Pierre Dhainaut, “L’Art des nuages”, lu par Sabine Dewulf


Sabine Dewulf propose une lente traversée du thème des nuages, en explorant ce livre de Pierre Dhainaut et Caroline François-Rubino.


 

Pierre Dhainaut, “L’Art des nuages”, encres de Caroline François-Rubino, Voix d’encre, 2023, 76 p., 19€


D’emblée, ce livre m’a séduite : le format « paysage », la qualité du papier, les encres en pleine page, la brièveté des poèmes, la rencontre systématique entre le texte et l’image et, bien entendu, la beauté plastique de ces nuages un à un déposés sur les pages… Sans oublier ce poème en quatrième de couverture, où se concentre l’art poétique de Pierre Dhainaut : « Merci aux nuages, / sur eux l’écriture / a perdu prise. »

Perdre prise
, tel est en effet l’enjeu majeur de cette écriture si singulière qu’elle s’avance à contre-courant, non seulement des mots que nous employons à l’ordinaire, mais aussi de tant de textes contemporains. Souvent la poésie est entendue, me semble-t-il, comme un moyen d’habiter le monde, d’y trouver sa place, de contrer ce qui paraît insupportable ou injuste, de recouvrer une forme de sécurité ou d’apaisement. Or, il s’agit au contraire, dès la première page, de contempler le « Rien » abrupt, premier mot du recueil. Ce « rien », tour à tour, s’étend et s’effiloche, sans fin, sans autre consistance que celle du passage. Au point que le recueil feint de se refermer en échouant (comme le flot sur la plage) sur l’expression de l’inachèvement : « ainsi de suite ». À quoi fait écho ce poème, à l’intérieur du livre : « À l’horizon encore / après l’horizon / le « oui » des nuages. »

Que désigne ce « oui » ? Par leur souplesse et leur précarité, les nuages sont de nature à inspirer une attitude neuve, audacieuse, à rebours de tous nos mécanismes : une pleine adhésion au mouvement présent. Pour le poète – et le lecteur dans son sillage –, il s’agit d’accepter de n’aller « nulle part » ; de préférer à l’élan orienté le franchissement des « seuils » ; de choisir le seul lieu qui soit aussi immuable qu’éphémère : « ici » ; de s’arracher à la fascination des formes (« pierre » ou « vague ») en décelant, à leur place, « juste une ombre » ; de renoncer à quadriller l’espace où nous vivons : « autour » ou « au centre », « que leur importe », à ces nuages… ; d’éprouver toute la relativité du cadre temporel : « Le temps d’un poème / entre deux nuages, d’un nuage / entre deux poèmes » ; de s’extraire d’une logique mutilante pour embrasser l’ensemble indescriptible : « Obscure, la lumière, / lumineux, l’obscur ». Ces poèmes du « oui » sont proches du haïku (dont le troisième vers vient rompre l’attendu) et du kôan japonais : ils déplacent et brouillent nos repères, jusqu’au vertige. Ils nous aident à nous déprendre de tout ce que nous tentons de construire, de concevoir : « Châteaux de nuages / que nous bâtissons / pour ne pas les garder. »

De fait, le nuage est par excellence l’emblème de l’insaisissable. En lui, la constance se confond avec la puissance de métamorphose. Sa substance est la transformation perpétuelle : « Heureux nuages / changeant de formes, de noms, / de permanence. » À la frontière du réel tangible et du rêve impalpable, le nuage fait paradoxalement corps et lien, aussi prégnant et volatile que nos pensées, désirs, espoirs : « Un envol de mouettes / au-dessus des nuages, / on y pense, c’est possible ». Par là même, il aère et il ouvre, il nous rapproche de l’inatteignable, celui du sens et de l’espace, « dans la phrase infinie ». Les encres virtuoses de Caroline François-Rubino nous familiarisent avec cette matière improbable, cette admirable fuite qui épouse toutes nuances de blanc sur fond gris, « Au pays du qui-vive ». De page en page nous naviguons dans le tourbillonnant, le liquide, le vaporeux, l’évanescent, le floconneux… Notre esprit se repose et notre cœur chavire. Nous apprenons sans trêve à nous mouvoir, à ne plus nous heurter.
Sous la plume du poète, le mot « nuage » lui-même – ses sonorités et son rythme allongé – participe de cette étrangeté qui ressemble à notre destinée profonde, celle des passants de la terre et de l’air : « D’or, de neige, le noroît / qui parcourt la plaine / un soir de nuages. » Fluide comme l’eau, sinueux comme le vent, proche de « neige » et de « nuit », de « vague », de « visage » et de « rivage », d’« arbre » ou de « phrase », ce terme s’étire, se répète, se décline, essaime, engendre des variantes, des échos où les « couleurs s’échangent », tout comme les formes, entre « mer » et « nuages »… Le poème nous efface à nous-mêmes pour renouveler notre souffle, notre ouverture à ce monde mobile, de seconde en seconde : « 9h, 9h01, 9h02… »      
N’oublions pas de lire Pierre Dhainaut. Il est en effet l’un des poètes très rares à nous rendre à notre condition la plus nue : l’incertitude radicale. L’un des très rares à nous réinsérer dans cette réalité dont nous ne voulons pas : cet imprenable, cette constante dérobade ; à nous la faire sentir, goûter, aimer : « Aimer sans frontières / la houle, les nuages, / la mémoire et l’adieu. »
 
Sabine Dewulf

Pierre Dhainaut, “L’Art des nuages”, encres de Caroline François-Rubino, Voix d’encre, 2023, 76 p., 19€