Philippe Beck, « Le Fantôme du jansénisme », [Hantologie]


Pour la rubrique Hantologie, Philippe Beck s’attarde en profondeur sur son rapport avec Pascal, le roseau pensant et la peur.


Le Fantôme du jansénisme

Il n’est pas interdit de penser que tout écrivain est d’abord un lecteur. Sous une telle évidence, je n’entends pas seulement le fait que l’aptitude à écrire ait pour condition l’aptitude à lire. J’y entends aussi le fait obscur qu’écrivant on cherche encore à dire autrement ce qu’exprimait le premier livre auquel nous a conduit le désir. Puisque Poesibao m’invite à dire mon « hantologie », il s’agira ici du volume de poche des Pensées de Pascal, qu’incité par la ferme discrétion de notre professeur de français Madame Hamm je suis allé acheter à la Librairie Ehrengart de Neudorf (Strasbourg), l’année de mes onze ans. Il s’agit du premier livre vers lequel je suis allé. D’autres livres m’étaient venus auparavant ; je distinguerai par commodité ceux vers lesquels nous allons et ceux qui viennent à nous. Il n’y avait que peu de livres dans notre appartement, et la bibliothèque se constitua peu à peu. Le premier livre, janséniste, dont il est question est par hantise continue celui qui m’écrit encore d’une certaine manière à préciser, et il ne serait pas absurde d’en chercher les traces ici ou là dans les livres que j’ai commis en poète juif. Non que je sois à proprement parler un pascalien ni que je me retrouve pleinement (hystériquement) dans la passionnante folie doctrinaire du jansénisme. J’y reviendrai.

D’abord, ce mot, hantologie, emprunté à Derrida, il faut y revenir. Le choix d’un livre, la détermination de morceaux choisis, le fameux bouquet de fleurs, seraient l’acte d’un fantôme, et peut-être une élection fantôme où se désigne ce qui traverse l’âme et le corps, des motifs, des pensées sensibles réunies dans un contour, une silhouette spirituelle. Et le choix même devient obsédant comme un ver d’oreille. Il se voit et s’entend à la fois. En renvoyant l’anthologie au fantôme qui hante les vivants, on dit que le choix du bouquet lui donne l’apparence d’une vitalité qui doit se confirmer. Comment un livre peut-il changer la vie s’il n’est qu’un mirage cohérent de pensées sensibles ou d’images suivies, une épiphanie inconsistante malgré tout ? L’existence elle-même dépend des séries de phrases où son enjeu se déploie et s’approfondit. Si je suis écrit par le livre qui continue de me lire à travers ses pans mémorables, c’est parce que, grâce à lui, ou par sa faute, je continue de l’écrire. Et écrire, c’est aussi, en effet, écrire un fantôme, lui donner une consistance qu’il ne peut guère tenir de lui-même.

Pascal est l’une des plus puissantes figures de celui qu’on appellera un hantologue. Pourquoi ? Pour deux raisons liées. La première est la poursuite ; la seconde est la peur.

L’écrivain qui hante nos pensées et leur inscription est d’abord hanté par ce qu’il note. Le fragment est l’indice d’un besoin de noter le difficile, qui poursuit, et qui fait peur ; on ne va pas trop loin dans l’exploration inhumaine, et c’est déjà très loin, comme d’aller et venir du fond d’une caverne riche en apparitions. Le célèbre fragment qui m’incita à franchir le seuil d’une librairie est connu de tous, et revient dans tous les florilèges : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. »

Pascal est un praticien de la peur. La peur est le ressort de l’écriture : on écrit parce qu’on a peur, c’est-à-dire parce que des pensées inscrites nous ont fait peur. Or, il est essentiel au janséniste de faire peur également, dans la mesure où l’existence ordinaire est fondée sur l’oubli des motifs de crainte, pour continuer de vivre. Une vie dans la peur est impossible. Alors, pourquoi les écrits doivent-ils réveiller l’effroi qui sommeille en nous ? Dire aux humains qu’ils sont des roseaux, un janséniste ambigu et allègre, La Fontaine, le dit aussi. Or, la peur profonde est indirecte : la peur est donnée avec son remède comme une apparente consolation. L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. L’enfant comprend : ma seule force sera de penser ma faiblesse, et la peur de la tempête ne me quittera pas, qui oblige à tenter de comprendre les causes du bouleversement. Comme si le bouleversement pouvait causer la conversion. Si je ne pense pas ce qui m’oblige à prendre une courbe, je disparaîtrai. C’est ainsi que la peur indirecte rentre dans un corps animé, plus que les paroles directement menaçantes d’un « Tu dois travailler, sinon tu deviendras clochard », et le poète ressemble au laboureur de la fable, qui fait comprendre à ses enfants lecteurs la nature du vrai trésor. Le paradoxe intéressant, dont je prends conscience en tentant de comprendre la hantise du roseau, c’est que la peur est poursuivie : on a besoin de la peur pour mieux regretter le futur, et prévenir les conséquences. Le problème tient dans le plaisir de la peur : les enfants apprennent des contes qui les terrifient. Or, apprennent-ils réellement ? Si La Fontaine montre la supériorité du roseau qui résiste mieux que le chêne à l’ouragan, il indique la force d’une courbure vivante par laquelle je m’adapte au monde redoutable, comme la branche qui ploie sous la neige. Comment bien faire peur ? Quand une pensée suivie, dans la série discrète qu’elle instaure, devient un fantôme, elle prend la forme d’un déplaisir ou d’une irritation acceptés, car il faut être irrité pour continuer de tenter de penser la difficulté. Le jansénisme représente l’enseignement de l’effroi (l’infini doit effrayer), c’est-à-dire l’enseignement venu de la peur et qui enseigne la peur à ceux qui, comme dans le conte, doivent connaître la peur qu’ils ignorent. L’enseignant et l’éducateur font peur (sont censés élever à la crainte), parce qu’ils tentent de saisir le sens même de la peur en le faisant comprendre. Pascal ne sait pas tout de ce qui l’effraie. Il l’appelle : l’infini. Si la leçon est le nerf de la littérature, c’est en vérité que le terrible leçonneur essaie d’entendre les raisons de la peur que l’infini provoque en lui.

Le roseau sent battre son cœur pensant et se heurte aux limites qui lui imposent de poursuivre les idées qui l’agitent. Chaque corps animé est une harpe éolienne, la silhouette d’un chant dépendant, et ce chant même qui le traverse : un fantôme réel ? Non. Si je fais peur, c’est réellement, et mes hantises n’expriment que la réalité de l’irritante poursuite appelée une existence, où mon existence rencontre celle d’autrui dans le bruit et la fureur. Entre les êtres se loge l’infini qui oblige à sentir que « l’homme passe infiniment l’homme » : l’homme est l’impossible limitation ou contour qui repousse indéfiniment son propre infini senti. Il arrive souvent qu’on en conclue à la finitude. Pourtant, dès que l’infini est poursuivi et repoussé comme un fantôme (une inconsistance effroyable), l’existence finie cesse d’être une privation.

Pourquoi choisir le texte d’un janséniste effrayé comme il se doit ? Et pourquoi être allé aux Pensées au moment où la rencontre du Talmud laisserait une marque profonde en moi et le désir-besoin de continuer les textes lus ? Suis-je un juif christianisé ? Je ne le crois pas. La notion même du « judéo-christianisme » est piégée. Quand Port-Royal déploie ses pensées d’avertissement analytique, les juifs sont interdits de séjour depuis l’édit de Philippe le Bel en 1306, que Louis XIII a renouvelé en 1615. Port-Royal n’accuse pas les juifs de déicide. Depuis Abel, c’est l’humanité tout entière qui aurait tué Dieu ! Parmi les Solitaires, qui ignorent l’antisémitisme, il y a plein d’hébraïsants. Pascal ne suit pas Augustin dans sa pente antijudaïque et s’en tient au fait que « la religion chrétienne » est « fondée sur la précédente ». La précédente est « toute divine dans son autorité, dans sa durée, dans sa perpétuité, dans sa morale, dans sa conduite, dans sa doctrine, dans ses effets. » Il trouve dans le Talmud une « tradition ample du péché originel ». Bien sûr, Pascal est aussi typologue. Il s’intéresse à la « grandeur prédite » du Messie, qui n’est pas du tout mon sujet, et en tient cependant pour la « preuve des deux testaments à la fois. » Ce point théologico-politique (cet à la fois indéfiniment impraticable), je n’en ai guère conscience à onze ans, bien que vivant l’antisémitisme tous les jours, et l’occasion de revenir aujourd’hui à la hantise me fait prendre conscience d’un goût pour ce chrétien occupé à la « science du cœur », « intelligible au cœur droit », cet « ardent et sensible » dont parle Gilberte, capable de lire Joseph de Voisin à fond, de bâtir une bibliographie talmudique, dans le but évident de ne pas délirer sur les juifs. Mon inconscient, dirigé par le sentiment des guerres de religion, guidait les pas dont le sens apparaît peu à peu grâce à la reconstitution ou l’anamnèse du fantôme. Je n’ai donc pas sans raison parlé de « jansénisme expérimental » dans Contre un Boileau. L’expérience de la peur aide à penser la peur de l’expérience, qui est la crainte d’accepter le sens de ce qui est vécu. Or, le sens de ce que nous vivons nous poursuit. Quant à La Fontaine, dont on peut relire « L’Oracle et l’Impie », il est tout nourri de la Bible hébraïque, et ses fables ressemblent souvent au Midrash, à commencer par « La Cigale et la Fourmi », disposition contre disposition. Mais c’est en principe une autre histoire.

Texte inédit, ©Philippe Beck