quels maigres avantages votre revanche vous apportera-t-elle au long cours ? En finir avec des microbes tels que nous, suffira-t-il à guérir votre psoriasis – atténuer ces cauchemars qui, j’en suis persuadé, chaque nuit, tronçonnent votre sommeil ?
Je vois ses paupières battre pendant quatre, cinq longues secondes.
Enfin il semble sortir comme d’un rêve, et s’ébrouer :
– Lee … Flanque-moi ces deux salopards dehors. Je les ai assez vus.
Plus tard, Domino me jette regard sidéré.
– Mon vieux Droopy, là, t’as assuré. Franchement, c’était du Shakespeare (p.435)
10 – Les discours s’enchaînant, je somnole dans mon coin, appuyé contre une colonne en malachite. Quand mon professeur de français, jaune barbiche et ruban à la boutonnière (je ne l’ai connu que par visio-conférence), me tirant par la manche trépigne, apoplectique :
– Venez, mais venez donc, mon cher, mon pauvre ami ! Le Président vous demande ! Figurez-vous, il a lu votre copie !
Audience déjà clairsemée, seul un groupe compact papillonne encore autour de quelques personnalités engoncées dans leurs fauteuils. On me présente. Un homme, de taille plutôt réduite, se redresse à demi pour me tendre main molle, sans énergie. (Le Président ! … me souffle mon professeur effaré, comme si le sol allait s’ouvrir sous nos pieds – et Baal nous avaler.)
Ah, le Président, donc. Mais je ne suis pas né de la dernière pluie. Ce président-là porte titre purement honorifique. Car il n’est plus en exercice, ni ne saurait même exercer la moindre activité : il est mort.
François tente de focaliser son regard sur ma personne. À sa grimace voyant comme la cataracte le handicape, je le soutiens empressé, l’aide à se rasseoir. Me rejette moi-même en lisière de bergère, me penche à lui toucher les genoux. Ainsi peut-il me susurrer, presque à l’oreille, et sans avoir à hausser la voix, ni partager conciliabule qui après tout ne regarde que lui et moi.
– Ainsi donc, vous êtes écrivain, jeune homme ? souffle-t-il.
– Oui, pour ainsi dire … Enfin, disons que j’écris.
– Non, non … J’ai lu votre texte. L’énoncé, vous le mettez en charpie. La dialectique traditionnelle, vous l’atomisez. Pour en extraire matière serrée comme le poing. Mais quel diable êtes-vous donc ?
– Eh bien, pour parler cru, depuis cinquante ans … Comme personne ou presque ne me lisait … j’ai fomenté cet innocent subterfuge, dont je puis vous conter, si le sujet un tant soit peu vous intéresse, les tenants et les aboutissants.
– Cinquante ans … ?
Il m’examine plus attentivement, comme ajustant jumelles de théâtre, mais à vingt centimètres de mon nez – que son haleine glaciale, inodore, menace de faire éternuer.
Qu’importe, je me rapproche encore.
– Oui, Président … Voyez plutôt ces tempes blanches, ces pattes d’oie et ces poches creusées sous mes yeux …
Il esquisse léger mouvement de recul.
– Êtes-vous bien vivant au moins ? … (Puis, esquissant faible, mélancolique sourire 🙂 À mon âge, comprenez, le commerce des morts m’est plutôt contre-indiqué …
– Ah, comme je vous suis sur ce point, Président François … Permettez, n’est-ce pas, que je vous baptise ainsi ? …
Il acquiesce, affectant bonhomme, vaticane onction.
– … Car en soi, François, poursuis-je, ces notes ne revêtent nulle valeur. Écrivain, et bilingue de surcroît, comment n’aurais-je pas écrasé la concurrence ? Cinquante ans d’écart, imaginez un peu ?
– Oui, les tromper à ce point … Quel tour de force … jubile-t-il, sans chercher à masquer son ébahissement. Mais alors, vieux renard, sachant ce que vous savez, en tel poulailler, les filles … Hein ?
Je pose un index sur mes lèvres.
– Tut-tut, on n’en dira pas plus, et cochon qui s’en dédit !
Ses pupilles pétillent, projettent noires escarboucles. Il se renverse en arrière :
– Ah, vous alors, si je vous avais eu comme ministre ! (p.100-101)
11 – Elle ne s’appelait sans doute pas Estelle – ou peut-être bien Estelle, après tout qu’importe. Elle était assez grande pour me dépasser de plusieurs centimètres. Entre ses longues boucles noires, une mèche blanche à vingt ans lui barrait le front. Des taches de rousseur tavelaient ses pommettes saillantes. De longs cils noirs ombrageaient ses yeux extraordinairement bleus et, par contraste peut-être, d’un éclat presque insoutenable. Malgré relative maigreur (due à probable anorexie), ses pulls informes laissaient soupçonner poitrine rebelle au soutien-gorge. Mais ses mains, ses doigts rongés jusqu’au sang tremblaient continuellement – quand ses lèvres pleines, plus enfantines que sensuelles, se gardaient de découvrir dentition totalement gâtée, crevée d’ombres noires. Elle portait un long manteau afghan, et des bottes qui lui arrivaient aux genoux. Sublime, farouche beauté n’échangeait qu’au lance-flammes – repoussant innombrables soupirants avec une dédaigneuse férocité. J’avais dix-huit ans. Preux paladin, me suis lancé à l’assaut de cette citadelle, imaginant l’emporter à la pointe de ma lance. Pour me heurter à muraille de chair écorchée. Car elle m’a repéré d’emblée, bien mieux que moi-même je ne pouvais alors me cerner. Elle me lisait comme à cœur ouvert, quand je voyais en elle fée celtique ou déesse hindoue. Il a fallu que je lui transmette mes premiers textes pour qu’elle mette les points sur les « i »: « Vois-tu, j’ai vécu l’asile. Alors, tes récits, je n’ai pu en dépasser les dix premières pages. Oui, ton écriture m’est insupportable. » (Ah, comme aujourd’hui encore sa lucidité me sidère !). Cerise sur le gâteau, j’ai découvert qu’elle avait un copain. Immense et rachitique matheux à longue arachnéenne chevelure blonde, perché dans sa bulle d’algorithmes et de beu, son doux regard me réduisait en grotesque, infinitésimale fraction. Pire, surprenant un jour leur conversation, je les ai entendus évoquer « le petit Krebs » (p.394-395)
Bruno Krebs, « Maréchal Gori-Gorang »
Le type en face, smoking blanc et nœud-pap, me sert le champagne.
– Piper-Heidsieck millésimé, 1973.
Puis, lève son propre verre.
– Au Führer.
Craignant avoir mal compris, obligeamment je trinque avec lui.
Mon air constipé le met en joie.
– Ah, ça vous en bouche donc un coin, jeune homme ?
Je l’observe plus attentivement : quoique doté d’un exceptionnel embonpoint, il semble plus jeune que moi.
– Je dois effectivement vous avouer, monsieur…
– Gouring.
– Gouring ? Comme le maréchal ?
– Pas comme. Maréchal Gouring, pour vous servir (j’entends ses talons claquer sous la table). Mais appelez-moi donc Hermann ! Herr… ?
–Krebs. Enfin, on me surnomme plutôt Kabé en général, maréchal. Ou m’sieur Béka, c’est comme vous voudrez.
– Krebs ? Mais c’est parfait, ça ! Et vous faites quoi, à part du cycle, Herr Krebs ? De l’en-cyclo-pédie ?
Un rire aux larmes de crocodile lui entaille la face d’une oreille à l’autre.
(Ici pour préciser : Hans Adolf Krebs, X père du cycle de l’acide citrique, ne compte nullement parmi mes ancêtres pourtant nombreux, voire parfois fameux.)
– Monsieur, pardon, maréchal Hermann, mais comme vous avez rajeuni ! Quel diable de régime avez-vous donc suivi ? On ne vous donnerait pas quarante ans ! Êtes-vous-même seulement déjà, je veux dire toujours, comment dire… nazi ?
Il rince énième coupe, tamponne délicatement ses lèvres fardées (je vois sa serviette se teinter de rouge), se renverse en arrière puis basculant se repenche vers moi :
– Oh, je ne sors pas des Enfers, rassurez-vous, mein lieber Freund, ni même du Purgatoire… et encore moins de chez… Saint-Pierre ! (Noyant nouveau fou-rire dans nouvelle coupe.) Non, je végète simplement parmi véganes tribus amazoniennes, à qui j’enseigne le conditionnement du curare – quand leurs chamanes en échange m’ont transmis le secret de la vie… éternelle !
J’ai peine à réprimer mon enthousiasme :
– Mais c’est formidable, ça, maréchal Hermann ! Imaginez un peu quel best-seller je pourrais en tirer !
– Ach, le cycliste est donc bien encyclopédiste ! Voyez, à Gori-Gorang la pansue Mandragore on ne peut rien cacher ! … Et vous écrivez quoi, dans quel genre, si je ne suis pas indiscret ?
Là, je ne sais trop comment formuler ma réponse – ne voudrais pas le mettre en porte-à-faux non plus : on ne rencontre pas tous les jours un maréchal, a fortiori nazi.
– Eh bien, des sortes de contes, des poèmes…
– Contes de Grimm ? Poèmes d’Ossian ? Niebelungen ? (Sortant carnet peau de fesse de sa poche ventrale:) Herr Krebs, décidément vous me plaisez fort. Je m’en vais vous délivrer ein Ausweis, oui, un blanc-seing en bonne et due forme, qui vous ouvrira toutes frontières, petites ou grandes… de Brest à Litovsk !
– De Brest à Litovsk ? Et inversement ? Ah, maréchal, si vous saviez comme vous touchez là corde sensible !
Puis, pris d’un timide remords, je l’interroge :
– … Mais alors, vous ne voulez donc plus brûler de Juifs ?
– Des Juifs ? Parce qu’il en reste ? Allons bon, la belle affaire ! Et vous croyez encore à ces fariboles ? Quand notre bienaimé, regretté Führer affectionnait tant ses bergers allemands ? Et les petites écolières ? Ouvrez les yeux, jeune homme, et luttez plutôt pour la sauvegarde des Ashuars, du quetzalcoatl et de la panthère des neiges ! Œuvrez pour l’art, comme je l’ai fait toute ma vie ! Sauvez le monde ! Et ne vous en laissez pas conter ! Car si ce grain de folie que je vois briller dans votre œil ne me trompe pas, vous irez loin ! Oh ça oui, et plus loin que vous ne croyez !
Moi-même je vois luire et brasiller dans son œil une minuscule, mais très ardente flammèche noire.
Et elle danse et elle danse, et je ne puis m’en détacher.
Entretien Claude Birman / Bruno Krebs
Claude Birman : Parler d’art n’est pas facile, s’il est au fond « muet », dit Alain. Aux questions sur ses tableaux, le Douanier Rousseau répondait en jouant un air de violon ; et à celles sur ses textes, Kafka disait « je fais de la littérature ». L’image suggère l’idée, qui la quitte pour l’abstraction, son élément propre, mais y revient, comme un poisson volant replonge, pour retrouver le soutien sensible nécessaire à la vie de l’âme. Comme Platon circule entre mythes et raisons.
Comme Céline se référait aux Grands Chroniqueurs médiévaux, dirais-tu que le genre de ton très long, récent récit est « picaresque » – selon ta manière constante depuis plus d’un demi-siècle d’écriture ? En effet, selon les spécialistes, un roman picaresque se compose, depuis l’Espagne de la Renaissance, anticipée par l’antique Apulée, jusqu’à divers Américains et Russes contemporains, d’un récit, sur le mode autobiographique, de l’histoire d’un héros souvent miséreux, déambulant plus ou moins en marge de la société. Au cours d’aventures souvent extravagantes, plus pittoresques et variées que celles des braves gens, qui sont autant de prétextes à présenter des tableaux de la vie vulgaire et des scènes de mœurs, le héros entre en contact avec toutes les couches de la société. Ces œuvres trouvent leur raison d’être profonde et durable dans un effort de l’art littéraire pour « s’égaler à la diversité de la vie, diversité qu’aucun des autres genres n’est à même d’embrasser ». Te reconnais-tu dans cette ambition ?
Bruno Krebs : Dans la mesure où très tôt j’ai souhaité d’abord et plus que tout inventer ma propre forme, je ne saurais bien sûr me reconnaître dans aucune autre, sauf immémoriales matrices telles que « L’Odyssée » ou « Les Aventures de Sinbad le marin ». « Picaresque » ? L’étiquette, indissociable de son corollaire « romanesque », peut éventuellement correspondre, ou pas. Mais mon humour, fort éloigné de la satire (Cervantès, Rabelais, Swift, Voltaire, etc.), s’inspire bien plus d’une tradition anglo-saxonne, à l’instar de mes initiatiques pérégrinations : ainsi, « Les Aventures d’Arthur Gordon Pym », « Moby Dick », « Great Expectations » ou « Treasure Island » – et jusqu’à « L’Amérique » de Kafka. Quant à l’extravagance, elle ne paraît telle que de ce côté-ci de la Manche et du Rhin, où nos beaux esprits non pas rationnels, ni encore moins rigoureux, persistent à se gorger d’obsolètes schémas naturalistes. Et si telle scène de la vie ordinaire ici ou là se transmue en tableau extraordinaire, ce n’est pas tant ma faute que celle de personnages dont je m’efforce seulement de révéler nature plus crue et saignante qu’à « première vue ».
C.B. : Ta narration d’un sempiternel vagabondage tragicomique correspond bien au cinéma de Charlie Chaplin et de Buster Keaton, mais de manière très singulière, nourrie des circonstances et des émotions précises de ta propre vie. Celles-ci ne sont-elles pas la matière dont tu tires inlassablement une mise en forme assez expressive pour rendre compte en même temps, en profondeur, des errances de la vie subjective de chacun, et des remous qui agitent et freinent, tour à tour, notre vie collective ?
B.K. : Il y a systémique mouvement de balancier, entre le souvenir et ses répercussions plus ou moins tangibles, le drame ancien et une distance chèrement acquise. Ces sources souterraines, mon expérience s’y abreuve jusqu’à plus soif, pour irriguer à son tour un récit si profondément subjectif qu’il devrait, paradoxalement, bel et bien toucher l’universel. Sauf qu’une telle, miraculeuse alchimie n’opère pas à tous les coups – on le sait bien, même si l’histoire en général ne nous dit à peu près rien de ces innombrables échecs qui la jalonnent. Par ailleurs (ou simultanément), monsieur, madame tout le monde ne souhaitent pas forcément se confronter aux intimes racines de leur malaise – ces perpétuels errements et questionnements auxquels mon narratif « alter ego » s’adonne avec une obstinée complaisance. Ainsi le narcissisme de Buster Keaton m’est-il plus proche que celui de Chaplin – car à la fois moins sentimental et moins sujet aux compromis sociaux (Chaplin le « rouge » est mort célèbre et multimilliardaire, quand Keaton, plutôt conservateur, a fini dans la plus obscure misère). Sa poésie (comme celle de Rimbaud) explose sans fards ni aménagements. Elle invente, enchaîne et multiplie les plans, les contrastes, les ruptures à la cadence d’une mitrailleuse, elle met pêle-mêle en scène catastrophes naturelles et morales, issues d’un onirisme graphique pur et brutal. Comme le Pierrot de Watteau, les Polichinelles de Tiepolo fils, les femmes de Fellini, Keaton a imprégné mon écriture dès mes premiers textes (1971, je séchais les cours d’hypokhâgne pour passer mes après-midis au cinéma Champollion) – et il continue d’en découper les ombres comme les lignes.
C.B. : Soyons concrets. Ce que l’on retient, à te lire, n’est-il pas avant tout un rythme qui t’est personnel, celui d’un affairement désorienté souvent fébrile, friand de tous moyens de transport, routiers, marins et ferroviaires, un pèlerinage inlassable, mais avec des accidents brusques et extrêmes, puis des ralentissements sereins, lyriques et contemplatifs. Trois rythmes en regard des trois plans de la Comédie, tant divine qu’humaine, de Dante à Balzac et Rodin : alternance du purgatoire de marches nocturnes, de catastrophes infernales, et de contemplation paradisiaque ?
B.K. : Dans tout domaine artistique, le rythme (tout comme l’harmonie) est affaire essentielle – même si je préfère, en musique comme en littérature, parler de « nerf ». Ainsi ai-je lu et relu très tôt, à maintes et maintes reprises, certains prosateurs (la chose allant de soi en matière poétique) – Stendhal, Flaubert et Céline, Poe, Melville ou Kafka (pour résumer). Par cette lente transfusion, leur encre m’est passée dans le sang. Et leur pulsation a déterminé la mienne, quand elle scandait mes cauchemars, avec cette impérieuse nécessité de dire, de conter à mon tour ce qui m’advenait « pour de vrai » (car tout dans cette littérature me semblait cent fois plus vrai que la vie « réelle » et ses incessants, insultants mensonges) – ces systématiques tsunamis et récurrentes pertes de repères, ces visions extatiques de paysages et d’aurores où luisaient les phoques et dansaient les elfes – ces infernales, grotesques danses et tueries, imaginées bien avant de découvrir Dante. Le Purgatoire ? J’aurais plutôt tendance à brûler les étapes, basculer du paradis à l’enfer, et inversement m’ascensionner par je ne sais quelle grâce d’écriture. Balzac ? Je l’ai dévoré comme tout le monde, à un âge juste précoce. Décelant chez lui certains traits contraires à ma nature, je n’y suis pas « revenu » jusqu’ici – rien qui m’empêche de saluer textes (« Adieu ») d’une majestueuse et glaciale altitude. Car, encore une fois, je ne peux me passer ni de musique, ni d’humour. Ainsi, pour parler plus « concrètement », ce caractère physiologique de mon écriture, sa fièvre constitutive, formelle et intérieure, son galop et sa quête – sa frénétique urgence et ses pauses contemplatives. Car j’écris bel et bien comme je respire, éludant maints articles et autres menus maillons syntaxiques – rien de nouveau sous le soleil depuis Stendhal et Flaubert – en gros l’impérative nécessité pour tout écrivain qui se respecte de refondre, renouveler le langage dont il hérite, faute de quoi il sombrera dans l’obscur marais des voix inarticulées. Par ailleurs, et ce n’est pas minuscule détail, il se trouve que je suis bilingue (ou presque), anglophone depuis mes dix-sept ans – le tout début de ma production, donc. Pendant dix ans, j’ai vécu et travaillé environ trois mois par an en Angleterre. Quand je rêvais, me réveillais d’un cauchemar, je hurlais en anglais. Les gens me demandaient de quel comté j’étais originaire, plus au nord, ou plus à l’ouest car j’avais cet accent un poil étrange. Au scrabble, je battais à plate couture réunions de veuves joyeuses autour d’un cheese-cake. Aujourd’hui encore, traducteur depuis 25 ans, je lis et pense bien plus en anglais qu’en français. Un temps, j’ai même songé écrire dans la langue de Shakespeare (imitant Conrad, ou Beckett à l’inverse). Mais il m’aurait alors fallu m’installer à demeure dans la perfide Albion (on recrutait et formait des conducteurs de double-deckers à Brighton) – confronter ma solitude à ses asphyxiantes règles. Une durable, transgressive imprégnation stylistique m’en est cependant restée, dont je ne me suis jamais vraiment défait, et que seul un anglophone pourra décrypter – quand d’autres y verront, au mieux, singulière coquetterie. Elle m’est pourtant parfaitement naturelle, ses traits les plus saillants m’ayant d’autant mieux convenu qu’ils « collaient » précisément à cette densité, cette nervosité – ce « rythme » – que je tentais d’atteindre.
C.B. : D’où provient ton art ? La provenance de cet art du récit si singulier, et sa prodigalité, peuvent être d’abord éclairées, à mon avis, par ton goût de vivre et tes aptitudes propres, car tes écrits font preuve d’une sensibilité, d’une imagination et d’une curiosité d’esprit à un degré hors du commun. Mais ces qualités n’ont-elles pas été stimulées par tes trois hérédités peu banales ? Car tu es lié à la noblesse bretonne, au vertige de ses fastes et de son vaste imaginaire celtique, mais aussi à celui de ses mœurs désuètes, de ses fantômes, et de son déclin séculaire. Élevé tout jeune en partie dans un manoir magique, retiré au fond d’une baie de rêve sujette au mouvement des marées, tu y as acquis une familiarité avec le bord de mer breton, les variations sauvages de son climat et de ses paysages. Ton ascendance est aussi celle d’Arthur-Constantin Krebs, cet énergique capitaine d’industrie (de lointaine origine allemande), inventeur fécond et pionnier de l’automobile (directeur général des automobiles Panhard). Enfin, ta famille maternelle arménienne t’a transmis sa mémoire de la lumière, de la douceur et des saveurs de Trébizonde. Or ton père est devenu céramiste et peintre de renom, et ta mère tragédienne réputée. Tout cela ne t’a-t-il pas vivement prédisposé à un vaste effort de culture en tous domaines artistiques, dont spécialement la musique et la littérature ?
B.K. : Tu oublies dans la foulée mon illustre trisaïeul Théodore de la Villemarqué (l’arrière-grand-père de ma grand-mère bretonne), auteur du légendaire « Barzaz Breiz » – chants et contes bretons publiés dans les années 1840, salués par Chateaubriand, et fondement du folklorisme romantique européen. Concernant la vie au manoir, ma grand-mère était bigote assez obtuse mais très aimante quant à son petit-fils (je suis l’aîné d’une prolifique génération), mon grand-père obsédé par ses jardins sévillans (orangers, rosiers, bananiers et bassins à profusion, surplombant l’Aven peinte par Maufra, Sérusier, Gauguin et consorts) – et ma tante folle à lier. Le Poulguin n’était magique qu’en été. En hiver, les murs de granit transpiraient l’humidité, il n’y avait aucun chauffage (même pas de bois à brûler dans les cheminées) et on grelottait avant de trouver le sommeil. Pour autant, ce lieu de ma naissance n’a cessé d’intoxiquer ma mémoire et mon verbe – dès mes tout premiers récits. Il a en quelque sorte « ensemencé » ma poésie. Mais il demeure à l’inverse bien rare, à ma connaissance, qu’une quelconque ascendance, si fascinante soit-elle, engendre des surdoués. Et autrement plus fréquent que le talent surgisse de nulle part – ou à peu près. Un improbable brassage, en revanche (ma mère arménienne et mon père à demi breton se sont connus sur la pointe du Raz, quand mon grand-père Sarkis était né à Gallipoli, à la pointe des Dardanelles) a sans doute pu revivifier certains gènes. Quant à mon éducation, l’énorme bibliothèque de ma mère et de son second mari (le Tudiok de « Tonnerres de Bresk », descendant du duc de Saint-Simon), la vaste culture et l’art de mon père y ont évidemment contribué. Mais si j’ai résisté, survécu à l’insidieuse violence ou folie des uns et d’autres, d’abord et surtout en ma simple qualité d’être humain, puis en tant qu’écrivain, c’est juste pur miracle : mes textes en témoignent abondamment.
C.B. : Les couleurs et la diversité rythmique de Robert Schumann, entre tant de musiciens que tu as précocement et intensément fréquentés ; et les romans de Joseph Conrad, avec leur art unique d’associer aventures et méditation, qui t’ont particulièrement accompagné après et parmi tant d’autres lectures, n’ont-ils pas été tes meilleurs repères ?
B.K. : Oui, et repères d’autant plus vitaux que la vie ne m’en fournissait guère. Ainsi, dès mes onze ans, le piano de Schumann surtout, mais celui de Beethoven et de Liszt également, puis le langage de Bartók, et celui de Webern m’ont dicté selon quelle clé, sur quel tempo pouvaient, devaient s’exprimer révolte, triomphe ou lamento. Encore cette fondamentale symbiose du rythme et du chant, de la prose et de la poésie, dans ce champ littéraire que j’ai choisi d’explorer. Mais aussi cette appropriation simultanée d’une langue (l’anglais) non « maternelle » (je laisse aux psychanalystes tout loisir d’explorer cet épineux sentier). Ainsi Conrad me berce et m’enchante-t-il depuis mes vingt ans, non pas régulièrement, mais par durables, insatiables phases entrecoupées d’intervalles bien plus longs encore. Peu de maîtres m’ont à ce point imprégné, non pas vraiment de leur écriture, ni encore moins de leur « pensée », mais d’une lumière aux mystérieuses, millénaires origines (l’Odyssée ?). Et puis, personne n’a su conter la mer et les navires comme lui. Homère, Melville même sont moins marins. Et pour un écrivain né pieds dans l’eau salée (l’Aven) cette œuvre bien sûr a servi très tôt de repère. Repère, et non influence. Le style de Conrad est une constante aberration. Il tousse l’anglais comme un tuberculeux, le varie à coups de dictionnaire (à l’origine maîtrisait bien mieux le français). Et malgré ce pâteux bégaiement, ces borborygmes tantôt poussés, puis contrariés par courants retors, personne n’a décrit comme lui promesse d’aube ou menace d’orage. Melville est autrement puissant (« Typhon » aimable zéphyr, comparé à la fin de « Moby Dick ») : après Poe, il porte au zénith cette folle audace des post-romantiques – leur plus que noir désespoir. Aujourd’hui, Conrad nous paraît pourtant bien plus familier, autrement plus humain – et autrement plus proche des femmes.
C.B. : Mais enfin et surtout, n’est-ce pas ton enfance souvent douloureuse, qui a déterminé ton sentiment d’urgence ? Car tu as vécu un précoce (à trois ans) et durable abandon, dans un sanatorium, loin de ta mère, et où ton père ne te visitait que rarement ; puis la séparation de tes parents immatures et instables. Et tu as subi aussi le contrecoup des guerres cruelles qui ont durement marqué tes ascendants. Il y a eu le cataclysme du front oriental de la Première Guerre mondiale où ton grand-père arménien, officier artilleur dans l’armée turque, se retrouva confronté au génocide de ses semblables. Et les combats de ton père dans les rangs de la France Libre pendant la Seconde Guerre mondiale, avec l’atroce campagne d’Italie, puis son engagement aventureux et traumatisant, ensuite, en Indochine. « Tenir bon », disait Nietzsche, et affirmer sa volonté, c’est là le secret de ce que les indolents attribuent paresseusement au « génie ». Dans le mot « Tonnerres », par lequel commence le titre de ton présent récit, il y a l’assonance du mot « tenir », qui dit la ténacité qui t’a permis de développer ton œuvre dans la durée, malgré son défaut de réception immédiate. Mais sans doute fut-ce moins un choix qu’une nécessité intérieure impérieuse ?
B.K. : Choix et nécessité intérieure vont généralement de pair. Quant aux traumatismes, personnels ou inoculés, je ne connais pas grand monde qui échappe à telle fatalité. Je ne connais pas non plus d’instruments qui me permettent de mesurer les répercussions de la guerre chez mon grand-père arménien (Balkans, Dardanelles, Caucase, Syrie) ou mon grand-père Krebs (Verdun). Mon père est sans doute sorti plus durablement fragilisé par neuf ans de conflits (Afrique du nord, Italie, Provence, Alsace, puis Indochine), dans sa chair, ses nerfs et son mental. Mais il n’en parlait jamais, quand mon grand-père Sarkis (je délaçais ses souliers, pour lui glisser babouches aux pieds) de sa voix douce évoquait telle ou telle péripétie – ainsi les farouches bédouins de Lawrence, qui harcelaient sa compagnie dans le désert de Syrie. Sarkis était immensément têtu. Il avait un nez énorme, et plissait le front comme une plage à marée basse il se courrouçait – fréquemment. « Tenir bon » ? La formule me convient parfaitement – comme si souvent chez Nietzsche, dont tu te gorgeais des nuits entières dans ta minuscule chambre de bonne, rue Manin. Pendant vingt-cinq ans, j’ai moi-même vécu comme dans une cave, enchaînant les romans (six ou sept, soit plusieurs milliers de pages, je crois bien, avant la publication de « Tom-Fly »), collectionnant les lettres de refus d’éditeurs, toutes très aimablement articulées. Certains m’ont convoqué (voir de quoi j’avais l’air ?) pour me suggérer d’infléchir mon écriture dans telle ou telle direction (sinon, comment obtenir le Goncourt ?). Délibérément ou non, j’ai systématiquement fait la sourde oreille. Aujourd’hui, ils sont tous morts, ou hors circuit. Alors oui, je me suis obstiné. Et Nietzsche a bien raison de remplacer ce cliché de « génie » par la simple et modeste obstination. Le concept romantique de « génie », plus ou moins initié par Chateaubriand et consorts, annonce l’avènement d’une bourgeoisie enrichie (« indolente », dit Nietzsche). Peintres, musiciens ou philosophes, acteurs, poètes et écrivains, nous sommes, dans notre immense majorité, sinon des ouvriers, du moins des travailleurs, rémunérés à la tâche, et souvent bien plus mal que le public ne l’imagine. Ma mère actrice, mon père peintre, à Valmondois en 1956 grelottaient dans l’ancien atelier Daumier, taudis infesté de rats, ils crevaient de faim et volaient salades et patates dans le potager voisin. À Auvers, Van Gogh n’est pas le dernier à avoir vécu dans la misère. Dans les années soixante, comme mon père et sa seconde femme, ils étaient plusieurs à tirer le diable par la queue, et dîner de porridge. « Tenir bon », mes parents me l’ont donc enseigné, puisque j’avais fait ce choix d’écrire, qu’ils n’ont bien sûr jamais songé critiquer. Reste que je ne souhaite à personne de traverser si longues, désertiques périodes – quand on se sent encore et toujours tellement humilié, ridicule et réduit à néant.
C.B. : Le long fil de tes écrits ne trace-t-il pas une ligne de vie continue, une voie d’encre qui poursuit à sa façon la grande tradition romanesque, la sauve et la relie à tes innovations stylistiques et thématiques, qu’elle soutient : depuis l’évocation naïve, mais non sans gravité, de jeux d’enfants, comme au début de « M le maudit » de Fritz Lang, jusqu’à celle de scènes cruelles de cauchemars, ou de fantasmes érotiques drolatiques et audacieux ?
B.K. : Ligne de vie et fil conducteur, guides et traces d’encre – cette immense tradition romanesque, si précocement ingérée, n’affleure plus guère désormais à la surface de mon écriture – même si en très secrètes profondeurs, ses dolines, cénotes ou avens peuvent encore l’alimenter. Ainsi remonte également, des abysses de la conscience, kyrielle de scènes cruelles ou drolatiques, tendres ou follement érotiques. Jeux rarement gratuits, intérieurs supplices exigent formes et forces qui les assistent et leur correspondent. L’innovation, thématique ou stylistique, ne doit être ni systématique, ni délibérée : elle s’impose si nécessaire, mais ne saurait constituer un but en soi. Il en allait bien autrement quand j’ai entrepris « Le Voyage en barque », dans mes jeunes, ardentes années : cette aventure si nouvelle alors me bouleversait tant, j’imaginais pouvoir soulever le monde et ses montagnes dans la foulée. Quant à considérer le fil d’une œuvre comme parallèle au trajet d’une vie, nombre d’exemples démontrent le contraire – et vice-versa. Je ne sais qu’une chose : parvenu au terme ou presque de mon cheminement, jamais ne me suis senti aussi distancié, libéré de moi-même, quoique creusant au plus profond de moi-même, au point que « Tonnerres de Bresk », sans en relire une ligne, juste y repenser chaque fois me rend plus léger.
C.B. : N’est-ce pas là au fond un effort de synthèse qui tâche de figurer la mémoire du pire et du meilleur de ce que nous avons vécu, individuellement et collectivement; et qui anticipe aussi ce qui nous attend de pénible et d’heureux ? Une « légende des siècles » pour notre temps ?
B.K. : La synthèse quand elle s’opère n’exige aucun effort – pour peu qu’on ait emmagasiné l’indispensable bagage suffisamment tôt pour le digérer, et articulé langage assez personnel pour ne pas le reproduire tel un perroquet. Ainsi l’écrivain, le poète pourra-t-il s’aventurer à reconfigurer mémoire ancienne ou récente, individuelle comme collective – anticiper les tsunamis comme les embarquements pour Cythère. J’ai très jeune envisagé maints cas de figure, selon formes initialement fort abruptes. Si j’ai « progressé », c’est effectivement dans le sens d’une synthèse à la fois harmonique et sémantique – non pas résignation, mais réconciliation avec une révolte enfin devenue acceptable, recevable et, pourquoi pas, par instants franchement joyeuse. Quant au caractère « légendaire » de mes textes (outre ses liens racinaires avec le « Barzaz Breiz » de mon trisaïeul), il me semble plus souvent s’inscrire dans un dialogue déjà très ancien avec les bêtes sauvages. Depuis La Fontaine, seul Lewis Carroll a mis en scène tel bestiaire – mais de façon systématique, et (comme La Fontaine) parfaitement anthropomorphe. J’ignore, en ce qui me concerne, l’origine de cette singulière inspiration qui régulièrement convoque lions, ours, éléphants, panthères, phoques ou requins – sans parler des chevaux, moutons, ânes et autres animaux plus ou moins mal domestiqués. Elle me semble dans tous les cas constituer, plus qu’une part, un cœur inaliénable de mon récit. Tout comme certains traits prophétiques, sujet que je préfère éviter, craignant trop le ridicule.
C.B. : Si ton œuvre est restée jusqu’ici encore peu populaire, bien qu’elle ne soit ni hermétique, ni obscure, ni guindée, n’est-ce pas parce que son étrange simplicité s’efforce de ne rien céder aux facilités vulgaires de la platitude, ni à celles des faussaires qui font passer leur démagogie pour de la littérature ?
B.K. : Peu populaire ? C’est une litote. Eu égard à mon âge, ma production, le prestige de mes éditeurs et les hommages rendus par la presse comme par mes confrères, je suis sans doute l’un des écrivains les moins connus, les moins lus de ma génération. On m’a souvent reproché mon « hermétisme » – i.e. une certaine autocomplaisance, voire un déni du lectorat « lambda ». Certains amis poètes, plus vieux ou plus jeunes, ont pourtant su conquérir leur public, quand moi-même je peinais à comprendre leurs propres, abstraites ellipses. « Étrange simplicité » ? J’applaudis la formule. Il semble pourtant que « l’étrange » l’ait emporté sur la « simplicité » dans l’esprit du plus grand nombre. On en rira sans doute, mais longtemps j’ai rêvé de rivaliser avec Dumas et Jules Verne. Et si l’on veut bien lire entre les lignes et diableries de mes dialogues, on y décèlera les secrets échos de l’un comme de l’autre – et aussi de Dickens, et de Stevenson. Quant aux facilités de la platitude, n’y ayant jamais goûté, j’ignore quels délices elles peuvent prodiguer. Contre les faussaires, les démagogues – les « imposteurs » – je me suis longtemps insurgé. Aujourd’hui me fais trop âgé pour dilapider mon énergie à pourfendre ces moulins à vent qui prolifèrent à perte de vue, s’emballent par vent fort, puis se pétrifient sous l’éther. Comme ces touristes qui prétendent régénérer paysages et peuplades, quand ils assèchent et empoisonnent leurs terres nourricières. Julien Gracq, en 1950, déjà partait en guerre contre « La Littérature à l’estomac ». Rien de nouveau sous le soleil littéraire.
C.B. : A notre époque de déculturation massive, que l’on peut expliquer mais non justifier, ne peut-on espérer que tes récits soient à la longue une bouée de sauvetage, ou un phare dans la brume, pour maintenir, avec quelques autres, un accès disponible à la littérature, à son apport nécessaire au goût de vivre, à l’amour de soi et des autres, et à une compréhension renouvelée des bas et des hauts de notre condition passée et à venir ?
B.K. : Tu es philosophe, je suis écrivain. Je te laisse donc ces questionnements comme ces perspectives d’espoir dont tu as toujours su (depuis un demi-siècle, comme moi) magistralement articuler le texte et l’esprit. Que mon discours puisse s’ériger tel un phare, un phallus ou un lingam – je n’y vois nul inconvénient. Qu’il soit synonyme d’amour tendre ou plus frénétique, qu’il infuse le goût de vivre, même dans les pires circonstances, pourquoi pas. J’imagine pourtant mal qu’il serve une quelconque cause, même la plus juste et la mieux inspirée. Je conçois encore plus difficilement que mes livres – et tous les livres, au demeurant – perdurent plus de trente ou cinquante ans, au train général où vont les choses. On ne peut pas demander à un écrivain qu’il espère. Même si je veux bien enchanter le vivant, pour le temps qui lui demeure imparti.
Questionnaire envoyé par Claude Birman du site d’Angkor. Réponses rédigées par Bruno Krebs au Prieuré Saint-Eutrope, le Bois-Rogues, Loudun.