Romain Frezzato entraine le lecteur à sa suite avec cette invitation à lire ce livre « sur les traces de Wateau »

Patrick Wateau, Traversaire, Pariah, 2023, 18 €.
Sur les « traces » de Wateau…. des lettres qu’il laisse dans son sillage… depuis Heurtoirs, déjà… quatre-vingt-treize… On suit depuis… On le perd… On est derrière… On est loin ; on est là… Aujourd’hui, c’est Traversaire. Chez les très essentielles éditions Pariah. Invitation à suivre qui traverse ou se met en travers – le texte ou son meneur. Aussi : « qui s’oppose (à), adversaire (de) », nous dit Littré. Dont acte. Lire le texte comme qui s’oppose, s’en faire l’opposant. Voir alors, à suivre ces « traces », qu’on se met en travers d’une disparition. Poème d’avant l’effondrement. Et collapsologique à sa façon. Quelque chose de crépusculaire dans ce dernier passage de bête, dans ce sillon. On talonne de près le poète, ses sabots de cerf causant. On sait la bête proche, on le sent à ces traces, les premières : « L’origine est trace // comme si elle était / première, // déjà poussée par une autre origine, /// mais on ignore // quelle est la première. » Impression aussi d’arpenter là un monde visitant sa fin, à deux doigts d’un non-être toujours plus imminent, puisque « le reste s’occupe à sa disparition ». Depuis longtemps Wateau semble écrire comme d’un hors-monde. C’est un leurre. Fausse piste. On n’apprend pas pour rien à se méfier des signes. Le monde que traverse le poète est bien le monde, le même. De sorte qu’en guise de trace ce sont des indices de mondes, et de cette fin-là, évidemment prochaine : « Certains remplissent l’espace d’indices / et font monter la terre de plusieurs bêtes, // alors que non, / presque plus d’animaux. » Le texte résonne d’angoisses qu’on sait latentes, qu’on sait communes. Au moins depuis Valéry. Le pas de bête d’un monde qui se détourne de l’animal, se veut l’inverse du sauvage, qui est une sauvagerie pire et pas bestiale. De sorte que chaque bribe fait trace. Chaque poème ou morceau de ça. Sans prétention autre que de surgir d’un vide dont il est la lisière et à quoi il se sait retourner. Puisque la trace porte en elle son terme (voir comme la première page passe subtilement de « l’origine » à la « disparition »). Livre des traces donc. Livre des pas et de l’effacement. Mais d’un effacement qui « ne soustrait rien. / Ne trait rien ». C’est qu’on vit dans la trace, qu’on se meut dans de la trace, qu’on vit comme rehaussés d’elle, au-dessus d’elle, qu’on évolue dans un conglomérat de traces et d’effacement. Juchés sur de l’abstraction. Un monde aussi de résonances – pour qui sait tendre l’oreille, pour qui sait percevoir l’écho à travers le non-bruit – qui est du bruit encore, mais impropre à signifier ; monde bruyant à dessein. Et parmi ça, la poésie qui est l’empreinte d’un corps – destiné en cela à son absorption : « La trace a cette condition de n’être / qu’autant qu’elle s’efface ». D’où la forme que prennent les textes de l’« ichnologue » (en grec, iknos = trace). Le poème, comme autant de pas, varie ses contours, multiplie ses formes, comme s’il cherchait la plus durable, la plus encline à rester – blocs, lignes, fragments, colonnes, prose, poème comme sillages et sillons, piqueté sur du blanc, graphique dans sa quantité. L’empreinte, forcément, est éparse, et ne conduit à rien, rien d’autre qu’à ses débuts, rien d’autre qu’à ses contours. Et puis « sans traces, / aucun moyen de distinguer un chemin / d’un autre ». Dans cette d’abstraction du poème, Wateau dit beaucoup du contemporain, dit beaucoup d’une déroute commune. Dès lors que s’ignorent les restes et les vestiges, les résidus d’autres, d’avant (y compris dans la langue), tout repère s’estompe. N’est qu’à voir comme les mots s’usent sans conscience – qu’ils sont des fossiles parlant pour nous à des années de distance. En quoi le poète n’est en effet qu’un ichnologue. Puisqu’on écrit toujours dans une disparition. A partir d’elle. On mâche la langue, comme une viande, forcément morte. La forme qu’on lui donne est celle des molaires. C’est la trace qu’on y fait. Autour de quoi s’ébauche un vide. L’humain – donc l’animal – est cette trace pas encore effacée dans un néant toujours originaire. On est, c’est sûr, limitrophe de ça : « Le repoussement du chemin ne sera jamais suffisant pour empêcher la fin. Une partie des signes dans l’absence fait un tunnel. On retourne le tout pour voir que la chose y est presque, // encore que non. Non // seulement plus invisible, // mais plus visible encore. » L’humain, dans la coulée du texte, s’anomalise. Comme une irrégularité dans le système prise pour le système lui-même. Comme si la trace avait pris trop de sens. Cette longue suite d’empreintes ne menant qu’à la suivante, jamais tout-à-fait dernière. En quoi on est toujours une singularité :
« Cela n’aurait jamais dû arriver de laisser autant de pas, mais l’univers a été créé ainsi,
et
avant
lui
déjà… »
Le poème épars de Wateau dit ça. Cette vie comme une dialectique du vide et de la trace. Du sens et de l’effacement. On habite l’absence. On la peuple. On la comble. On la traverse. Ça n’est jamais que « presque rien ». Sur ce « presque rien » se bâtit le texte, sa trace.
Romain Frezzato
Patrick Wateau, Traversaire, Pariah, 2023, 18 €.
Un extrait :
Toutes ces choses qu’on n’aperçoit pas,
quand on les considère seules,
et toutes celles qui paraissent vides,
quand on abstrait.
Une image n’empêche pas
qu’on puisse en placer d’autres autour d’elle,
à l’infini.
Un être vivant n’a rien à changer
Au vide qui le précède,
quand il peut désigner la nature de ce vide.
Certaines traces sont à une distance infinie du chemin qui sépare les nouvelles bêtes.
Déterminé à n’exister qu’à peine,
l’indice existe pourtant, ne sachant que lui-même
inexister.
Tout est regardé comme un passage
dont un côté serait dans le visible,
et l’autre dans l’invisible.