Isabelle Baladine Howald nous immerge ici dans la pensée de Georges Didi-Huberman, cette si “belle pensée” ouverte sur tant d’horizons.
La pensée libellule
« Nous nous touchons. Par où ? Par des coups d’ailes »
Rilke cité par G. Didi-Huberman
Quelle belle pensée, quel indispensable penseur… Comme c’est rassurant que le mouvement et l’instable soient aussi bien approchés, jamais accaparés, qu’un penseur se laisse aussi bien atteindre, toucher, « affecter » par ce qu’il regarde, touche, sent et étend de ce fait… Comme cela change des discours assommants et secs, des pensées fermées comme des huîtres… Comme ça respire doucement, tendrement, comme les larmes peuvent venir, et le sourire, cette chose inexplicable, poindre et la caresse passer comme le vent effleure un bras, en été.
« Qui caresse accepte de ne pas demeurer à la même place, de ne pas saisir, de ne pas posséder. C’est une connaissance par le mouvement, par la légèreté, par ce qu’on nomme si bien le tact. Une main qui trouverait sa place et n’en bougerait pas ne comprendrait rien au corps qu’elle immobilise sous elle. »
C’est une expérience du corps qui détermine une approche : ici une petite sonde vers le cœur de l’auteur, en noir et blanc sur un écran, lors d’un examen médical.
Voilà le dedans touché. « Ce que je voyais là était bien venu me toucher ici (dedans). »
L‘amitié profonde de Jacques Derrida avec Jean-Luc Nancy ou la paralysie d’un œil au moment où il est commissaire de l’explosion Mémoires d’aveugle, (Le toucher, Jean-Luc Nancy, Galilée, 2000, Mémoires d’aveugle, RMN, 1991), une greffe du cœur chez Nancy (L’intrus, Galilée, 2000), et pour Georges Didi-Huberman l’image d’une sonde vers le cœur, c’est la pensée du toucher donc du mouvement qui donne matière à penser à la philosophie depuis quelques décennies.
Spinoza bien avant avec la notion fondatrice d’affectus, et la joie due à la maîtrise – mais non au déni – des passions, Deleuze dans sa lecture de Nietzsche et dans tous ses plis et rhizomes, mais aussi les états émotifs de Nietzsche lui-même (le plus é/mu de tous, sans doute, jusqu’au danger, comme Artaud) ou bien d’autres peuplent ce textes fourmillant des textes et images des autres : c’est aussi la pensée du mouvement (Georges Didi-Huberman aime la danse, comme on le comprend…) qu’il rejoint depuis longtemps. Toucher, se laisser toucher, désirer et être désiré, sentiment et sensualité, et surtout ce désordre mis en nous, qu’il nomme trouble, qui est une véritable expérience à laquelle nous sommes sans cesse ramenés. Tout cela nous « meut » et nous «émeut », et nous rend aussi responsable, au sens d’une réponse, le terme est de Georges Didi-Huberman, de notre émotion venue de l’autre et allant à l’autre.
L’infini est à l’œuvre, dans un « milieu fluide, entre l’aérien et le liquide »…
C’est une expérience sensible, une expérience pensive, rêveuse, une pensée libellule qui si puissante soit-elle n’est jamais lourde. La culture ici est éblouissante, je ne sais même pas comment il se fait qu’elle n’est pas écrasante, mais non, elle se pose et propose ici et là, ici ou là, comme les montages qu’il aime à faire, comme les lucioles chères à son cœur nous éclairent brièvement çà et là, le temps de comprendre quelque chose dans leur minuscule éclair.
Cette culture immense déploie son univers à l’infini, il cueille tout geste de l’autre, tout chant, tout repli, tout art comme quelque chose qui s’ajoute à lui, dans lui, et qu’il se met aussitôt à aimer, à lire, à phraser, en véritable écrivain.
Ces choses de la « survivance » sont essentielles. Leur faible lueur est intermittente mais indispensable.
Outre le sensible, il faut souligner l’importance de l’inconscient, si souvent méprisé, oublié, inutilisé, cet autre en nous pourtant magnifique et jamais ennemi.
Que faire a v e c tout cela, qui nous dépasse, c’est la question.
Pour Georges Didi-Huberman, il s’agit de laisser l‘émotion nous saisir voire nous rendre muet, comme devant un tableau, une sculpture, et ensuite, retrouver une parole. Il aime écrire, il aime le langage, passion aussi importante chez lui que l’image. « Il faut laisser les mots s’étendre ».
Brouillards de peines et de désirs de Georges Didi-Huberman parait ces jours-ci chez Minuit. Le titre déjà vous envoie au ciel, si je puis dire, bien qu’il soit difficile de savoir si le brouillard descend des nuages ou s’il monte de la terre pleines d’humeurs baudelairiennes dans ces pages… Bien sûr c’est les deux, et entre eux deux.
Comment résumer un tel livre ? Peut-être juste se laisser traverser par quelques lignes, sachant qu’il y a en a beaucoup d’autres, et bien d’autres lectures possibles et à faire.
Le c o e u r du livre, c’est vraiment le mot adéquat, c’est l’affect, les émotions qu’on traite aujourd’hui par la psychologie bas de gamme, ou les passions que la philosophie a souvent vues d’un bien mauvais œil.
Nous traversons tout cela, ces « atmosphères » dans « nos indéfectibles lieux de vie » mais nous sommes aussi traversés par eux, double mouvement au moins. Entrelacement d’airs diurnes et nocturnes, de courants, de circuits : « faits d’affects », écrit Georges Didi-Huberman. Ils ont besoin d’aide pour être pensés, celle de la philosophie oui mais aussi de l’esthétique – puisque l’auteur est historien de l’art avant tout et la peinture ici est toujours à l’honneur – de la phénoménologie (la science de ce qui apparaît), et de la psychanalyse (Freud est ici lu et compris de très près, pas seulement lui d’ailleurs mais lui en tout honneur à la place qui lui revient, Binswanger aussi), ou de l’anthropologie, qui actuellement ouvre tant de champs (et de chants, pour faire allusion à Vinciane Despret notamment dans ce merveilleux livre qu’est Habiter en oiseau. La science n’est pas oubliée non plus, loin s’en faut ! (mais comment fait-il pour savoir tout ça ?…).
Ce qui sous-tend philosophiquement le livre de Georges Didi-Huberman, c’est une critique de l’« oubli » de toute émotion dans Être et temps de Heidegger (le fameux Sein un Zeit), le philosophe allemand n’ayant étonnamment retenu que l’angoisse, dont je ne suis pas certaine qu’il la pensait d’ailleurs vraiment comme un affect. Il lui manque fondamentalement le contact. Il lui manque « l’amour et l’éthique de la réciprocité ».
Grand lecteur de Heidegger, Derrida, auquel Georges Didi-Huberman dit volontiers ce qu’il lui doit, opère le mouvement inverse « je commence par l’amour », déplaçant d’un mouvement la situation de l’être pour la philosophie. D’autres l’accompagnent à commencer par son maître Aby Warburg, ou en effet, déjà nommés, Deleuze, Foucault, Merleau-Ponty, Husserl, Nietzsche, Spinoza, Alexander Kluge, Barthes ou Sartre, mais aussi les poètes comme Tsvetaeva, Clarice Lispector, Michaud, Baudelaire – lui qui détestait pourtant le mouvement (« je hais le mouvement qui déplace les lignes »), et Rilke : « J’apprends à voir. Oui je commence. » (On remarque en passant que Rilke est actuellement en passe d’être enfin lu comme un vrai penseur.)
Aux affects correspondent des gestes, ceux de la main par exemple, qui font signe, qui font sens même si nous ne sommes pas toujours à même de les déchiffrer. Pensons, après les avoir longuement contemplées, aux mains négatives de la Préhistoire, auxquelles sont consacrées un long chapitre. Salut ou refus ? Ou même, ce qui m’a traversée, si je puis me permettre cette proposition : « je suis » ou un « je suis là » ?
« L’image ma grande, mon unique, ma primitive passion » dirait Baudelaire, passion de Georges Didi-Huberman également. « Les images pensent puissamment » écrit celui-ci.
L’image « … me met face à un intérieur » dit-il, et « ce sont des temps différents qui battent ensemble dans le cœur de l’image ». A ces « faits » (ce dont nous sommes faits), dont nous sommes affectés, il faut en effet trouver un phrasé, ce qui ne sera possible qu’en faisant travailler ensemble différentes disciplines et leur divers concepts, vocabulaires et manifestations à travers le langage.
Georges Didi-Huberman est un homme qui aime les vapeurs. Il connaît les vapeurs du Thymos, cœur, poumons, âme, qui se manifestent par le souffle et dans le souffle par les vapeurs, brume, brouillard, buée dans l’air froid, il s’y laisse prendre et perdre. C’est un homme qui pleure, qui aime et connaît les larmes (superbe passage sur les petites larmes dessinées par Saint-Simon dans ses Mémoires, à la mort de sa femme et faute de mots). C’est un homme qui tremble, l’ombre de sa main portée sur son cœur. Il est un homme qui penche, comme celui de Giacometti. C’est avant tout un homme qui aime les images, sait les lire. C’est aussi, heureusement, un penseur car débordé d’émotion, personne ne peut tenir debout. Il propose des désordres, des surgissements d’inconscient, une porosité essentielle. Car ce qu’il faut retenir ici, ce n’est pas seulement la fragilité apparente, c’est aussi la puissance à l’œuvre dans ce travail : « faire bouger les stases ». Outre le toucher, ce qui importe tellement c’est regarder, voir. Déjà il y a longtemps il écrivait Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (Minuit, 1992). Fidèle à ce qui est tellement lui et en lui, il regarde d’une manière qui rappelle le magnifique « regardeur » Daniel Arasse dans « On n’y voit rien » ce qui voulait dire bien sûr exactement ceci : regardez et vous verrez.
Georges Didi-Huberman cite Clarice Lispector : « je suis bien plus complète quand je ne comprends pas…C’est tout ce que je ne sais pas qui constitue ma vérité. » C’est un bon début.
Ou je pense à Pascal Quignard « ne rien comprendre à rien est un organe fabuleux » (je cite de mémoire).
La revue Critique consacre son double numéro de début d’année à Georges Didi-Huberman, une pensée qu’il ne faut surtout pas chercher à clore, mais la laisser infinir, verbe et geste qu’il partage avec Jean-Christophe Bailly.
En conclusion nous pouvons dire que toute cette œuvre est moins une recherche de réponse qu’une recherche de question, ce qu’il appelle « la question de la réponse », celle posée par l’autre, et de la responsabilité que nous avons devant lui, qui est toujours devant nous.
Isabelle Baladine Howald
Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs, Faits d’affects, 1, Editions de Minuit, 2023, 544 p., 27 € – lire quelques extraits du livre sur le site de l’éditeur
Revue Critique, Georges Didi-Huberman, janvier-février 2023, no 908-909, Editions de Minuit, 174 p., 14 €
PS : Ce serait bien intéressant d’étudier que dans différents domaines actuels de recherche, c’est un écart, un déplacement qui est à l’œuvre. On peut souligner que dans le domaine de la philosophie, de la sociologie ou de l’écologie que Vinciane Despret comme son maître Bruno Latour, comme Baptiste Morizot, Estelle Zhong Mengual (lire son superbe Apprendre à voir, Actes sud, 2021) Marielle Macé ou Donna Haraway, et bien sûr Philippe Descola en anthropologie, se laissent affecter, accordent un « régime d’attention » à la « nature » qui diffère, c’est-à-dire qui change et nous change et aussi nous met un peu à l’écart de notre anthropocentrisme.
C’est au fond le même travail de déplacement de son propre regard, qui a lieu, par la manière d’être de l’autre, fût-il un oiseau pour Vinciane Despret ou un ours. Celui qui a failli coûter la vie à Nastassja Martin a laissé de lui en elle, une dent notamment, comme elle a laissé de la peau et du sang dans sa gueule « …ce qui a été perdu dans le corps de l’autre ; arriver à vivre avec ce qui y a été déposé » (Croire aux fauves, Verticales, 2019). Pas loin du chamanisme mais sans perdre la conscience de soi et de l’autre comme autre). Et le travail de Georges Didi-Huberman en histoire de l’art mais sans la séparer d’autres disciplines procède du même écart volontaire, de la même ouverture souhaitée.