Michèle Finck, “La voie du large”, lu par Jacques Goorma


Jacques Goorma déplie pour le lecteur de Poesibao les sept “mouvements” du livre de Michèle Finck, “La voie du large”


 

Michèle Finck, La voie du large, Arfuyen, 2024, 17,5€


Une écriture brûlante. Directe. Et qui dans son ardeur et sa hâte, se dépouille de l’inutile, se débarrasse de ce qui pourrait entraver son propos. Une mise à nu donc. À laquelle on assiste comme au récit d’un vécu intime. Chronique d’un confinement dû au coronavirus et, simultanément, voyage intérieur à travers la peinture, la musique, la photographie, le cinéma, la littérature, comme autant d’exercices d’admiration, d’émotion et d’amour, manifestant à chaque fois l’impact qu’une œuvre peut avoir sur le vivant. Journal d’une traversée où le flux secret de la vie se mêle à l’écoulement du monde.

Sixième recueil publié aux éditions Arfuyen, La voie du large, construite comme une partition musicale, s’ouvre sur une prose introductive, L’âpre ébauche, et se compose de sept mouvements. À travers la diversité des formes abordées, se poursuit une même avancée selon les différents tempos et tonalités. Passages en proses, en vers continus ou découpés en distiques, en brefs poèmes présentés sur une ou sur deux colonnes. Chaque partie rebondit sur la précédente, la poursuit dans l’amplitude de son mouvement. Seul trait commun : la finale de tous les poèmes toujours formée d’un vers unique écartelé de blanc par lequel la voix retourne au silence.
À la rigueur de la composition correspond une continuité thématique (comme on parle d’un thème musical) qui va de l’âpre ébauche à l’ébauche du divin en passant par une longue méditation – sur le doute et les pouvoirs d’une œuvre d’art – traversée d’adresses et de questions. Ce sont ainsi une suite de vues, d’écoutes, de lectures toujours intensément vivantes.

Le thème de l’ébauche, qui sera repris tout au long de l’ouvrage, surgit comme un songe, une vision, une question. Une nuit / entre sommeil et veille / j’ai eu la révélation du sens / pas seulement de ma vie / mais je crois de la vie : accomplir / l’âpre ébauche. / Mais je ne sais pas bien ce que cela veut dire. / Et pourquoi l’ébauche est-elle si / âpre ? […] Peu importe. Injonction incisée dans le crâne / de l’humanité : oser l’âpre ébauche.
Ébauche. Modestie et justesse de ce terme qui définit la tentative sans cesse renouvelée par celui qui entreprend de créer. Comment ne pas penser ici à l’Ébauche d’un serpent de Paul Valéry où il est également question de cette soif insatiable de connaissance qui travaille les humains.

Dans la première partie, La langue au doute, Michèle Finck donne la parole au doute, comme on donne sa langue au chat. Un doute douloureux autant qu’émancipateur.
Poème : ce qui fait craquer les jointures du doute […] Le doute a l’ouïe fine. / Le doute planté dans la chair // rouille en moi sans cicatriser / Cette rouille est-ce ce qu’on appelle l’écriture ? […] Le doute est une chance / Écoute ses modulations ses sons inouïs // Il s’ébroue et nous creuse / Il nous rend vivant […] Le doute : seule certitude // Lucidité du doute   ouvre le large.

La musique occupe une place centrale dans l’œuvre de Michèle Finck et La voie du large ne fait pas exception. Sa deuxième partie se réfère au genre musical liturgique créé en France au XVIIe siècle où se sont particulièrement illustrés François Couperin ou Michel Lambert. Les Leçons de ténèbres poursuivent, en dix-sept stations, le récit du confinement et les développements autour du doute où se mêle l’expérience du deuil. Le décès d’une amie très proche questionne la relation que l’on entretient avec « ses » défunts. Leçon de ténèbres 2020 : Pandémie mondiale / Le doute s’accroît. Il cache du sang. […] Mais que faire de vous mes morts mes éphémères ? / que faire du père perdu et maintenant de toi mon aimée […] Deuil qu’est-ce ? / vous faire lentement / passer-glisser / de l’extérieur / au plus profond de moi. […] Seule réponse / à la mort : Aimer. Aimer. Gestes rayonnent.

Le titre de la troisième partie, Intermezzo, est également emprunté au vocabulaire musical. Entre les proses qui le composent s’intercalent de brefs Cris et Graffitis comme pour contenir les débordements d’une parole trop complaisante : « garde-fou / contre les Leçons de ténèbres » […] aucune fiction / surtout ne pas embellir / ou en rajouter / là sur le mur / notre seul butin / un graffiti.

La partie centrale du recueil, plus spécifiquement vouée à la lecture, Correspondances stellaires, contient une série de lettres-poèmes adressées à des auteurs aimés après avoir lu les lettres qu’ils ont eux-mêmes écrites. Lettres-poèmes à Rainer Maria Rilke à propos des Lettres à un jeune poète et des Lettres à Bernarda. Lettres-poèmes concernant la correspondance de Paul Celan avec Nelly Sachs, de Paul Celan avec Ingeborg Bachmann ou la correspondance à trois entre Marina Tsvetaïeva, Boris Pasternak et Rainer Maria Rilke (qui comporte les mêmes risques qu’un ménage à trois !) ou encore la correspondance complète d’Émilie Dickinson. Il ne s’agit pas là de comptes rendus distanciés, mais de lectures ardentes capables de susciter cette émotion première que Michèle Finck nomme, après Georges Haldas, « l’état de poésie ». L’état de poésie : aussi vital que le poème […] Face au désastre rompre le pain / des livres. Le partager. Aux poètes demander / secours. Peut-on entrer dans leurs danses ? […] Ne pas être devant vos lettres / mais dedans. Poètes d’outre-mort saviez-vous qu’un siècle / plus tard mes poèmes allaient ébaucher avec vous un / pas de deux ? […] Je suis ce quelqu’un Je me glisse dans la poésie // par les coulisses : la correspondance des poètes / et je danse.
Dans ces Correspondances stellaires, Rilke est sans conteste l’étoile palpitante qui guide le cœur de cette voix. Lettre à un jeune poète : bréviaire de lumière […] Jamais tu ne sépares comment écrire / de comment vivre. C’est ça // qui est primordial […] Une vie entière suffit-elle /à apprendre à aimer ? Et qu’est-ce qu’aimer ? […] Votre doute doit se transformer en instrument /de connaissances. Et la célèbre et décisive question de Rilke au jeune poète – Mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? – devient pour sa lectrice fervente, sa boussole intérieure. Émilie Dickinson, quant à elle, lui rappelle lumineusement que « Le simple sentiment d’être vivante / est suffisante joie ».

À la cinquième partie de l’ouvrage, Santa Reparata, quelque chose se délie, se libère, simplifie la parole et s’ouvre vers le large comme le nageur se dépouille à chaque brasse. Jour de vraie vie / Matin : nager / après-midi : écrire / ne plus distinguer / écrire et nager. Santa Reparata est le nom d’une commune de Haute-Corse venant de celui d’une Sainte du 3e siècle, symbole, entre autres, de résurrection. Il s’agit bien ici de réparation, de résurrection et d’une émancipation qui se déroulent en une vingtaine de poèmes de formes variable, rythmées par le retour de la vague. Et la parole, souple comme la vague, se resserre et se détend. La mer démasque et nager dénoue : Lâcher larguer au large / nos ruines nos étroitesses / tout ce qui borne […] Crâne désencombré à chaque brasse… La / Brasse / Ce / Mouvement / Qui / Ouvre / Le // Large. Le séjour annuel de l’auteure en Corse est aussi l’occasion de convoquer les morts passés dans la lumière estivale et de délivrer leur lueur secrète : Je t’ai reconnue : tu es sortie / de la chrysalide de chair et d’os qui t’emprisonnait. Si l’ébauche signifie le premier jet, la première forme donnée à un projet, le balbutiement, il est toujours question d’un commencement et « Que veulent les vagues ? / – Notre commencement. Le thème de l’ébauche est repris et le mouvement de la vague se poursuit dans le chuintement qu’elle produit quand elle arrive au rivage : é-bau-che  é-bau-che  é-bau-che / et pour cette é-bau-che commencer non par les mots / mais par le rythme et regarder / les dessins de l’écume sur le sable.

Une sensibilité extrême aux sons, aux effets musicaux, à ses répercussions sur l’organisme tout entier. L’esprit enfante par l’oreille. Cette réceptivité perçoit, de manière aussi intense, les coïncidences et accueille pressentiments et prémonitions. Ce lien mystérieux que l’imagination se plaît à établir entre deux faits correspond exactement à ce que Villiers de L’Isle-Adam, dans ses Contes cruels, nomme un intersigne. Dans Radiophilie, la sixième partie, Michèle Finck rend un hommage saisissant à un objet talismanique. Elle achète une radio que son père voulait lui offrir peu avant de mourir et Au moment même où je me suis branchée sur la chaîne musicale, un nom a surgi de la radio. Et quel nom ? – Le nom du père : Finck. (L’interprète est la mezzo-soprano Barbara Finck) Et aussitôt de s’interroger : Radio : courroie de transmission avec les morts […] Les morts nous envoient-ils des signes ? Ou est-ce nous qui croyons qu’ils en envoient ? Dans le mot radio, Michèle Finck entend le vocable italien « dio » – et la radio devint pour moi à jamais le lieu même de la parole du « dieu ». L’écoute fortuite de La Marche funèbre de Chopin coïncide à chaque écoute avec l’annonce d’une mort. Les Métamorphoses de Richard Strauss lui procurent un ébranlement face à cette coïncidence temporelle fulgurante entre monde intérieur et monde extérieur […] Je développais ainsi obscurément quelque chose comme une mystique de la radio, qui me soulevait au-dessus de moi-même et de la vie, me reliant aux morts et à une expérience du divin. Elle écrit alors sous la dictée de la musique : j’allumais la radio au hasard, comme j’aimais le faire, et me mettais au défi d’écrire immédiatement ce que m’inspirait la musique, avec le moins possible de mots.

Avant le retour au silence, la voix se resserre, se condense en un ultime questionnement. Seule partie composée exclusivement de courts poèmes. Cantillation du doute et de la grâce reprend le thème initial sous la forme d’interrogations successives et d’hypothèses. Serait-ce donc cela / L’âpre ébauche ? / – Essayer d’ébaucher / Dieu ? Seize poèmes concis, présentés sur deux colonnes, l’une en romain l’autre en italique, comme un cantilène à deux voix finissent par se rassembler dans l’ouverture possible du Peut-être. Claude Vigée soulignait volontiers la force de cet adverbe dans cette formule du Tikouney Ha Zohar : « Le nom de Dieu est : Peut-être. »

Par la qualité de ses regards, de ses écoutes, de ses lectures, Michèle Finck nous rappelle que des œuvres viennent à notre secours. Ses poèmes manifestent à chaque fois le réconfort que peut procurer la beauté. Et la poésie sait réunir soleil et lune, neige et feu, sacralité et sensualité, chair et langue, chair et âme. La voie du large approfondit une ouverture où, par touches frémissantes de vie, l’immensité intérieure et la vastitude du monde se rejoignent.
           
Le large, on le prend ou on le gagne. Il donne à la vie son amplitude généreuse.

Jacques Goorma


Michèle Finck, La voie du large, Arfuyen, 2024, 17,5€