Patrik Ouředník et Jean-Gaspard Páleníček, “La Ruée des poissons”, lu par Silvia Majerska


Silvia Majerska permet aux lecteurs de Poesibao de découvrir cette belle et étonnante Ruée des poissons, anthologie de poésie tchèque



Patrik Ouředník et Jean-Gaspard Páleníček ed., La Ruée des poissons, éditions La rumeur libre, collection Centrale/poésie, 2023, 160 p., 17€. Traduction du tchèque par Marianne Canavaggio, Benoît Meunier, Patrik Ouředník et Jean-Gaspard Páleníček.
(Table des matières du livre)


Qu’on nous permette, d’abord, une remarque à vif : lire un texte du poète Jiří Orten en préambule de ce livre revient à vivre une expérience aussi inédite qu’inespérée, et quand bien même il ne ressemble en rien à la plume sensible des Élégies (parution posthume en 1946), sa présence procure un bonheur très certain. Aussi les habitués du poète qui, à la veille de la Seconde Guerre mondiale et malgré une mort prématurée à vingt-deux ans, a su détourner le venin en remède et contenir sa vie tragique dans une langue ensorcelante, verront-ils dans la dystopie onirique de ce texte liminaire et peuplé de fantômes plutôt qu’une eau trouble, une terre d’ancrage pour les pages à venir : « La maison est d’ailleurs en verre. Qui regarderait de l’extérieur, mais cela ne se peut pas, verrait un couvercle carré, intact, et sous ce couvercle il nous verrait, nous. La maison est en verre, incassable, comme on dit. Nous ne sortons jamais. Il n’y a pas où aller. Nous sommes nés ici. Nous nous appelons les Habitants de l’Intérieur vitré. » (Jiří Orten, extrait de « La maison est d’ailleurs en verre », p. 11)

Et l’ancrage, il en faudra bien un. Car si les textes de ce livre aux allures d’une anthologie de poésie tchèque affichent dès les premières pages un lien organique plutôt que linguistique ou culturel, c’est qu’ils déjouent les règles des genres littéraires et s’enchaînent à la manière des répliques dans une pièce de théâtre. Ce n’est pas tant la structure en trois parties (contours, lieux, perspectives) que l’alternance des voix qui interroge et qui en fait une œuvre à part entière, créée par Patrik Ouředník et Jean-Gaspard Páleníček à partir des textes des autres, essentiellement. Mais ce commerce vibrant et la matière polyphonique qui en résulte en cacheraient presque le programme, pourtant annoncé dès le titre : une orchestration certes, mais celle des silences, des départs, des absences et des vides, qu’ils soient réels ou fantasmés, passés ou à venir, enracinés dans la langue ou dans le monde.

Rien, rien et rien,
voilà ta part
Mais tu peux envier à jamais
et ça doit te suffire, sache
que c’est davantage
que tu ne mérites
Ceci sur la richesse

Et ceci sur la beauté :
Rien, rien, rien,
voilà ta part
Mais tu peux en souffrir
et c’est déjà beaucoup

Tu n’as rien, rien, et jusqu’au rien
tu n’attends rien,
voilà ton bonheur
Ceci sur le bonheur

(Ivan Wernisch, « Rien », p. 131)

Au cœur de ce projet qui enjambe le vingtième siècle – celui de Jiří Orten, Vladimír Holan ou Ivan Wernisch, de Jan Skácel, Bohumil Hrabal ou Egon Bondy –, une propension commune à rapporter l’expérience du mutisme, aussi diverse qu’elle puisse être, remonte à la surface comme une bulle d’air qui trahit le poisson et guide le pêcheur. On comprend alors qu’une autre langue que la langue tchèque s’écrit au fil de la lecture, et que la lecture même est une langue qu’on apprend en même temps qu’on la lit.

Ainsi ne s’étonnera-t-on pas, une fois le livre refermé, qu’à l’instar des langues naturelles et, comme elles libre des droits d’auteur, une sensibilité ou une veine cherche à se propager. La sympathie d’un nombre de maisons d’éditions en France (dont la liste exhaustive se trouve dans la bibliographie en fin d’ouvrage, avec notamment les éditions Fissile et la Revue K), en donne une preuve prégnante, tout comme la présente édition bilingue et son face à face en forme de vases communicants – d’ailleurs, en verre.

Longtemps vous aviez erré sur les chemins
du pays de minuit, remontant vers les sources du langage,
sur les chemins couverts d’yeux ouverts en guise de pierrailles.
Puis la route craqua comme une vulgaire couche de glace
et vous tombiez – quelques milliers d’années durant.

Vous vous êtes retrouvés
dans une cave sans fenêtres.
Près du mur deux trois mots
estropiés se blottissaient
(moi… ailleurs… verdoiement…)
tandis qu’une bribe de gémissement traînait au sol.

Vous vous êtes débinés vite fait.
Le dedans, vous êtes-vous dit,
sans doute qu’il se trouve dehors. 

(Miroslav Holub, « Voyage au-dedans », p. 104) 

Tout un programme pour ceux qui traduisent, ici suivi à la lettre par la collection Centrale/poésie des éditions La Rumeur libre.

Silvia Majerska

Patrik Ouředník et Jean-Gaspard Páleníček ed., La Ruée des poissons, éditions La rumeur libre, collection Centrale/poésie, 2023, 160 p., 17€. Traduction du tchèque par Marianne Canavaggio, Benoît Meunier, Patrik Ouředník et Jean-Gaspard Páleníček.
(Table des matières du livre)