« Ainsi parlait Goethe », lu par Marc Wetzel [III/4, Notes de lecture]


Marc Wetzel présente ici ce livre de la collection ‘Ainsi parlait…’ d’Arfuyen, consacré à Goethe et conçu par Roland Krebs.


Ayant, depuis toujours, peu fréquenté Goethe, je m’en tiens donc à ce qu’offre ce recueil chronologique de courts extraits (particulièrement bienvenu), m’excusant, auprès des compétent, des approximations et naïvetés résultantes, et soucieux seulement de restituer, pour les autres, ce que me paraît faire comprendre de Goethe ce petit livre, ayant d’abord en tête la question de savoir à quoi pourrait bien, justement, servir d’en faire l’effort.

Ce qui frappe avant tout une première approche, c’est que Goethe n’est pas du tout moraliste, mais que son souci éthique est omniprésent. Ce n’est pas du tout quelqu’un qui rappelle, après Kant (qu’il a respecté, non aimé), les devoirs que nous devons nous fixer ; mais quelqu’un qui conseille, sur tous sujets, à tout moment, d’approfondir l’utilité de bien agir. Premier exemple sur l’amour : « faut-il aimer ? » est question oiseuse, mais savoir à quoi l’amour est la bonne réponse, voilà le judicieux. Et l’avis de Goethe (fr.68) est qu’aimer est la seule réaction salutaire face à ce dont l’excellence ou la grâce nous surpasse : vous voulez n’être pas écrasé par ce qui vous dépasse ? Aimez donc (« L’amour ne règne pas, il fait mieux : il forme« , fr.36) ! Deuxième exemple : pourquoi le respect masculin des femmes – notre considération appuyée de leur dignité –, est-il test et titre de civilité (« Le commerce des femmes est la base des bonnes mœurs« , fr.63)? Parce que l’homme n’a mérite à respecter que ce qu’il peut ne pas craindre, comme il n’a mérite à épargner ou laisser libre que ce qu’il désire. Troisième élément d’une saine psychologie des conduites : pourquoi nous est-il plus facile de reconnaître nos défauts (et même d’en accepter sanction) que de renoncer à eux (fr. 57, 58) ? Parce qu’ils nous adaptent mieux au monde, même où ils nous déconsidèrent, que nos qualités le font, souvent, elles, à celui qu’elles anoblissent. L’attention de Goethe à la morale est avant tout une souple et délicate attention morale : un court effort mettrait fin à l’ingratitude propre (penser à ceux auxquels nous sommes redevables aussi spontanément et franchement que nous le faisons à l’égard de ceux qui nous doivent quelque chose, fr. 54).
Une juste attitude de vie tient ainsi à la saine formulation des difficultés ou impossibilités rivales : quand les Modernes moquent les Anciens de se satisfaire du fini, les Anciens les défient en retour de ne pas se décourager de l’infini (fr.51). La « sagesse » de Goethe paraît moins « olympienne » ou hautaine qu’avantageusement sagace : il faut (fr.46) approfondir notre curiosité sans y ruiner notre bon sens (bref, il est aussi utile de comprendre ce qui nous déplaît qu’intéressant d’interpréter ce qui nous plaît). Et la « politesse du cœur » est la meilleure approximation de l’amour (fr. 64, 65) quand ce dernier serait empêché ou grotesque, parce qu’une bonne éducation explique pourquoi une partie du Bien doit être faite sans explication, et que la seule délicatesse sait épargner ce qu’on n’est pas assuré de devoir punir ou écarter. L’éthique est donc le simple devoir … de penser nos choix de vie. Quand Goethe écrit « Il n’y a pas de moyen plus sûr d’échapper au monde que l’art et il n’y a pas moyen plus sûr que l’art pour se relier à lui  » (fr.71), chacun comprend que l’art a l’avantage de la religion sans son inconvénient (il nous détache du monde sans nous forcer à le trahir ou en divorcer), et, de même, celui de la science sans son désavantage (il nous adapte au monde sans nous asservir à lui). Lui-même, sans être philosophe, est, pragmatiquement, un penseur : il propose à toute vie de prendre conseil auprès des idées. Et cela est actuel. Par exemple (fr.72), « comme toute invention peut être considérée comme une sage réponse à une question raisonnable » (et, en effet, on voit aussitôt comment la boussole, la grue et la lampe à incandescence savent ce qu’elles résolvent), nous pourrons aussitôt jauger notre actuelle I.A. à cette aune précise : résulte-t-elle d’une « question raisonnable » (comment faire produire à des machines ce qui nous aide à penser ?) pour en proposer « sage réponse » ( en confiant aux algorithmes les clés de nos boîtes noires !) ? Sa pensée porte conseil, et c’est d’abord pour cela même, dit-il, qu’il nous faut penser !

Ce qui frappe alors, c’est l’utilité qu’il y eut pour son génie, vraiment tourmenté et se vivant comme laborieux (confiait–il à Schiller), de demeurer ouvert et lucide. Lorsqu’il écrit à Jacobi :
« En raison des orientations multiples de ma nature, je ne peux me contenter d’une seule façon de penser. Comme poète et artiste, je suis polythéiste ; panthéiste, en revanche, comme naturaliste, l’un de manière aussi résolue que l’autre. Si j’ai besoin d’un Dieu pour ma personnalité, comme être moral, je dispose aussi de ce qu’il faut« , il ajoute bientôt : « Les manières de penser unissent les hommes, les opinions les séparent » (fr.78,79). Les droits de l’esprit engendrent donc ses devoirs : si l’on a ainsi licence d’adapter et diversifier nos idéaux personnels à ou selon la riche complexité du monde, cela nous oblige à proportion à faire servir cette richesse à ce qui permet aux hommes de se retrouver, non à ce qui donne prétexte à nier ce que d’autres comprennent pourtant mieux.
Et la lucidité est ici partout : lucidité de voir en la piété, non un but, mais un moyen (le moyen, fr.181, de rester serein dans notre insurmontable endettement spirituel) ; lucidité de voir en la religion chrétienne une honorable récupération morale de l’échec de sa révolution initialement historico-politique (fr.183) ; lucide consigne aussi, de déployer notre bonne volonté sans nous effrayer de ses (inévitables) effets-boomerang. (« Nous n’apprenons que tardivement à nous rendre compte qu’en développant nos vertus nous cultivons en même temps nos défauts« , fr.80) : ainsi, oui, le courage est toujours unilatéral (il dit : « place, place au héros ! », et ma volonté d’abord) – mais un lâche compromis serait pire ; ou bien, oui, la fidélité est par nature répétitive, voire régressive (la constance a peu d’imagination, et la gratitude peu d’esprit critique), mais la pure initiative d’une trahison vaut–elle mieux ? (La fidélité seule conserve ce que notre oubli condamnerait à mort) etc. Ainsi l’ingratitude du service du bien vaut pourtant tous les dividendes de celui du mal. C’est pourquoi le pessimisme un peu cynique de Valéry méprisait Goethe (un « comédien de la profondeur », « roi des impresarii », qui s’écoutait penser, aussi acteur que Rousseau ou Diderot, dont il partage « le ton placé dans la salle »), comme l’optimisme un peu artificiel d’Alain l’admirait (« Lorsqu’il naît un Goethe, tout recommence », puisqu’il est « un brillant exemple de ces natures qui façonnent tout événement selon leur propre formule » – mais en homme supérieur n’aimant pas ses propres facilités, prompt à donner de soi, et ne voulant et respectant en son semblable que, comme en lui, « ce qui se fait soi–même »).

On portera attention toute particulière, enfin, aux considérations goethéennes sur nature et liberté. Ce libre lecteur de Spinoza et Kant nous fait comprendre que si la productivité sans bornes de la nature est irresponsable (la Nature n’a pas à se soucier de ce qui résulte de sa propre action, car elle n’a ni représentation de ses buts ni pouvoir sur ses causes), mais impeccable et infaillible (les êtres naturels ne peuvent que ce qui les a faits, et n’ont pas accès aux relations qui les constituent et les ordonnent), la liberté de l’homme est, à l’inverse, responsabilité sans bornes et production de faillibilité car, par son accès au possible, la nécessité cesse de lui être la seule réalité. L’homme seul « fait erreur », « ne peut trouver son rapport à lui-même, aux autres, aux choses » (fr.172) parce qu’il est devant (et pas simplement dans, comme sont les autres êtres), les rapports qui le fondent, et que, pourtant forcé de saisir ces relations pour agir, il ne peut, en agissant, que troubler et relancer les rapports mêmes qui structurent son activité. « Au début », certes, « était l’action » – grandeur de l’homme –, mais justement l’homme ne cesse de devoir redébuter – là est sa misère, là est son insoutenable condition (mais « qu’est-ce qu’un poème », disait Alain commentant justement Werther, « sinon l’insoutenable soutenu ? ») et là aussi l’arrogance du seul remède à celle-ci qu’est la raison. Comme le pense encore Alain, prolongeant Goethe, « la raison sera toujours tyrannique, parce que l’homme qui sait ne supportera jamais la liberté dans l’homme qui ne sait pas » (qui de nous pourrait, par exemple, prétendre sincèrement tolérer Trump ?), mais la raison même (fr.152), disait Goethe, parce qu’elle comprend ce qui devient, a, sur elle-même, un recul que l’entendement (étroitement analytique, rivé à ce qui est déjà devenu, et à notre strict usage de lui) n’a pas. La raison, vouée à saisir les métamorphoses (puisqu’elle comprend où veut en venir ce qui se change), ne peut négliger de saisir et assumer les siennes propres, ce que Goethe énonce en un de ses raccourcis souverains : « la divinité agit dans le vivant, non dans ce qui est mort « (fr.133)…
On n’aura pu ici évoquer que peu d’aspects de ce recueil particulièrement riche et profitable. Le travail d’introduction, traduction et choix d’idées de Goethe, ici assuré par Roland Krebs, est une éclatante et utile réussite. Le fragment 88 tire du Divan occidental–oriental cette formule : »Freude des Daseins ist groß/ Größer die Freud’ am Dasein » (« Grande est la joie d’exister/ Plus grande encore la joie qu’inspire l’existence elle–même« ), qui fait saisir, en Goethe, la vérité comme joie de deviner l’existence, ou contentement de faire apparaître ce qui fait être. Vérité qui « contredit » avantageusement et joyeusement « notre nature » (ce que ne sait pas faire l’erreur, précise le fragment 195). C’est que la vérité (voilà l’exigence classique même !) ne donne accès à elle qu’en nous désabusant de nous–mêmes ! Même celui qui découvrirait une vérité inédite (Goethe l’a constamment fait toute sa vie, devant plantes, couleurs ou minéraux) sait aussitôt qu’elle ne dépendait pas de lui, mais bien plutôt lui d’elle, déjà, à son insu. Orgueil du créateur, mais humilité du découvreur : la vérité n’éclaire que ceux qui s’en acceptent devancés. Humilité ainsi et aussi du lecteur novice qu’on a été ici, mais active et reconnaissante :
« Peux-tu simplement te penser au centre de cet ordre éternellement vivant si ne se manifeste également en toi quelque chose animé d’un mouvement permanent gravitant autour d’un centre pur ? » (fr.142)

Marc Wetzel

Ainsi parlait Goethe – dits et maximes de vie choisis et traduits de l’allemand par Roland Krebs – édition bilingue – Arfuyen, 192 pages, mars 2025, 14€