Paul Giro, entretien autour de Joe Bousquet, par Florence Trocmé [Entretiens, III, 6]


Paul Giro a publié en mars 2025 le premier tome d’une monumentale biographie du ‘blessé de Carcassonne’, Joe Bousquet. Entretien.




Une réhabilitation critique

Florence Trocmé : « Rares sont les écrivains qui, tel Joe Bousquet (1897-1950), sont autant prisonniers d’une mythologie et demeurent injustement confinés dans une sorte de purgatoire littéraire. », peut-on lire sur le site des éditions Claire Paulhan, qui publient cette biographie en 3 volumes. Peut-on ajouter à cette double remarque, un autre confinement, dans une dimension régionale cette fois ? Et ne pensez-vous pas, d’autre part, que « Carcassonne » est devenue un peu trop prégnante dans la réception de l’écrivain ?

Paul Giro : Il n’y avait rien qui irritât autant Joe Bousquet que d’être regardé comme un écrivain occitan. Il est vrai que rien ne constitue davantage un contresens. Encagé comme il l’était dans un corps, Bousquet était bien déterminé à n’être de surcroît enfermé ni dans une ville, ni dans une région, ni dans aucune culture qui serait spirituellement ou géographiquement circonscrite : il entendait pratiquer un art poétique qui, tout à la fois, lui fût spécifiquement propre et débouchât sur l’universel. Comme l’a fort bien dit le chanoine Sarraute, Joe Bousquet “ne voulait pas être un écrivain régionaliste. Son ambition était française”. Cela dit, si vous vous interrogez si certaines personnes ou institutions, à Carcassonne et alentour, ne se sont pas efforcées, depuis des décennies, de le circonscrire, lui et son œuvre, dans un cercle purement méridional – entaché d’un anti-parisianisme certain – vous avez cent fois raison. On a même entendu proférer, dans ces cercles, des inepties comme celle-ci : « Bousquet était un écrivain cathare, mais de langue française » !

 

Florence Trocmé : Paul Giro, vous êtes né à Carcassonne, la ville où Joe Bousquet a passé une grande partie de sa vie, où il est mort en 1950, et cela cinq mois après votre propre naissance. Est-ce la raison majeure qui vous a poussé à vous intéresser à cet écrivain, alors même que vous n’avez pas un profil classique de chercheur littéraire. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vous, votre parcours et sur les raisons qui vous ont amené vers Bousquet au point de lui consacrer une très grande part de votre existence ?

Paul Giro : C’est au milieu des années 1960 que, sur les bancs du lycée Paul Sabatier à Carcassonne, un professeur de littérature et de philosophie, René Nelli – le grand spécialiste de la poésie des troubadours – enchantait (ou tympanisait, c’est selon…) ses élèves, avec Joe Bousquet. Il en avait été, à partir de 1925, l’épigone – prêtant main forte à la création de la revue « surréalisante » Chantiers –, puis l’ami. Une dizaine d’année plus tard, Nelli publia une première biographie, Joe Bousquet, sa vie, son œuvre, qui n’est pas un bon livre : le récit de la vie est truffé d’erreurs et de lacunes, l’analyse de l’œuvre au prisme de sa propre philosophie, l’a fait largement passer à côté. Le grand mérite, néanmoins, de Nelli est d’avoir été le maître d’œuvre, chez Albin Michel au début des années 1980, de quatre volumes d’Œuvre romanesque complète, une édition sur laquelle il y aurait aussi beaucoup à dire, mais qui a du moins le mérite d’exister… C’est, pour moi, vers 1995 que commence mon propre travail, alors que rien de sérieux n’avait donc été fait qui fût d’ensemble, et pût aider à sortir Bousquet de cette espèce de purgatoire littéraire dans lequel il patinait… et patine encore… J’étais alors haut fonctionnaire, président de tribunal administratif à Paris, « gérant » une douzaine de magistrats… Mais, malgré tout, poussé par plusieurs amis persuadés que j’étais « en position », après que l’idée m’eut quelque temps travaillé, je me suis finalement lancé, ça va donc faire plus de 30 ans… Mais je n’ai pu alors y consacrer que les week-ends et les vacances… Ça n’est que depuis que j’ai pris ma retraite, il y a dix ans, que j’ai pu m’y adonner vraiment, j’allais dire corps et âme…

 

F.T. : Vous déconstruisez plusieurs mythes et rétablissez quelques vérités historiques. Comment avez-vous travaillé pour en arriver à ce résultat et à quelles sources avez-vous eu accès ? Qu’est-ce qui était disponible pour les chercheurs jusqu’à présent, qu’est-ce qu’il vous a été donné de découvrir ou de pouvoir explorer ?

P.G. : J’ai commencé par établir une bibliographie des écrits de et sur Joe Bousquet qui fut digne de ce nom, elle s’augmente aujourd’hui encore presque chaque jour, c’est un work in progress incessant, elle a atteint une dimension considérable, Claire Paulhan et moi la publierons avec le troisième volume de Joe Bousquet, d’une mort l’autre. Ce qui m’est assez rapidement apparu, en lisant ce qu’on avait écrit de Bousquet, c’est – à quelques splendides exceptions près, je pense à Edmond Jaloux, Gabriel Bounoure, Jean Cassou, Henri Thomas, d’autres encore, y compris contemporains comme Adrien Gür – c’est l’accumulation et surtout la répétition des mêmes idées reçues et stéréotypes, cette éternelle litanie des clichés où tout ou presque est faux : l’adolescent faisant les 400 coups d’un « voyou » à Carcassonne mais intégrant bientôt HEC à Paris, puis le jeune homme qui, s’étant volontairement engagé dans la Grande Guerre, acceptant toutes les missions périlleuses sans jamais trembler, bientôt promu lieutenant, un jour à Vailly est fauché par une « balle allemande » qui, tirée par l’un des ennemis commandés par l’oberleutnant Max Ernst, vint sectionner sa moelle épinière, le laissant à jamais allongé dans une chambre aux volets toujours clos, aux murs entièrement tapissés de peintures surréalistes, écrivant dans une perpétuelle vapeur d’opium, et recevant la visite de tout ce qui comptait dans l’élite littéraire et artistique de ce deuxième quart du XX° siècle, etc, etc… C’est cette mythographie aussi monotone que sans cesse reprise – et non point la prétendue difficulté particulière qu’il y a aurait à le lire – qui fait que Joe Bousquet n’a pas la place qui devrait légitimement être la sienne dans l’historiographie littéraire française… Alors j’ai fait table rase de l’existant, et j’ai commencé, sans a priori, à patiemment entrecroiser, tisser entre eux, les faits vraiment établis, les œuvres, y compris les cahiers intimes inédits les plus anciens, la correspondance innombrable, ratissant les archives publiques ou privées, un peu partout en Europe et aux Etats-Unis, ne manquant aucun catalogue de vente aux enchères, multipliant les entretiens avec les « belles consolatrices » qui l’avaient connu et étaient encore de ce monde, ses ayants droit, ses amis… Jusqu’à ce que, un peu comme surgissant d’une plaque photographique, lève en moi, un beau jour, le sentiment de tenir une cohérence, un fil rouge…

 

F.T. : Vous vous penchez longuement sur la naissance et la généalogie de Bousquet. Est-ce que je me trompe en disant que cela permet de situer l’œuvre et ses enjeux bien plus profondément que dans la seule question de la (trop ?) célèbre blessure de guerre qui occulterait la réalité intime de Bousquet ? Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par sa « mélancolie » et comment vous en êtes venu à ce diagnostic ?

P.G. : Vous ne pouvez pas mieux dire. Cette blessure, elle est un peu – pardon pour l’expression – comme le nez au milieu de la figure, on ne voit qu’elle et c’est immanquablement que les exégètes de Bousquet, anciens ou nouveaux, partent d’elle et en font la matrice de tout, y compris du processus créatif dans lequel il allait s’engager une fois paralysé pour toujours… Sans soutenir que cette blessure a été anecdotique, je plaide, quant à moi, qu’elle a été, dans sa vie, quelque chose de périphérique. Le véritable mal de Bousquet se situe bien en amont de sa blessure, au tout début de sa vie en vérité, c’est ce qu’il appelle lui-même son « mal natal » – c’est l’intitulé du premier chapitre de mon livre – ou son « mal d’enfance », si l’on préfère le titre d’un de ses livres…

Au moment de sa naissance, Joe Bousquet a en effet subi un polytraumatisme, à peine croyable, en trois temps successifs. Pendant sa vie in utero d’abord : sa mère, qui avait déjà eu une fille, était condamnée à une mort que l’on disait certaine en cas de nouvelle parturition – et l’on sait de mieux en mieux aujourd’hui les répercussions qu’ont sur le fœtus les contenus de la psyché maternelle… Ensuite, il y eut l’accouchement proprement dit, qui s’est passé dans des conditions absolument effroyables : non seulement l’enfant se présente par le siège, mais il est ficelé,étranglé, « coiffé », c’est-à dire que sa tête est recouverte d’une membrane asphyxiante – à tel point que ses père et oncle de médecins, assistant la parturiente qu’il a fallu chloroformer, le croient mort et abandonnent la partie – sauf qu’il y avait là une domestique qui, y croyant encore et administrant des coups de torchon sur les fesses du nouveau-né, finit par le ranimer… Enfin dans les quelques mois qui suivirent, il y eut cette hallucinante scène macabre : une servante de la maison trouve le nourrisson enfermé dans les bras de sa nourrice, qui venait de mourir en plein allaitement, et comme incarcéré dans des membres qui commençaient à se rigidifier…

D’avoir été privé d’emblée d’un croisement des regards avec celui de sa mère (ce fameux regard initial qu’on sait si fondateur, si essentiel à la constitution du sujet), et peut-être plus encore, lors de l’épisode de la nourrice, le fait de s’être vu soudainement ôter le plaisir alors qu’il était en train de se développer (et le plaisir pris avec l’objet libidinal par excellence), c’est cette double privation des premiers aliments qui font normalement l’unification psychique d’un jeune être humain, qui a été à la souche du drame mélancolique de Joe Bousquet ; c’est par l’effet conjugué de ces traumatismes initiaux que s’est constituée l’idiosyncrasie si particulière de Joe Bousquet, sa mélancolie, en effet. Mais pas la mélancolie entendue, par les philosophes ou les artistes, comme un simple mal être ou une vague propension au spleen… : la mélancolie telle que certains psychiatres et psychanalystes en font, aujourd’hui, une entité nosologique propre, ayant son étiologie et sa symptomatologie spécifiques. Du bombardement traumatique subi par Bousquet il s’était suivi que, si vivant qu’il se sentît, il avait toujours l’impression de n’être jamais tout à fait au monde, il avait la sensation permanente d’un défaut de cohésion intérieure, d’un manque d’être, et la certitude de n’avoir qu’une identité d’exil à rapatrier, sans savoir jamais d’où…

 

F.T. : Comment avez-vous conçu cette biographie ? Il me semble qu’un de vos soucis majeurs a été d’insérer nombre de citations de Bousquet lui-même dans votre texte ? Avez-vous conçu ces citations, surtout celles issues de sources inédites (la correspondance, notamment) comme les étais de vos enquêtes, car à mon sens il s’agit véritablement d’enquêtes ?

P.G. : Sans doute peut-on, en reprenant le titre d’une collection naguère célèbre, faire à ce travail le reproche d’être un peu, à force de citations de Bousquet, un « Joe Bousquet par lui-même » … Mais c’est la conséquence même de ce que je vous disais : parce qu’il est toujours en quête d’être, de cohérence intérieure, de réunion stable en un « soi », il y a dans ses écrits une surabondance, une profusion, Bousquet a une « pensée sans arrêt, aux deux sens de l’expression », comme lui disait Jean Paulhan, part dans les directions les plus diverses, multiplie les questions sur des sujets très différents, et fait les réponses les plus variées, en accumulant les apophtegmes, les sentences définitives… et parfois au prix de contradictions… En sorte que si vous voulez exposer ce qu’est sa pensée véritable, sur tel ou tel point, il vous faut réunir, et ajouter les unes aux autres pour en convaincre, celles de ses propositions qui, passées au tamis avec le reste, « surnagent » pour ainsi dire, et, parce qu’elles sont voisines ou se complètent, dessinent sa vérité profonde.

 

F.T. Il me semble d’ailleurs que vous avez des projets autour de cette énorme correspondance. Qui furent les grands correspondants de Bousquet et quels sont les projets en cours de réalisation ou plus lointains autour de cette mine ? Occasion peut-être de dire comme celui que l’on imagine souvent comme un grand solitaire (du fait des « mythes » dont nous avons parlé) s’inscrivait en réalité dans un tissu social et artistique très riche ?

P.G. : Je ne sais combien de milliers de lettres écrites par Bousquet ou à lui adressées, souvent inédites, j’ai eu entre les mains. C’est quelque chose d’essentiel. Parmi ses meilleurs amis, aussi bien Ferdinand Alquié que Jean Cassou disaient haut et fort leur conviction que celui qui voudrait un jour comprendre vraiment Joe Bousquet, c’est dans sa correspondance qu’il faudrait l’aller chercher. J’ajoute qu’il était, au demeurant, dès l’instant qu’il laissait aller son naturel, un formidable épistolier. De nombreuses correspondances ont été publiées, en tout ou partie : à propos de Cassou, justement, je signale comme à paraître bientôt, sous l’égide d’Hubert Chiffoleau, l’entièreté de leurs échanges épistolaires passionnants. Pour moi, j’ai publié, au début de cette année, chez Fata Morgana, sous le titre L’opium des songes, une trentaine de lettres inédites à une jeunes poétesse carcassonnaise, Ginette Lauer, pêchées par hasard dans une université américaine… Et nous allons surtout, avec Claire Paulhan, faire paraitre, à compter de l’année prochaine, trois volumes de la correspondance entretenue avec Jean Paulhan, soit rien de moins qu’un millier de lettres environ…

 

F.T. : Une dernière chose me frappe dans ce premier volume. Vous donnez donc à lire beaucoup de la prose de Bousquet, extraite de ses livres, de sa correspondance. Vous étudiez sa vie familiale, sentimentale et sexuelle, mais il est (encore peut-être ?) peu question de littérature, de ses lectures, d’éventuels débuts d’écriture. Tout cela va-t-il prendre son essor après la blessure et le handicap définitif ? Allons-nous le découvrir dans les deux tomes suivants et, à ce propos, pouvez-vous nous dire quel est le calendrier de parution ?

P.G. : Oui, oui, tout cela va prendre son essor après la blessure, mais non point – encore une fois – à partir d’elle. Les Editions Claire Paulhan publieront le tome 2 (Mourir ? 1919-1939) au printemps 2026 : où l’on verra – pour dire les choses à gros traits – quelle était la nature exacte de cette blessure, les espoirs et déceptions alternés quant à la guérison du blessé (avec pour toile de fond la fin de l’histoire d’amour avec celle qui, comme il le disait, l’avait « fait mourir »), la première tentative érotico-historique (désastreuse) d’écriture romanesque, l’aventure de la revue carcassonnaise Chantiers, la rencontre puis la mort tragique de l’ « ami complet » Louis Estève, les premiers contacts et déjà les premières dissensions avec les Surréalistes (Gala, Breton, Éluard…), l’impatronisation croissante dans les Cahiers du sud de Marseille, et puis bien entendu les dames (Alice, Francine, Ginette, Suzanne, Germaine…), les rencontres avec les grands et les moins grands du monde des lettres : Valéry, Gide, Jouve, Paulhan, Cassou, Suarès…, les premiers succès littéraires enfin, jusqu’à la trilogie romanesque précédant la survenue de la guerre mondiale… C’est au printemps suivant, de 2027, que nous publierons le troisième volume : Mourir. 1940-1950.

 

F.T. : Si vous souhaitez ajouter quelque chose sur quoi je ne vous aurais pas interrogé et qui vous paraît important de dire, vous avez carte blanche !

P.G. : Pardonnez à ce trait de vanité, mais peut-être vos lecteurs seront-ils intéressés de savoir que ce premier volume de Joe Bousquet, d’une mort l’autre vient de se voir décerner le Grand Prix de la Critique Littéraire 2025.

Automne 2025.