La dimension musicale est absolument essentielle et sans conteste la force motrice chez Pierre Magnier. Cette série d’entretiens voudrait l’explorer.
Rien ne se lit des prosodies d’un homme selon en dehors du livre face à vous :
l’égal de votre piano, du bonheur de vos mains, sur deux portées
(Lettre à Florence Trocmé du 18 mai 2024)
Introduction
Pierre Magnier a comme surgi dans le paysage littéraire français avec un homme selon, publié aux éditions P.O.L., geste d’éditeur hors du commun sur plus de cinq cents pages. Cet ouvrage singulier rassemble dix parties : un prologue, neuf livres. Il me semble utile d’en donner les titres d’ores et déjà : quatre à la suite, puis les écrits entre janvier 2012 et juin 2017 : aviron . gros-bleu . m1p – maillot une pièce . piano nobile . tiré_à_part . interrupteur . sériel . gibet . nuage-moïse.
La disposition de ces livres, d’un ordre différent de celui de leur écriture, organise une arche d’œuvres additionnelles et autonomes qu’une table finale rassemble en sous-titres : tarots . icônes . axiomes . partition . cadence . synopsis . tessères . corde . genèse.
Ces compositions sont nées du silence. Silence volontaire ou forcé (une dystonie de la main droite a contraint de renoncer au piano amateur), silence prolongé en quête pour trouver une autre voix. Insensiblement, après plus de trente ans, l’écriture est venue se substituer à la musique, au fond sans la trahir. C’est ce que voudraient explorer ces entretiens. Et cela d’autant plus que, jusqu’à présent, l’accent n’a pas été mis sur cette dimension primordiale. Pierre Magnier m’en a beaucoup parlé dans une correspondance entamée depuis la parution du livre, en mars 2024, et qui alimentera nos échanges.
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Florence Trocmé : Je voudrais pour commencer cet entretien que vous nous parliez de votre histoire avec la musique, aussi largement que possible. La musique joue un rôle essentiel dans votre œuvre et je crois que très peu de critiques ont exploré cette dimension.
Pierre Magnier : C’est à la fois erratique et simple : j’ai chanté en chorale, appris comme chaque élève de sixième la flûte à bec soprano, ensuite alto en ensemble instrumental. Enrichir ou doubler les lignes de chant à la voix intermédiaire n’est jamais neutre, éclaire les modes anciens (dans un homme selon c’est encore sensible sur aviron avec des cycles de mode dorien), et favorise l’imprégnation des climats modaux où le centre tonal se déplace. Cette position médiane exige un juste équilibre dans l’écoute des autres, et cela se doublait d’échanges car nous passions à l’essai du cromorne à la bombarde, de la chalémie au psaltérion. Adulte, cette ambiance initiale, heureuse et plurielle, a sans doute influé sur ma propension à m’intéresser à l’étude de l’orchestre. Les danses de Terpsichore de Praetorius et les Danceries de Gervaise bâties pour la cour, le bal, la rencontre, ont formé une constellation contre les naufrages. Et le plus important a été le suivant : un soir, avalant ma soupe, j’ai entendu Oïstrakh et Kondrashin dans le premier mouvement de chaque concerto pour violon de Tchaïkovski et Brahms. Sur le flanc – dans la soupe à huit ans, sûrement pas l’idéal (rires) ! – je ne m’en suis jamais vraiment relevé. Quatre cordes et vous pensez que ce qui est ressenti ou espéré se traduira en vibrato, tenue, attaque… mais vous n’êtes pas l’archet. A l’inverse du piano, un violon peut saborder vos horizons. Ils deviennent impossibles, jugés, repositionnés. Des cours d’école au marché de l’emploi on perd rapidement le goût de l’effusif, plus encore un établissement sans mixité ou des pensums affligeants. Quand il n’existe aucun soutien alentour, cela se transforme en désertion prévisible. Vous essayez de comprendre pourquoi, de chercher un sens ; en réalité, vous constatez l’hémorragie, la corrosion, et grandissez en retrait.
La mémorisation de partitions dans des magasins et des bibliothèques, conjuguée à l’écoute de la radio et du disque, fit le reste. Ces années sont traversées de pianos un peu partout entre des tâches alimentaires ; je me terrais chez des concessionnaires bien aimables à me laisser m’exercer à l’arrière-boutique. L’écueil était là. Je suis devenu un homme selon, partagé, livré à lui-même, sans repères, musicien sans instrument ou instrumentiste sans chant. La mémoire disciplinée, sur laquelle je me suis appuyé, gouvernait tout. Sans doute trop. Il est malaisé d’établir des registres sur ce point : la musique, quoi qu’on pense, existe dès son écriture ou sa lecture – Beethoven en est le paradoxe ultime et le témoignage à jamais vivant – il n’est pas utile de la jouer pour l’écouter, malgré la difficulté. Sviatoslav Richter aimait rappeler qu’avant d’apprendre le piano, il avait appris à lire les partitions, comme d’autres lisent un livre, et à les entendre intimement. Ce primat du silence de la lecture et de l’audition offre une clé vers un homme selon. Sans doute la plus décisive.
A évoquer ce temps, certains souvenirs font surface : le couloir reliant les sections du collège, où derrière la porte vitrée d’un réduit quelqu’un, que je ne nommerai pas, bûchait la 1ère ballade de Chopin. Je saisissais ses résolutions à la sauvette, entre deux récréations, car nous n’avions pas le droit de camper dans le passage. Je me souviens de son travail lent, avant de monter le tempo, car le placement n’est pas intuitif et demande une décomposition des doublures et polyrythmie pour les formules 3 contre 2, ou 9 contre 6 entre les mains que complique le passage de doigts. D’autres réminiscences : ces conservatoires de banlieue sud dont les fenêtres ouvertes aux beaux jours permettaient, depuis un recoin de cour ou sous les arbres, de suivre les progrès d’apprentissages ; également les sept premiers opus de la Roque-d’Anthéron de 81 à 87 : on passait librement d’un studio l’autre discrètement ; parfois débutait une conversation sur le jeu, la posture ou… des recettes de cuisine. C’était si simple alors, informel et suspendu – inutile de dire les noms cela tournerait la tête de n’importe quel mélomane, d’autant lorsqu’un irlandais retient vos mains, les positionne tout à trac et vous demande pourquoi vous nettoyer ou ranger les chaises avec des doigts pareils. Bref, des petites choses, sur des centaines d’autres, qui finissent par poinçonner et dressent une sorte d’iconostase de mémoire implicite, procédurale, à long terme, qu’on déménage avec soi ; un jour cela ressurgit on ne sait trop pourquoi, ni comment, et l’écriture prend le relais.
En 1983 le Traité d’harmonie de Schönberg, traduit par Gérard Gubisch pour les éditions Lattès, fut un voyage. Mon peu d’allemand s’y était déjà frotté mais cette fois en français je tenais l’étoile polaire : la création autonome, consonances et dissonances considérées suivant une différence de degré plutôt que de nature, la structure par la couleur, l’unicité d’accord en tant qu’élément fondateur d’un autre système, etc. Cela ouvre. Radical.
Gould et Celibidache prirent le relais : deux voix transcendant le son vers une conscience libre, sans attente traditionnelle, refus de l’humeur, de la théâtralité, de la temporalité linéaire, rejet des standards et autre trivialisation de la musique ; je passe l’histoire de la vérité sur l’esthétique, chacun sait ce que vivaient ces deux hommes.
Ainsi entre 79 et 92 j’assistais, en tapinois, par des détours dont je devrais avoir honte – mais non – aux répétitions, rarement aux concerts, à l’exception de la danse, notamment celle du Tanztheater de Pina Bausch au Théâtre de la Ville. C’était aussi une période où fleurissaient les masterclass, chant compris, auxquelles on pouvait assister sur invitation ou à moindre frais. Un trimestre au conservatoire Rachmaninov régla certaines défaillances pour le jeu des pédales en particulier.
Le piano, toujours autodidacte, fut intensif jusqu’à atteindre la 3e sonate de Scriabine. Quatre mouvements casse-gueule au possible : contracture et surmenage musculaire, compression du nerf médian au poignet, dystonie focale. La chute. On envoie balader, et l’œuvre, et le compositeur – soi compris.
Puis rien. Les bras ballants. La poursuite compulsive d’un chemin d’auditeur, débuté au début des années 70 par le hasard d’une séance scolaire, prit la relève. La proximité du Français des lieux où je travaillais le permettait surtout en matinée, de temps à autre la soirée, avec les fameuses places à 5 francs une heure avant les représentations. Sinon rien ; rien en dehors d’affiner l’oreille – c’est l’avantage d’une place aveugle – qui paraît-il est absolue et relative, ce qu’on me dira plus tard entre deux portes. Battantes.
Florence Trocmé : Pratique pour la transcription et l’analyse…
Pierre Magnier : …et savoir ce que jouent nettement les cors 3 et 4 ! mais parfaitement inutile lorsque tout vous échappe.
Florence Trocmé : Vous dites que votre écriture poétique procède des mêmes logiques que la composition musicale, pourriez-vous être plus explicite ? Et en quoi la musique, dont vous dites qu’elle est essentiellement intérieure, forme-t-elle le langage, l’organise-t-elle ? Vous m’avez écrit que « chaque chose est frappée d’un cachet sonore ».
Pierre Magnier : Au fond il s’agit moins d’une métaphore que d’une démarche, une allure. La musique est une énergie interne, pas un modèle importé. Mes pages deviennent compositions. Chaque signe – graphie, ponctuation, espace – est une valeur rythmique. Les tirets sont vécus en silences, exacts équivalents des pauses et des demi-pauses ; les points renvoient aux anciennes mesures de notation, où ils signalaient la perfection ou l’augmentation de durée. Autant de marques qui indiquent au lecteur non seulement un sens, mais une temporalité : ralentir, mémoriser, revenir si nécessaire, comme on répète une phrase musicale pour en saisir l’équilibre. A cela s’ajoutent bien sûr la valeur ménagée des blancs, des alignements, des étoilements.
Lire les textes d’un homme selon, vers ou prose, si toutefois cette séparation existe, est une opération de déchiffrement – au plus proche de ce que l’instrumentiste, même s’il n’est que lecteur, pratique devant une œuvre. C’est aussi une expérience comparable à l’épigraphie : la pierre gravée, fragmentaire, appelle reconstitution, patience, attention à ce qui résiste. Je l’ai souvent dit : j’attends mon Champollion… ou ma Champollionne ! Ces textes ne se livrent jamais sur le coup : ils se découvrent, au fil de reprises, de renversements, de superpositions. La polysémie y est la règle, pas un hasard – elle procède disposée sur plusieurs plans que l’on doit lire tantôt à l’horizontale, tantôt à la verticale. L’horizontale correspond à une construction basée sur les mélodies successives, contrapuntique ou polyphonique, où plusieurs lignes se superposent de manière indépendante, continuellement en imitation, on perçoit alors l’écriture d’une façon linéaire ainsi pour les livres interrupteur ou m1p. La verticale se concentre sur l’harmonie et les accords, et le texte saisi par blocs sonores synchronisés, c’est plus flagrant pour piano nobile. L’alignement des propositions structure l’espace textuel. La musique agence de même les voix de son contrepoint : ordonnancer, disjoindre, puis rétablir l’équilibre via le déséquilibre.
C’est ici que la musique interne agit elle-même, fondatrice du mouvement, non ornement ou parallèle au langage. Dans l’écriture, la syntaxe distribue les phrases semblable au chef pour les entrées aux pupitres d’orchestre, et la prosodie réalise le principe de synchronisation, comme un souffle regroupe et unifie l’ensemble. Vous le rappeliez « chaque chose est frappée d’un cachet sonore », disons d’une tonalité, plus simplement : cette résonance construit là où l’écriture cherche à signifier. Chaque mot porte sa vibration propre, chaque signe graphique prolonge une onde de rythme et d’écho. Je ne fais que mettre à jour cette dimension sonore du langage et le retient au-delà du seul sens conceptuel.
De fait s’explique pourquoi la lecture courante, rapide ou à voix haute, demeure mal ajustée. On doit se mettre au tempo, marquer les temps faibles, respecter les silences, accepter la tension des syncopes. À l’exemple du maillot une pièce, qui semble n’offrir que dix-sept propositions tabulaires quand il déploie des résonances souterraines, les enjambements, les absences de ponctuation, les échos d’une page à l’autre produisent des reprises de thèmes, à la manière de motifs glissant et se répondant dans une fugue. Quant aux textes plus compacts, ils tiennent la densité d’une masse sonore que porte une implosion latente, prête à se déployer dans l’écoute ralentie. Cela engage une figure d’attention totale. On ne lit pas pour enchaîner les informations, on lit pour méditer une phrase musicale, ou avancer suivant les quatre temps de la lectio divina : lecture, méditation, prière, contemplation. La poésie, en tant que réalité d’abord interne, forme le langage parce qu’elle en révèle le battement, la respiration, la charge de vibration. Écrire, c’est rendre visible et lisible cette tonalité qui marque le nom. Tout repose sur le nom. Et il faut se souvenir de Gertrude Stein : « […] la poésie est essentiellement un vocabulaire, tout comme la prose n’en est essentiellement pas un. Quel est ce vocabulaire dont la poésie est totalement faite ? C’est un vocabulaire entièrement basé sur le nom, comme la prose n’est essentiellement, définitivement et vigoureusement pas basée sur le nom. Le propre de la poésie c’est d’utiliser, de malmener, de perdre, de désirer, de renier, de remplacer, de trahir et de caresser le nom. »
Florence Trocmé : On dit que la musique exprime et transmet des émotions que le langage verbal est incapable de formuler précisément. Serait-ce votre visée, fût-elle utopique, de transcrire la musique en vous en écriture ? Ce qui m’amène à poser la question fondamentale : composez-vous ou avez-vous composé de la musique ?
Pierre Magnier : Ce que je tente n’est pas une transcription qui viserait en décalque une fidélité à la musique. C’est plutôt la liberté d’écrire dans la corrélation, avec un système autonome qui unit ce qu’on a longtemps séparé : le mot et la note. Il n’y a, en moi, aucune différence entre un adjectif et une noire pointée, entre un adverbe et une triple croche. Même nature, même fonction. C’est sans doute une pathologie orpheline (rires). J’espère le langage à son tour aussi agissant qu’une mesure. On pense assez souvent, vu de l’extérieur, que les notes ne portent aucun sens précis : le contraire est flagrant quand on pose ses mains sur un instrument. L’équation est naturelle, et naturellement là. D’où l’antinomie entre musicalité (la majorité des recueils édités en poésie) et musique (pas encore vu ou lu d’écriture radicale dans ce sens). Si nous poussons plus loin votre question, le langage verbal s’opposerait à celui écrit. Même effervescence autour du dit, de ce qui est tu, de l’ambon, du sonore, ou du nez-à-nez pour parodier le tête-à-tête du poète avec la langue chez Roubaud. Or, il n’existe pas de vp, vraie poésie ou de fp, fausse poésie, il existe une polyphonie, qui est aussi le propre de la musique ; encore que la monodie d’un chevrier transporte parfois plus loin que l’assemblage de voix.
Répondant à votre seconde question : je griffonnais au début sur des huitièmes de feuilles des esquisses de relations en tierces, plutôt qu’en quintes. Des trucs post-brahmsiens lointainement. J’oscillais entre les syncopes, les rythmes croisés, les hémioles et les superpositions de métriques ; ça pataugeait dans le Regenlied. A un moment je détournais systématiquement la fonction de la dominante des quintes en utilisant des successions d’accords sans résolution ou en brouillant la perception des cadences, mais cela sonnait façon Gabriel Fauré seconde manière. Puis autre chose qui ressemblait à un manteau de Scriabine dont la doublure à la Berg n’avait pas de poches intérieures. Pas doué, pas de voix mienne, pas non plus de volonté à surmonter ma médiocrité, alors à quoi bon. Idem pour l’interprétation, à ceci près qu’on peut être musicien sans être instrumentiste.
Avec l’écriture du coup le vêtement passe peut-être un peu mieux. Je dis peut-être, car qui, en tant que lecteur de poésie, est capable de se dire : là, le pierre magnier sous les muscles à la cloche assignent l’ecchymose, frappe timbales et cuivres pour la chair sonore, comme dans la septième de Sibelius ponctuée par les grands chimes – du verbe to chime qui signifie carillonner, faire chorus – qui jalonnent le flux et créent l’effet de bleuissement sonore, en ecchymose visuelle ! muscles : rythme carré de noires régulières ; cloche : accord plaqué aux cuivres avec résonance ; assignent : croche liée à noire, marquant la tension ; ecchymose : intervalle mineur dissonant (seconde), coloration violente.
J’ouvre une parenthèse si vous le permettez dans le détail. Ce ne sont pas des équivalences ou une ligne de chant sur le mot en musique, c’est ce que j’entends lorsque j’ai l’unité de sens en tête puis sous les yeux :
Motif de base – les muscles
Rythme : noires régulières en ostinato
Notes : par exemple un unisson de Ré dans les basses – trombones + timbales –
Valeurs : 4 noires consécutives (4/4)
Mesure 1
Timbales : Ré – Ré – Ré – Ré – quatre noires –
Trombones – basse à l’unisson : Ré – Ré – Ré – Ré – quatre noires –
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à la cloche – l’accord plaqué –
Accord massif aux cuivres – trombone, cors, trompette –
Accord proposé : Ré – La – Fa – accord parfait mineur plaqué – qui résonne
Poum général sur la 1ère noire de la mesure suivante
Valeur : ronde tenue, soutenue par les cuivres
Mesure 2
Cors + trombones + trompettes : accord Ré – Fa – La en ré mineur → ronde tenue
Timbales : Ré – ronde, frappée forte avec pédale de résonance –
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assignent – la tension –
Une note syncopée crée la suspension
Par ex. une croche liée à noire sur Sol – trompette – au-dessus de l’accord, accentuée
Valeur : croche – levée – + noire – temps fort – créant une poussée rythmique
Mesure 3
l’assignation = tension syncopée
Trompette : levée croche Sol, liée à noire sur le 1er temps
Cors + trombones : Ré – tenu, blanches sur 1er et 2e temps –
Timbales : Ré – blanche sur 1er temps, silence ensuite –
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l’ecchymose – la dissonance –
Intervalle de seconde mineure « colorante »
Exemple : sur le 3e temps, superposition de Ré et Mi♭ dans les cors et trombones
Valeur : blanche liée, pour que la dissonance bleuisse le son
Mesure 4
l’ecchymose – seconde mineure –
Cors et trombones : Ré et Mi♭ – blanche liée, 1er → 3e temps –
Trompettes : doublent Mi♭ – blanche liée –
Timbales : Ré – ronde, forte, pour noyer la dissonance –
Ce petit cycle pourrait se répéter en variant la fondamentale pour de nouveaux bleus sonores ; par ex. passer de Ré-Mi♭ à La-Si♭, ou Fa-Sol♭.
Dans l’ouvrage des exemples existent divergents sur l’approche, y compris musicale, ou échappent puisqu’on est sur un atelier à limer ou cintrer les mots et d’évidence aucun n’émet de son à l’ouverture de la page… encore que…
On peut de ce fait écarter ce que je viens d’évoquer et recaler une lecture communément. J’indique uniquement que l’écriture s’est construite au-delà de l’usage ou d’une gamme tempérée, évoquée à contre-emploi dans aviron. Au reste, je n’ai aucune habitude de posture, rituel, prise de notes, carnets, etc. ; tout se conçoit lent de tête et se déploie à retardement, souvent d’un seul jet. J’ai parcouru des pages imprimées, entre huit et vingt-deux ans, en très grande quantité, et les ai manquées, évitées ou omises ; quelques-unes mises à part, l’Hippolyte et l’Iphigénie d’Euripide, La Cerisaie ; théâtre une fois de plus – j’ajoute les Vagues de Woolf et le Zarathoustra, … théâtre ? oui, de l’intérieur. En revanche, je n’oublie jamais une voix ou un manuscrit que je pourrais vous décrire à la lettre ou à la mesure près. L’écriture me relie, la littérature non. J’ai sans cesse plus d’affinités avec un abjad linéaire, dans la déduction des voyelles, du syllabaire ou de l’idéogrammatique pour les morphèmes, qu’avec un corpus constitué d’œuvres dont il faudrait se départir. D’où le versant de la musique.
Ensuite, avec un peu de réalisme, si je devais m’en expliquer qu’adviendrait-il ? Imaginez pierre magnier, invité je ne sais où et sûrement là où l’on attend de ceux qui écrivent un papotage courtisan, tableau et craie en main, après avoir refusé de lire quelques pages au grand dam de tout le monde – du moins les trois pékins et quatre pelés qui à eux seuls seraient héroïquement une gamme rescapée – et pdf projetant une page d’un homme selon, exprimer des idées pareilles, l’air de rien c’est le cas de le dire, même si au lendemain, écrit bienveillant, le commentaire de P.O.L sur la page Instagram s’achèverait sur : …et une certaine affluence, ce qui au fond ne serait pas mal non ? : les muscles à la cloche assignent l’ecchymose d’une certaine affluence.
Néanmoins quelqu’un pourrait relever, je prends les devants, l’expérience de Scriabine à la recherche du lien méthodique des couleurs, des intervalles musicaux, voire d’une symbolique mystique – transfert sensoriel, termes visuels et corporels devenus musicaux, voyez, ces sortes de choses.
L’idée de coloration harmonique par la dissonance mineure (Ré-Mi♭ = bleu/violet) évoquerait directement la tentative scriabinienne de charger les harmonies de valeur chromatique et lumineuse. La description du cycle répété avec de nouvelles couleurs sonores, en variant la fondamentale (Ré-Mi♭ → La-Si♭ → Fa-Sol♭), rejoindrait le principe de cercle des couleurs tonales, où chaque tonalité engendrerait une teinte spécifique.
Ce serait confondre la nature différente de ma tentative relative à une expérimentation idiosyncratique sans système. Il existe une concrétude. Pas un rapprochement, ni une équivalence. Et le côté théosophique et fixe n’a rien de commun avec l’approche ouverte, plastique et distincte selon mes unités de sens présentes.
Alors désormais écrivant, je compose en silence, l’œil rougi – raisonnable, cela semble, pire qu’une utopie, un rêve dérisoire. Je l’ai fréquemment écrit : il suffit d’ouvrir un traité d’harmonie pour rire d’un dictionnaire. Et rire jaune. Même une harmonique d’altérations chromatiques et la superposition d’intervalles tendus est plus simple à choisir qu’un mot. Il faut être fou pour écrire lorsque le mot est l’enjeu. Ou raide dingue amoureux. Ce qui revient au même.
De fait un homme selon reste
une paillasse de laboratoire, vivant d’espérances.
Perdues ou trahies.
Disons les deux.
Florence Trocmé : Après cette première évocation, voudriez-vous évoquer les parties de l’ouvrage ? La structure d’un homme selon sur ses dix livres, est-elle, elle-même, inspirée de la composition musicale comparable à dix mouvements ?
Pierre Magnier : Le dénombrement exact est 1 prologue + 9 livres. Sur l’entièreté des textes, une période assez brève de cinq ans s’est écoulée. Beaucoup d’hésitations, de ruptures et de renversements. Je reviens sur la notion de livre que j’oppose intégralement à celle de recueil avec laquelle je n’ai aucun rapport. Je n’ai jamais assemblé de textes composés isolément, et fonctionnant seuls, quoi qu’en laissent supposer les carnets A et B du nuage-moïse. La numérotation pour des raisons typographiques, sur gros-bleu ou interrupteur, ne révèle que l’action d’alpha en oméga. Il existe ainsi en amont un courant que l’écriture fragmente dans la retenue. Renoncer à l’abondance de formes ou d’effets, par un travail de la langue-clavier ; faire peu, sans prouesse, maintenant la variation pour adapter, arranger et improviser et dès lors sollicitant, entre autres, une ½ pédale comme au piano pour doser la résonance, mettre en valeur des flous contrôlés, préserver les contrastes, soutenir les harmoniques.
Vous l’aviez relevé en introduction, les parties sont les suivantes :
4 à la suite
4. aviron – tarots
5. gros-bleu – icônes
9. m1p – maillot une pièce – axiomes
6. piano nobile – partition
7. tiré_à_part – cadence
8. interrupteur – synopsis
2. sériel – tessères
3. gibet – corde
1. nuage-moïse – genèse
Les chiffres sont l’ordre dans lequel les livres se sont succédé. Pensés l’un après l’autre puis transcrits sans y revenir, hormis de les avoir placés à un moment, et pour certains seulement, sous l’accolade envisagée d’un taquin, ce qui en dit long sur leur glissement possible.
Le canevas s’articule donc 3 x 3 ou 4 + 1 + 4. Je reviendrai sur les demi titres.
Comme vous le voyez le barycentre du livre en 6, 7, 8 n’a pas varié. Les blocs 4 et 5 et 2, 3 et 1 sont maintenus dans leurs échos, malgré leur éviction. Seul le 9, sur ces cent pages, est de loin le plus atypique dans le placement pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons également.
Le 4 à la suite, dernier écrit, sert de prologue. Moins pour tenter de cadrer une trajectoire que de l’évacuer et ne plus y revenir. C’est une pseudo entrée du poème en prose : incipit par la mort, passage de l’individuel à l’histoire, scènes du langage vers l’élucidation sous une vraie-fausse interview, enfin trauma moyennant l’écriture lucide. J’avais à l’esprit l’arpège ascendant de la clarinette solo de Salomé : do dièse à ré, puis à fa, se résolvant sur un accord de sol majeur. 1, 2, 3, 4. Rien de commun avec le synopsis de l’opéra mais tout à voir avec la rupture – Ut queant laxis… les notes doivent justement leur nom à un hymne pour Jean-Baptiste, étrange non ? – ; Strauss de ce seul geste sur trois mesures, avant l’entrée de la voix de Narraboth à la quatrième, congédie des siècles d’ouvertures et de préludes. A mon niveau je souhaitais évacuer, moins cursif certes, le demi-siècle écoulé !
Si l’on soustrait ce début, deux blocs de quatre sont séparés par une cadence intitulée tiré_à_part, qui, malgré sa minceur sur cinq pages, est un livre décisif. Son développé recoupe les types de cadence, cinq pareillement – parfaite, imparfaite, demi-cadence, plagale et rompue – pour stabiliser les livres antérieurs et relancer les suivants. Exactement le procédé musical joué au service de la poésie, ici imbriqué et redéployé.
Ce texte a été composé entre piano nobile et interrupteur, et malaisément avant d’être d’aplomb, conjuguant de trop des extrêmes sur si peu d’espace, lorsqu’il paraît à présent élémentaire. Le plaçant ainsi il est la rivure de l’éventail des autres livres : le couple aviron et gros-bleu, le triptyque sériel, gibet et nuage-moïse, et le solo du maillot une pièce. J’ai été le premier surpris de ce qu’inconsciemment j’avais depuis longtemps porté : une unité dans le milieu admettant de penser ensuite l’ensemble en cycles. Il est plus simple de le discerner d’une œuvre musicale qu’en poésie, car un déploiement symétrique à partir d’un noyau centré sur une cadence possède des structures visibles. Avec mon peu de mots c’était plus ardu.
Florence Trocmé : Trouve-t-on chez vous un travail de développement, comme dans la forme-sonate, des variations sur un thème ? Vous parlez d’une logique d’échos entre les parties ?
Pierre Magnier : Oui, les résonnances. Cette logique n’est cependant pas manifeste à la première lecture si elle est continue ; c’est l’embarras de la tourne des pages numérotées, cela échappera, ou non pour qui est attentif. D’où le placement du maillot 1 pièce en troisième position. C’est un trousseau pour le lecteur-auditeur sur les échos entre les livres de forme-sonate. De manière antithétique il est, de loin, le plus complexe des livres sur trois plans avant-veille, veille au soir, le jour même, car il maintient les répétitions modulées, la variation par thèmes, l’architecture longue en arches, l’emploi du séquentiel autonome et un travail sur l’haleine interne du discours. D’ailleurs passée la première page des dix-sept premières lignes qui s’achève sur le contrapposto plus marqué chez, les lignes ultérieures se font face en double page statiques, subdivisées, circonspectes et complémentaires. Ce qui engendre une boucle complète, naissance, déclin, renaissance, vécue simultanément dans l’espace de la page sous un continuo à deux ; Adam et Eve pour une part ou plusieurs voix entremêlées ; la gauche joue une ligne grave, minimaliste, la droite une ligne plus ornementée et ascendante, et vice-versa. Le lecteur alternera ou superposera les voix, les rythmes et les couleurs et suivant ce que j’ai exposé à propos des verticales et horizontales.
On y découvre une tonique mineure dès l’avant-veille, admettons ut mineur, sous le tempérament mélancolique, introspectif, centré sur les gestes du quotidien ou les souvenances d’autres parties puisqu’il est le dernier écrit avant le 4 à la suite, puis l’ellipse du langage et la morphologie fragmentée en rappel d’un tempo lento, équivalent d’une ouverture de sonate. La lumière domestique agit comme relative majeure implicite, sans jamais s’imposer. Le mode souligne le sentiment de latence, d’incipit non résolu.
Succède la veille au soir en relatif majeur et une dominante de la tonique mineure disons mi♭ majeur ou sol mineur. Ainsi se construit un passage vers un relatif majeur temporaire : ouverture apparente, plus de scènes de plein air, interventions didactiques en gestes physiques et opérations mentales, déclencheurs d’une mémoire stratifiée. Pourtant, le discours revient à la dominante du mode mineur en sol mineur : tension accentuée, multiplication des conflits, instabilité. Le développement joue le rôle du nœud expressif ; les contrastes s’exacerbent, comme dans le mouvement central d’une sonate qui refuserait la résolution immédiate.
Enfin, le jour même, réexpose la tonique mineure, admettons en ut, par une résolution avec modalité mixte. Les motifs initiaux réapparaissent, adoucis, mâtinés de majeur, semblable à un palimpseste d’impressions et de fragments. Les objets sont traités selon leur timbre en ostinato ; les éléments non-objets forment la trame orchestrale mobile. L’introduction d’éléments apaisés, le lait, le repas, le repos, correspond à la levée momentanée de la tension – quasi tierce picarde poétique. Le bevete più latte final, agit comme un accord de sixte ajoutée, ouvrant et clôturant le cycle mineur par un geste lumineux et ironique, clin d’œil au Boccace 70 et les trois sketchs de Monicelli, Fellini et Visconti.
Ce qui résumé – cela étant bien sûr une lecture parmi d’autres que je pourrais argumenter – donnerait un mode mineur tel une condition en douleur, mémoire, introspection. Puis des déviations vers le majeur pour des éclairs d’humour, d’amitié ou de tendresse. Enfin un retour au mineur marquant le refus du pathos au profit d’une tonalité de clair-obscur. Le texte devient donc sonate en ut mineur, avec modulations, relative majeure, sous‑dominante majeure, dominante mineure qui ne cessent d’éprouver leur centre tonal.
Cette logique d’échos trouve peut-être son influence dans la pratique du piano, plus encore l’étude à la table des partitions. Les registres, l’articulation, les timbres et le déplacement du corps préparent l’approche d’un côté, de l’autre la représentation des pages, manuscrites ou imprimées, capte un ordre graphique. Par exemple, dans l’œuvre de Chopin l’unité est parfaite sans primauté de hiérarchie d’un élément, d’un bout à l’autre du clavier, et la fusion est égale pour l’harmonie et la mélodie.
J’allais dire le tour est joué, sous la cohérence du cycle comme partition littéraire, où les livres dialoguent selon des principes harmoniques. Le formulant ainsi je m’aperçois devoir apporter une quantité d’infléchissements. Si l’on reprend les autres livres, on saisit qu’ils fonctionnent isolés, presque insulaires, gardant toutefois une ligne stricte de recherche collective : aviron, celle d’une poétique par l’entremise d’une navigation, gros-bleu celle d’esquisse de cellules préparatoires absolument liées, piano nobile celle d’une partition spatiale et librement atonale, interrupteur celle de la variation poussée jusqu’aux limites d’une coda écrite à rebours, laissant quinze textes en rade dans la reprise, sériel, gibet et nuage-moïse quant à eux tellement charpentés qu’ils semblent déroger mais, en sous-main, répondent à ceux qui les précèdent sous l’aspect de collecte de paroles ou d’images, de mélopées ou de parallèles sémantiques avec des piliers d’hébreu, grec ou latin.
Pour finir, les agrégats d’un homme selon créent un édifice vers une polyphonie flottante, où les motifs, bien que primitifs lorsqu’ils apparaissent, se complexifient. La multiplicité des retours, leur évolution et leur disposition permettent au lecteur d’éprouver dans le même moment des appuis et une sorte de cori spezzati. Malgré le morcèlement, les fondations sont ancrées. Fermement. On est embarqué autour si l’on en a le courage… ou l’enthousiasme.
Une question de loyauté envers l’auteur.
C’est sans doute ce qu’aura ressenti Frédéric Boyer le 21 octobre 2022,
dans le désordre des livres.