Philippe Lekeuche, “L’Épreuve”, lu par Françoise Le Bouar


Françoise Le Bouar lit pour Poesibao “L’Épreuve”, un livre de Philippe Lekeuche, poète pour qui “tout chemin s’est effondré”.


 

Philippe Lekeuche, L’Épreuve, peintures d’Isabelle Nouwynck, L’Herbe qui tremble, 2023, 94 p., 14€


Avec ce nouveau recueil, on ose à peine écrire que Philippe Lekeuche poursuit sa réflexion sur la poésie, ou simplement même qu’il poursuit son chemin, lui pour qui tout chemin s’est effondré :

Mon chemin s’est effondré – plus encore
                                    l’idée même du chemin
Ni route ni déroute je ne savais pas quoi
Se défaisant faisait ce poème et lui
Défait contre tout contre lui
Se faisait

Bien des paradoxes sont à l’œuvre dans cette poésie bouleversée qui laisse percevoir des accents mystiques – soumettre les mots à cet accent de ferveur allant de pair avec le désir de leur faire rendre gorge – ; qui ne recourt à une partition entre douleur et joie, trouble et pureté, chute et élévation, que pour mieux témoigner de la coexistence de ces opposés. Dans une vie partie à la dérive que plus rien ne fonde, le Toi est un point de repère, il est de première nécessité et signifie tout autant le Père que l’Ami, « bel amant des roses », le « frère imprévu » venu secourir l’éperdu.
Le poème est un corps qui expose ses blessures, un cœur incandescent qui semble se consumer sans fin. Mais aussi un être vivant qui n’entend pas s’en laisser conter, crache sur le langage et sur celui qui prétendait l’écrire. Aussi se livre-t-il tel quel, encore rougeoyant, amoureusement raté, parfois métissé de mots étrangers, avec ses manques et ses lacunes, tendre fleur des ruines.
Faire de la poésie est un combat, un corps à corps. Une lutte avec l’ange ? mais il n’y a plus « Aucun ange en vue / Rien que des hommes / Bâclés à la six-quatre-deux / Dans la nuit du monde ». Et le langage est à la fois le poignard et la blessure. Alors, un point est atteint que l’on peut nommer « point de non-retour », « point aveugle », et si quelque chose advient malgré tout, c’est une « absence accueillante » « parmi les choses évanouies ». La rechercher serait la seule méthode, irraisonnée, risquée – mise à l’épreuve bien plus que procédé – : « Ô ma méthode / Mon éclatement en multitudes ».
Point de butée : ainsi s’intitule la suite de trente-sept petits poèmes numérotés comme pourraient l’être les tessons d’un vase brisé, poèmes nés d’une rencontre avec ce point d’achoppement : « J’ai cherché le point de butée / Où le corps parle ». Le point où l’on ne sait plus rien de soi, où Je se vit comme « un passager sans / Personne à bord ». Cette perte, qui est un abandon, est rendue tangible par l’usage inversé de l’actif et du passif : ne plus comprendre la langue, mais être compris par elle (« Puisque les langues se mêlent de toi / Heureusement incomprises »), non plus trouver mais se laisser trouver, laisser agir. Car c’est désormais la seule chance pour qu’affleure Poésie : « […] et Poésie / Pauvre petite, agit // Tel brin d’herbe au plus fort / Du désert, et sauve encore »
Oui, le poète est encore et toujours ce « gamin des strophes » marchant parmi les fougères, main dans la main avec son grand-père : en lui demeure « l’ombre violette » de l’enfant qu’il fut, en lui séjourne le « petit enfant radieux » qu’engendre au jour le jour sa vie brisée.

Françoise Le Bouar


Extrait de L’Epreuve (p.51, p. 65, p.74) :

La nuit voyait en nous
Cette clarté secrète
   que couvaient nos décombres

Elle criait lentement
Avec douceur, jetant
Une étoile morte



Le feu ! Entre toi et moi, il se brûle
Et consume sa vie et de son jet
Jouit, rouge amoureux, sa
Brûlure éclaire, embrase, il irradie
Forme le Nous déjà calciné



Ce n’est pas avec son œil
            que le photographe voit
Ni avec l’appareil
C’est avec le fond de lui-même
Son point aveugle
Là où tout est
            absolument noir

Au fond de lui il y a
Dans l’impossible à voir
Brillante la Chose
Qui revient du dehors
Et que la photo
Manque
                                    (Hommage à Vivian Maier)