Peter Handke, « Tête-à-tête », lu par Florence Trocmé (III, 6, notes de lecture)


Peu de pages, beaucoup de pistes de réflexion et un vrai plaisir de lecture dans ce ‘Tête-à-tête’ de Peter Handke.


 

Dans ce petit livre de Peter Handke, Tête-à-tête (Gallimard, 2025), un drôle de dialogue entre deux protagonistes que l’on sent interchangeables. Parmi les personnages invoqués, il y a la ou les figures du grand-père, et parmi ceux-ci, celle de Victor Hugo. Il est aussi question, dès le début, d’une sorte de petite maison, en fait une maison que Peter Handke a vue, enfant, dans un théâtre, -c’était un décor-, mais il ne l’a jamais oubliée cette maison et surtout sa ou ses fenêtres, il en a cherché trace partout, il ne l’a jamais retrouvée.

Est posée aussi ici la difficile question de l’idéalisation des grands-pères qui, pourtant, dit Handke, étaient des «  propagandistes du IIIe Reich », traîtres de la langue, « la langue de la filiation et de l’enfance qui joue en profondeur (…). Et comme vous avez étranglé, étouffé, souillé, assassiné cette langue, la seule vraie, la seule qui vaille au monde, avec la langue des faussaires d’un faux empire, une non-langue comme jamais auparavant dans l’histoire des langues – bestialité, totale, en fait de langue. Et vous lui avez hurlé votre « Oui ! » Et vous, tueurs et brailleurs hostiles à la langue, comble de la bestialité, avez continué de jouer la farce des fils des muses, en prétendus enthousiastes, en prétendus fous de musique. Déserteurs du vrai et du beau, du beau comme du vrai. Et si tous vos petits-enfants, maintenant et ici, se laissent prendre par votre grand-paternité rayonnante de fausses bontés, n’est-ce pas à cause de la nature de l’histoire, la nature historique même ? » (pp 25 et 26)
→ on pense bien sûr aux terribles notes de Victor Klemperer sur la langue du IIIème Reich, mais aussi à maints exemples beaucoup plus récents de langues malmenées, éructées pour tout dire. Peut-être par des grands-pères d’aujourd’hui ? 

Le théâtre est comme un spectre dans ce livre, qui a tout lui-même d’une scène où joueraient les deux protagonistes, mais aussi via toutes sortes d’évocations, parfois drôles, qui fonctionnent comme des petites saynètes. Il y a par exemple une histoire de nid de frelons que le grand-père, attentif à l’accalmie du soir dans l’essaim, se précipite pour cimenter. Et le jeune enfant qui va écouter pendant plusieurs jours le bruit rémanent à l’intérieur, l’arbre qui vrombit du vacarme des frelons pris au piège.
Réflexion critique aussi sur le théâtre contemporain, qui aurait perdu son « momentum », comme le cinéma au demeurant. Peter Handke reste toujours, depuis son fief de la région parisienne, un fin observateur de la vie politique et culturelle : « … une expression anglaise : là-bas, on dit d’un coureur qui sort de son couloir, ou d’un archer qui laisse partir sa flèche trop tôt ou trop tard : He lost his momentum », il a perdu son moment. Et ainsi, il me semble parfois que le théâtre aussi a perdu son moment, pour l’instant, ou pour toujours ? Et la chose étrange là-dedans, ni belle ni bonne du tout : le film, son art frère, a aussi perdu son moment, pour l’instant. Quelques films dignes d’honneur triomphent bien, grâce à des moments d’actualité, des gros plans, de la musique universelle. Mais ce ne sont pas les moments auxquels je pense, et encore moins les moments « cultes ». Tous les films d’aujourd’hui, tous, oui, ont perdu la durée, comme les jeux de scène, et cela, du moins je l’affirme, à cause du moment perdu de son art frère, le théâtre. » (p.48).

Et toujours ce mouvement vers l’enfance qui me fait penser à cette remarque de Valérie Zenatti dans Le Faisceau des vivants : « et lorsqu’il ne trouvait pas l’enfant, il s’interrogeait sur la manière dont il s’était enfui. Qui l’avait chassé et dans quelles circonstances. ». Une des forces de Handke me semble cette capacité d’enter cette fidélité au vécu et puissant ressenti enfantins sur une dimension de réflexion générale, profonde, critique.

Peu de pages, beaucoup de pistes de réflexion et un vrai plaisir de lecture (ne surtout pas négliger cet aspect !), dû en particulier à tous les niveaux de profondeur du livre, à ces sauts et rebonds, à cette forme en dialogue rêvé. 


Florence Trocmé

Peter Handke, Tête-à-tête, traduit de l’allemand par Julien Lapeyre de Cabanes, Gallimard, 2025, 12€ (parution le 6 novembre 2025)