Claude Favre, entretien avec Grégory Rateau (III, 6, entretiens)


Grégory Rateau interroge ici en profondeur Claude Favre sur son travail, alors même qu’elle publie ‘’par curieuse expérience des questions’’.


 

Claude Favre est poète et performeuse. Elle anime régulièrement des ateliers d’écriture et de lecture à voix haute, parfois avec des musiciens, comme avec le violoniste Dominique Pifarély. Elle a obtenu, il y a peu, le Prix de Poésie du Bellovidère 2024 et vient de publier Par curieuse expérience des questions, aux éditions Série Discrète.

 

Grégory Rateau : Dans votre très beau Ceux qui vont par les étranges terres… (aux Editions LansKine), votre poésie semble traversée par une oralité forte, presque haletante. D’où vient ce rythme si particulier ?

Claude Favre : Tout d’abord je vous remercie de votre attention généreuse à mon travail, au travail de vos contemporains, d’être soucieux de partages. Lire et écrire sont ou devraient être un travail d’équipe. Nous n’écrivons pas seuls et j’en viens à ma réponse ; si mes textes ont le plus souvent un rythme haletant, c’est le terme, c’est qu’il y est bien question de respirations, d’expirs, de voix partagées. Les voix des autres – j’aime beaucoup écouter la radio, écouter les gens, être saisie par des souffles, des sons, des bredouillements, des échappées, des syllabes syncopées ou étirées, des cris, des chuchots, des voix dans tout ce qu’elles disent, le beau et l’horrible du monde, ce que le poète russe qui me tient à cœur pour ce qu’il est toujours amoureux du monde et loyal envers ce monde quels que soient ses errements, toujours rétif aux dogmes, Ossip Mandelstam, nommait les « bruits du temps ». Et comme le disait Rabelais « les temps sont dangereux », sont toujours dangereux, les temps sont bousculés, chaotiques, aussi ne puis-je écrire que dans cet enragement. En écrivant à voix haute, à voix chantant, à voix hurlant ou suffoquant, m’épuisant jusqu’à parfois tomber au sol en crise respiratoire, en écriture asthmatique acharnée, me révoltant contre l’état du monde et en m’inclinant, m’acceptant voix à terre, la terre qu’évoquait Paul Celan dans la bouche, écrivant jusqu’à littéralement un dernier souffle, heureusement renouvelé, haletant. Et après cette expérience des limites, encore plus vivante et parfois plus proche de ces voix des autres. Et, vivante, en tension et attention, j’aime.

 

GR : Dans Temps mêlés ou encore Membres fantômes, vous travaillez souvent sur la matière brute des mots, avec répétitions, accumulations, ruptures. Pourquoi cette insistance sur la fragmentation ?

CF : Le monde, je le vois, l’entends, fragmenté, diffracté. Ouvrant ma bouche, j’étouffe de toutes les voix que je perçois, elles me déchirent, des cailloux arrêtés m’obstruent, je ne peux respirer que si j’accepte d’être sur le volcan, en poing les cailloux de lave. Vous avez raison, le langage est matière brute, et polyphonique. Mes tentatives de conversations sont des membres fantômes d’un corps pluriel, imparfaits en cela que plusieurs -pour dévier Mallarmé- des corps cailloux et flèches et tumeurs. Ecrire, pour de vrai, pas pour du beurre, relègue les anxiolytiques aux poubelles, se sait responsable, ouvre grande gueule pour faire bouger nos propres lignes. Je pense qu’on ne peut toucher à l’extrême, ce que d’aucuns par leurs violences, leurs massacres nous imposent, que dans les répétitions, les variations, l’incomplétude, les altérations, les méfaits, les fragmentations. Ecrire pour mettre au jour les effets du désordre que charrie l’ordre ; capter les micro-séismes dont rendent comptent les nuances, les dérapages syntaxiques, les carambolages, les frémissements, les structures accidentées. Toucher à l’ordre des mots peut avoir les plus graves conséquences, et c’est heureux. Parce qu’on peut tout oser, tout écrire. Ecrire, c’est raconter une histoire qui évoque la forme qui la contient.
« Je ne crains ni le manque de suite ni les coupures. / Semblables à un martinet, mes longs ciseaux coupent le papier. / Je colle des becquets en frange. / Un manuscrit est toujours une tempête ; c’est tourmenté, ravagé à coups de bec. / C’est le brouillon d’une sonate. / Barbouiller, exécuter à la Marat vaut mieux qu’écrire.  / Je ne crains ni les rapiéçages ni le jaune de la gomme. / Je couturaille, je fais le fainéant. / Je dessine Marat dans un bas. / Des martinets. » écrit Mandelstam dans Le Timbre égyptien.


GR : Vos textes semblent également traversés par la question politique, mais sans slogans, vous ne tournez jamais le dos au réel. Comment situez-vous la poésie face à l’engagement ?

CF : Mes inquiétudes sont politiques. Mon père était reporter et j’ai appris à lire dans des journaux ; j’ai commencé à prendre dans mes bras ces grands formats de l’époque qui à quatre ans m’écartelaient et m’ont donné envie de m’approcher le plus possible de ces mondes que j’ai appréhendés dans chaque petit et apparemment semblable signe noir, chaque lettre, chaque mot. Depuis j’essaie d’apprendre à lire, je me perds et m’emballe avec le monde, je vois les valises éventrées. C’est vrai que si j’ai beaucoup de défauts, j’ai ce que je pense être une qualité, regarder la réalité crûment, regarder Méduse en face, parce que je suis d’accord avec ce que disait et vivait le courageux Cédric Demangeot que j’ai eu l’honneur de connaître : « Il y a un jour après l’enfer / c’est un ami qui me l’a dit / en soulevant le couvercle / il faut danser / avec les rats dans la cuisine / jusqu’à épuisement des rats ». Le monde existe au-delà de nos cercles, pour vivre puissamment, à quoi bon sinon, il faut écouter les bruits du temps, affronter l’inouï, regarder ce qui est et si l’on prétend écrire, dire ce que l’on fait, faire ce que l’on dit. Pour ma part, traversée par les mondes des autres cela veut dire me coltiner un amas en collision de questions politiques. Mais comment le faire, comment partager des questionnements, comme dire le mal que l’homme fait à l’homme et non pas seulement exprimer une opinion par trop souvent nourrie de présupposés, dire moi je pense que ? Question pour moi centrale, cœur battant. Depuis mes premiers textes j’ai compris que je ne savais pas, ne saurai probablement jamais écrire et que c’est ce pas-savoir qui était le noyau dur de mon travail, noyau d’abricot à mâcher longuement dans la bouche. Chacun de mes textes est un possible texte, non abouti, imparfait auquel le texte suivant fait écho, parfois prolonge, souvent contrarie, violente souvent, échoue sans doute. Ecrire par slogans, écrire une littérature engagée parce que l’on a des engagements n’est pas écrire mais se conformer à des formatages, vouloir rejoindre des clans qui sont souvent meutes, répéter radoter, être sûr de son bon droit, ne pas tenir compte des autres, des souffrances des autres. Ecrire par slogans c’est généraliser, essentialiser, faire des amalgames, distordre le réel, nier la nuance, on est à l’opposé de la poésie. Très souvent ça ne dit rien. Je préfère tenter l’aventure des questions, des doutes, des mises en question de mes fragiles certitudes, ce qui n’exclut pas d’être très volontaire et obstinée sur certains points, dire les faits -ce que j’ai essayé en écrivant Alep, quinze heures du matin après avoir pris notamment connaissance du dossier César sur les tortures, enfants compris, dans la prison de Saydnaya par Bachar el-Assad se faisant conseiller par d’anciens nazis en retraite en Syrie. Alors imaginer un atlas langagier de nos mémoires erratiques. C’est aussi pourquoi je ne crois pas à -la langue- mais aux langues, aux strates plurielles et contradictoires, historiques et régionales, personnelles et communes, imaginaires et concrètes. Je ne donne pas crédit à la langue qui serait de génie et de droit divin, qui dirait la parole unique. Ne pas avoir peur des langues dissidentes, du guingois, de la mésécriture qui attaque les slogans pour tenter de mieux dire la question politique. Tenter, encore une fois, derechef, tout le temps, de lutter contre les injustices. Jusqu’à perdre connaissance, vivre par le doute enragé. Ecrire même ce que les lecteurs ne veulent entendre. Ecrire non pour les contrarier, les agacer mais parce que cela est.


GR : On croise même dans vos écrits des voix collectives, des cris étouffés, des échos d’actualité. En quoi votre œuvre dialogue-t-elle avec le monde contemporain ?

CF : Au risque, ténu, de passer pour folle, ce qui n’est pas faux, j’entends des voix, j’entends des phrases, des mots, des borborygmes, des sons pneumatiques. J’écoute aussi beaucoup les autres. Les premiers mots de Sur l’échelle danser sont « Ecouter. Près de Tovarnik des migrants attendent un bus. On ne les voit pas. Tous instants décisifs. N’oublier, le monde est là. ». Mon travail est là, tout simplement, nourri, très fréquemment nerveux, innervé par les voix que j’accueille, des voix singulières ou collectives, contemporaines ou dites mortes, je pense que beaucoup de temps sont mêlés, par sangs, mémoires et imaginaires. Le monde est passionnant, je m’enchante tout en m’enrageant de tout ce qui me percute. Je ne me refuse rien. Quelles joies de lire des textes anciens, d’ainsi voyager un peu dans le temps, d’aller même jusqu’à apprendre des langues anciennes dites rares, de me les mettre en bouche, de respirer avec elles, avec leur tempo, de bégayer dans le monde d’aujourd’hui par malformation de la pensée, par bouche-chaos. Mes langues de guingois sont de dettes, ne sont là que parce qu’on n’est pas seul au monde. Ces voix qui irriguent mes textes-kaléidoscopes disent surtout, hurlent les violences du monde, les viols, les déportations, les relégations, les exécutions, les internements, les discours-excuses ou négationnismes lâches mais aussi murmurent, disent des choses tendres, ou idiotes. Avec le souvenir « Te souviens-tu des cris qu’on n’entend pas, des cris qu’on entend trop, qui irriguent les guerres. Pendant la Saint-Barthélemy, dans la nuit inouïe, nombre de catholiques effrénés, à chaque corps, et nombre de protestants morts, coupaient un membre, à un homme ou à un enfant mort, coupaient un membre ». Entendre des voix me paraît chose saine si l’on veut écrire, et particulièrement à propos du monde contemporain. Trop de voix ne peuvent se faire entendre, sont niées, effacées. Il ne s’agit pas bien sûr de parler à la place des autres mais de leur faire accueil, de permettre qu’il y ait passages de témoins.

 

GR : Vous proposez des performances, des lectures publiques. Quelle importance accordez-vous à la voix ? Quelle différence y a-t-il, pour vous, entre écrire et dire un poème ?

CF : En fait je ne propose rien, je n’ai aucun pouvoir ni désir de pouvoir. L’on me propose, et je dispose ! Je ne dis pas toujours oui, la poésie n’est pas toujours fille facile. Ceci dit, j’aime beaucoup, à mon corps défendant et je n’en ai jamais rêvé avant, lire en public, avec un public. Pour ce que ces moments intenses font laboratoire. La première fois que je fus invitée après une première année de treize publications en revue, je ne savais même pas que cela existait. J’avais objecté que je n’avais pas de voix, fort timide de surcroît, on fut insistant et j’acceptai à l’idée de voyager un peu, de rencontrer des gens, d’écouter des lectures. Ce fut une épreuve, heureusement soutenue par la présence enjouée de Bernard Heidsieck qui m’encouragea sans cesse avec sa belle générosité. Au moment où je lus, je dus batailler contre le texte, me disant, là, à couper, là, à réécrire, du nerf que diable, du galop, tu dis ce que tu as à dire ou tu te tais ! Depuis j’essaie lorsqu’on m’invite de toujours tenter une nouvelle façon de lire et de faire, de me surprendre surtout, ne fût-ce que dans des variations ou en osant plus récemment le chanté-parlé -si cela a du sens, est requis pour dire le sens au plus juste- et de plus en plus en tissant des poèmes d’auteurs qui sont mes alliés notamment je voyage avec Rimbaud, slamant « le Dormeur du val » par exemple. Je fais un montage de textes, je ne lis pas des extraits, je monte, sabre, remonte des textes qui font un ensemble provisoire, imparfait, mouvant, morcelé, fragmenté, irritant sans doute, le temps d’une scène. La lecture publique de poésie n’est pas du théâtre mais c’est de la scène. Convoqué par quelqu’un à qui l’on a dit oui, il me semble respectueux de faire attention à ce que l’on fait, c’est-à-dire avec ses défauts, mais dans l’attention aux autres, cela veut dire travailler sa partition, non pas parfaire un discours, mais faire l’expérience d’une rencontre avec le public ou avec le musicien. Chaque lecture qui peut être lire stricto sensu, dire par cœur, ce qui veut bien dire avec le cœur, ses textes ou des inclusions d’auteurs, chanter-parler, voire chanter quelques vers, certains passages, oser, sachant que je ne suis pas chanteuse, c’est partager une expérience d’écoute du langage. Pour cela je me prépare physiquement, et la voix et le corps, encore une fois avec mes défauts, mes défaillances, mes vacillements. J’écris à voix haute, debout, dansant, la plupart de mes textes aussi lorsque je lis en public je ne peux lire, dire que les textes qui ont une voix ou plusieurs ; certains de mes textes, je ne les ai jamais lus. A tenter ….

 

GR : Comment naît un texte chez vous : par une image, une colère, un rythme ?

CF : J’ai un gros problème, j’écris trop, comme une enragée. La question de la page blanche ne se pose pas. La page du monde est noire, noircie, le monde est là, dans ses excès, ses tempêtes et ses drôleries heureusement. Chaque semaine j’ouvre un nouveau chantier d’écriture, j’en ai à l’heure actuelle dix-sept, après vingt et un, je suis fière de moi je tranche à la hache mais, c’est folie, dans quinze jours je peux en avoir vingt-huit, je suis très gourmande et le monde est tellement électrisant que je peux m’aggraver d’une heure à l’autre. Tout m’intéresse, c’est folie et fatigue. Je crains de mourir « sur scène » ! Il faudrait que la terre s’arrête de tourner un instant pour que je prenne repos. La plupart du temps l’idée, ou plutôt l’envie d’un texte, ne sachant pas précisément ce que je veux dire mais voulant essayer, voulant y aller, me vient d’une prise de connaissance d’une information, d’un fait, d’une actualité ou la remémoration d’un événement historique. La colère est un de mes moteurs de vie et d’écriture, je dois faire avec. Très vite, tout s’emballe, j’entends les temps mêlés, je m’exerce sans le vouloir à des courts-circuits, avec mes alliés de chocs, Eschyle, William Faulkner, Anna Akhmatova, Cédric, Annie Lafleur que je découvre, et tant d’autres, il faudrait que je cite tous les noms, ceux également dont les écrits me déplaisent mais me donnent à penser, une ronde en danses folles. Une fois j’ai écouté sur les conseils d’un ami « BArb4ry » du groupe Ez3kiel et j’ai écrit sous Ez3kiel un poème-fiction, une sorte de film façon Stalker. Et je veux écrire un texte hybride « Cardiogrammes de la grenade » à partir des expériences culturelles du Caucase, avec en tête les films d’Iosseliani et de Paradjanov, texte qui ne fera pas grâce à Staline. Vous l’avez deviné, la colère est un tremplin, outre une nécessité pour ne pas étouffer, mais ce n’est pas une passion triste. Elle rythme ma vie et donne rythme à mes textes. Mes textes n’existent que parce que je suis une dette.

 

GR : La poésie vous paraît-elle marginale ou au contraire nécessairement centrale, même si elle est minoritaire ?

CF : Question de point de vue donc pas de quoi s’inquiéter. Tout est possible. Pour les libraires, les statisticiens, les historiens, les lecteurs de poésie sont en minorité, pour les lecteurs de poésie, la poésie est centrale, pour les poètes la poésie est minoritaire donc centrale. Tout peut changer. On ne sait pas ce que liront nos descendants, comment se feront les choix de rééditions. Mais on peut espérer que les textes qui ont du corps nous survivront. Je lis en ce moment une édition en écriture non corrigée des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné qui me fut offerte par une poète singulière, fabuleuse de curiosité pour les autres qu’est Frédérique Soumagne, et d’Aubigné parle de ce « thresor precieux de nostre liberté ». Là est la force des textes de poésie, ceux qui ne font pas semblant, ne sont pas sirupeux, tarifés, ne sont pas de consommation courante, ceux qui ont leur voix, n’ont pas peur des mots, sont entendus. Et souvent partagés. Nombreuses sont les histoires d’hommes disant par cœur des textes dans les conditions qui soient les pires au monde. Mandelstam récite Pétrarque à ses compagnons de Goulag, prisonniers de droit commun pour beaucoup analphabètes et on espère que certains mots, certains vers les ont accompagnés dans le froid, vers la mort certaine, lorsqu’ils vécurent leurs derniers moments dan l’horreur. Oui, la poésie, en France, est marginale mais les textes fauves, carnassiers -je parlerais plus de poèmes que de poésie- font peur aux despotes, ce qui est plutôt délicieux. Ecrire, lire des poèmes est marginal mais tourmente certains dictateurs qui aiment les grandes foules, cela est plutôt encourageant. N’hésitons pas à agacer « les clans et les pachas » comme le disait encore Mandelstam. Bondissons des fossés.

 

GR : Pour finir, que diriez-vous à quelqu’un qui hésite à entrer dans votre poésie ?

CF : Belle question à laquelle je ne m’attendais pas. De prime abord, je comprends que l’on puisse ne pas être tenté de me lire -ou m’ayant lue, ne pas apprécier, voire être dérangé. A quelqu’un qui hésiterait, je ne saurai lui dire, vas-y, vas-y, comme si c’était de première importance. Mais si j’avais envie que cette personne lise mes petits machins, peut-être lui dirais-je, vois-tu, dans ces textes dont on dit qu’ils sont poésie, mais qui ne répondent que rarement au cahier des charges des lyrismes ou des contre-lyrismes, ou des prétendues avant-gardes, des paroles dont on attend qu’elles nous réparent, il y a surtout les voix des autres, les mots et les pensées des autres. Mes textes sont des reconnaissances de dettes, et c’est affaire joyeuse, tu y rencontreras sans doute des poètes ou écrivains ou historiens ou autres qui te surprendront ou te mettront baume au cœur. Mes textes sont innervés de voix plurielles. Parce que le corps du texte se tient par les phrases des autres en conjonction dansée. Affaire d’équipe, de conversations, de coups de folie, de vies qui se frôlent. A bientôt, peut-être.



Extrait de Ceux qui vont par les étranges terres

On raconte qu’il existerait un texte d’Aristote, pas tout à fait un texte, sa décalcomanie, tracés des lettres d’un papyrus, truelle fichée sur la boue, mottes de terre et lettres grecques à l’envers, une voix à peine disparue qui donnait voie aux voix qui pâlissent, disparaissent. Et qu’on ne sait pas ce qui se dit. À l’envers.
            N’imagine ceux qui à vive allure arrivent du temps, suspendent le trait, dans des barques d’amont s’embrassent, dansent à reculons, piaffent chantant, s’effacent en chemin de traverse quand leurs lèvres remuent.
            Et leurs lèvres remuent et ceux qui fuient sont beaux.

Convoquer les disparus, les proscrits, ceux au ban, ceux des bords, des fleuves traversés, aux histoires méconnues, falsifiées. Convoquer, arracher les sales petits mots arrêtés entre les dents, les mots de famine, quand la faim n’est pas que la faim.
            Dire son nom de poète russe, à plus d’âge à mendier avec les paysans. Le corps qui lâche.
            Dire, te souviens-tu de ses mots, précis, et de sa voix, son phrasé, de celle qui apprit ses poèmes par cœur, lucide.
            Ses mots à Voronèj, le ciel sans nuances.
            Ses mots d’elle à Moscou, pensant à lui à Voronèj.
            Dire son nom, mendiant lucide. Fantôme de notre avenir.
            À vous, de hautes terres, convoquer, et merci.

 

Gregory Rateau et Claude Favre, automne 2025

Claude Favre, membres fantômes, Lanskine, 2025, 15€
Claude Favre, ceux qui vont par les étranges terres, les étranges aventures quérant, LansKine 2022, 14€
Claude Favre, par curieuse expérience des questions, Série discrète, 2025, 15€