‘Ce qui n’était jamais arrivé’, menace l’écriture et la vie, sursaute à la mort et nous laisse souffle coupé. Exploration.

Livre des fantômes, plus que jamais, Ce qui n’était jamais arrivé bien sûr est arrivé. Ce à quoi on ne pense pas et c’est toujours ainsi que cela arrive, le livre, la mort, la vie aussi. Il évoque les brusques failles du corps qui vieillit – un doigt qui ne veut plus –, un enfant-frère qui meurt mais se promène dans le couloir – les couloirs sont les lieux préférés des fantômes, ni caves, ni greniers mais couloirs –, une chatte disparue momentanément, entre autres… Ceci pour la vie immédiate, et puis pour la vie éternelle, et Georges, le père tuberculeux disparu si tôt (« la fille de Georges veille éternellement en moi. » dit l’auteur d’elle-même (p.75), Ève en Homère ou l’inverse, le Bien-Aimé et ses lettres nomades, Pierre/Pete le frère, Kafka le double de la Mitteleuropa, et des autres, notamment les dates. Elles sont parfois énigmatiques pour nous. Ne pas buter sur les dates, les laisser soulevées au milieu de quelque chose qui coule, peut-être un fleuve qui refluerait de Cythère, portant les barques de quelques fantômes.
Ce n’est jamais à quoi à qui l’on s’attend. Ça n’arrive jamais comme on le croit. Ce n’est jamais ainsi que cela se passe. C’est l’imprévu.
Il parait que la mort ne prévient pas mais qu’elle avertit, j’ai entendu cette phrase de vive voix qui m’a laissée perplexe, quelle est la différence ? (J’y penserai plus tard car je n’en ai pas fini avec cette terreur, depuis l’enfance.) Toujours est-il que même ce qui semble mort, cette main droite qui refuse d’écrire, s’avère bien vivante. Que tout est bien vivant, ce n’est qu’une question de perception.
Hélène Cixous qui n’a jamais cru à la mort jusqu’à il y a quelques années se bat toujours contre elle.
« Que mon frère soit mort ne l’empêche pas de m’être en vie, je veux dire de le mettre en vie dès que je l’appelle par son son. Pit ! Et lui de me répondre : coucou ! Et puis plus rien. Mais un plusrien qui sonne et que j’entends. (…) L’ombre du son de sa voix est immortelle. » (p. 21)
Je me suis dit que cette fois je ne saurai pas faire une note de lecture. Qu’il faut parfois savoir renoncer, reconnaître son incompétence, sa maladresse, son embarras, son impossibilité. Pourtant je crois que lire Hélène Cixous m’a toujours donné envie d’écrire. Je ne le fais pas tout de suite car le danger est grand. J’attends que cela se calme un peu.
Cette lecture fut comme se pencher sur un livre unique dont l’auteure elle-même a pu penser qu’il serait le dernier. Ici les grammaires en tombent à la renverse : l’auteure elle-même n’aurait pas pensé qu’elle écrivait un livre qui fut le dernier, sauf celui-ci, qui aurait pu l’être. Und so weiter, usw, comme on dit en allemand, ainsi de suite.
Finalement ça ne devrait pas être le dernier. Il y en a au moins un qui court depuis. En tout cas le livre, et elle, sont là. Il y faut une veilleuse.
Cette main droite qui a joué les absentes durant quelques semaines aura donc terrorisé tout le monde.
Les peurs affleurent constamment, les énigmes demeurent comme des portes battantes, et les dates se cognent les uns aux autres, je suis effrayée et en même j’entends en lisant, j’entends lire Hélène Cixous lire de sa voix si jeune, si douce, son rire si léger que tout amuse encore à travers les larmes.
Et je crois moi-même tellement à la littérature que j’ai pensé aller chercher les lettres perdues du livre dans le livre et les cacher chez moi. Vous voyez où j’en suis. Voilà ce que c’est que de croire Kafka, ou Cixous. Finalement, c’est croire au divin.
Isabelle Baladine Howald
Hélène Cixous, Ce qui n’était jamais arrivé, Gallimard, 2025, 175 p., 19€
— J’ai affaire à un interdit, dis-je à mon fils.
Comment ne pas désobéir ?
— Il t’avait intimé l’ordre de ne pas lui survivre, dit mon fils
Il est évident que Brod a désobéi à Kafka pour être fidèle à Kafka
— Ce n’est pas ma situation, dis-je
— C’est la situation : parce qu’une fois mort, une fois Kafka mort, c’est Max Brod qui est dépositaire de Kafka, et son Kafka intérieur lui a dit : ne me tue pas, c’est ainsi que tu me tueras
— Je n’y comprends rien, dis-je
— Tant que le mort est vivant, c’est sa parole qui prime, une fois dit « mort », il appartient au survivant de faire vivre le mort
Si tu ne trahis pas ton frère, tu le tues.
— C’est un crime, dis-je.
— Si tu vis, tu désobéis. Si tu avais obéi tu serais morte. Il y a quelque chose dans le fait même de vivre qui est un péché. C’est ta faute. Commets-là.
Kafka n’a pas brûlé Kafka. Il a dit à Brod : il t’appartient à toi de tout brûler. Kafka a légué le choix qui lui appartenait d’obéir ou de désobéir. » (p 175)
***
Depuis qu’il est parti mon frère n’arrête pas d’arriver
Un peu partout, dans le couloir entre la chambre de ma mère et le séjour, je suis assise à la table du séjour, je m’entretiens avec ma fille et soudain, je le sens qui s’avance dans le couloir.
— Tu entends ? — je le sens, je le perçois, il participe
— Peur ? — Non. Ce ne me fait pas peur
Je suis contente, je suis rassurée, il n’arrête pas d’arriver
Une pensée se perche sur mon épaule gauche :
— Tu crois qu’il en sera toujours ainsi ?
Je l’espère. Je crains qu’un temps vienne où il ne sera plus là, dans un an deux ans, mes oreilles à frère auront peut-être séché, il paraît que cela se passe ainsi, sournoisement, les présences pâlissant, s’éclipsant on se rend compte un jour que le couloir est devenu sourd et muet, un couloir tout ce qu’il y a de plus vide, impeuplé
— Mais peut-être serai-je saine et morte avant cette extinction.
— Minnie ! (J’interpelle ma fille. Elle est assise sur le divan au bout de ma chambre, elle lit, je la regarde lisant.)
Est-ce que Pierre est mort ? dis-je ?
— Non il n’est pas mort, dit ma fille
Elle a la voix fraîche et ferme
— Je ne dirais pas qu’il est présent mais il n’est pas mort non plus
C’est bien ce que je pensais : mon frère est là » (p.137 et 138)