Poesibao remercie chaleureusement Isabelle Baladine Howald pour cette présentation si personnelle et si engagée du dernier livre de Pascal Quignard.
Pascal Quignard, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, Seuil, coll. Fiction et cie, 2024, 353 p, 22 €
L’objet petit a de Pascal Quignard
Je vais vous dire : je n’en peux plus de cette époque, je n’en peux plus du bien-être, du feel good, de la surveillance sous couvert de protection, de toutes les « applis » censées rendre la vie plus agréable et plus sûre. Je ne connais pas la sécurité, je ne sais pas ce que c’est, sauf parfois, dans le peau à peau de l’amour ou des enfants. J’ai juste envie de répondre : allez-vous faire voir, laissez-moi tranquille, laissez-moi seule. Et d’avoir envie de gambader dans la forêt sauvage où un été nous avions trouvé « la porte de l’enfer », un chemin si noir au milieu des arbres que nous avons eu presque peur d’y aller, de laisser malgré mon élan consolateur ma petite hurler de colère au lieu de lui parler de la maîtrise de ses émotions, d’embrasser furieusement mon amoureux en pleine rue. Voilà, ras le bol. Je vis à deux mais je suis une farouche solitaire, et on peut l’être à deux. Je traverse des bas très bas et des hauts vertigineux (sans être bipolaire le moins du monde, la maladie à la mode). Je suis une sauvage, une angoissée, une indocile (je l’ai entendue celle-là).
Et tout à coup, par la poste, qui voilà : Pascal Quignard, avec dans son sillage notre bon vieux Freud le premier analyste de toute façon et le premier à se taire devant la parole d’une femme, son copain le très attachant et quelque peu allumé Ferenczi, la bande d’amis de l’Antiquité de Pascal Quignard, le contestataire Lacan (pas mon préféré) et surtout, la liberté de l’écrivain, ses images folles, son obsession, jamais jamais vulgaire, de la sexualité. C’est parti dès le titre : Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour (Seuil). On est dans le vif du sujet, on n’est pas dans la câlinothérapie mais dans le soleil noir de la sexualité. En plus, Pascal Quignard maintenant, est heureux. Et ça se sent tout au long de ses derniers livres. Plus il vieillit, lui qui fut si douloureux, plus il est heureux, en se contentant toujours de moins. Il reste complètement dans son obsession, il n’en a pas honte et ça, déjà, c’est rare.
J’aime beaucoup la belle langue et celle de ce livre est sublime, mais là j’ai juste envie de dire la joie de ce livre et celle qu’il donne, je n’ai pas envie de commenter, d’analyser même si analyser, c’est dénouer comme le savent les courageux sur le divan. Et ce livre c’est ça, dénouer, délacer, ouvrir, aérer, desserrer, lâcher la prise sociale, accepter le noir et le rouge de l’inconscient et de l’amour.
Il peut y avoir du fascinant dans le même mais il y a du vertige face à l’autre sexe et c’est cela qui hante tous les livres de Pascal Quignard depuis toujours, depuis l’aveu du « sexe et l’effroi ». Ce vertige, c’est à la fois la sortie du sexe de la mère et l’entrée dans le sexe de la femme dans l’amour. Pascal Quignard n’a jamais de mots grossiers, son amour d’une femme est empli de folie mais jamais de vulgarité.
Il sait qu’il ne sait pas ce que c’est qu’une femme, et moi je ne sais pas ce que c’est un homme. J’ai toujours adoré le a de la différance, chère à Jacques Derrida. Il le désirait, lui, ce petit a nommé ainsi par un autre Jacques, Lacan, il faudrait étudier cet objet petit a chez l’un et l’autre. Car ce traité sur la sexualité et l’amour est une reconnaissance à l’égard de la psychanalyse.
Face à ce vertige qu’une société est incapable de supporter, celle-ci n’a de réponse que la censure qui prend les formes violentes que l’on sait mais aussi celles qu’on ne voit pas venir, les insidieuses prescriptions sociales et le détour pitoyable par les différents commerces du sexe. Or le a de la différance est toujours inatteignable et imprononçable dans le mot, on sort la lettre du mot pour le prononcer, le a de différance avec un a, on est obligé de le dire.
Dans la lecture, on peut garder le silence. Il est une « énigme » dans laquelle Boutès mon héros plonge.
Il ne faut pas hurler avec les moutons mais être le loup ou la louve qui hurle tout(e) seul(e).
Je ne dirai aujourd’hui que cette joie de lire, moi qui ai failli mourir de l’effraction, sans rien citer de ce livre qui ouvre un paradis.
À vous de faire l’effort, c’est un livre qui fera appel à l’effort (quelle joie aussi, l’effort !), à la lecture suivie, approfondie, sérieuse. Mais il ne cesse d’exploser à toutes ses coutures, c’est un livre intenable parce que le véritable amour l’est, la sexualité dans cet amour l’est, la solitude des infans chers à Pascal Quignard l’est, et la liberté l’est.
Quel bonheur de lire un écrivain depuis plus de quarante ans et de le lire encore avec la même obstination si je puis dire, apportant ses connaissances, ses réflexions, ses pulsions inavouables avouées, sa langue de toute beauté.
Une année, quand j’étais libraire, j’avais pleuré car un écrivain que je trouvais mauvais avait eu un prix très convoité. Mon ami le directeur de la librairie m’avait dit que ça n’avait pas d’importance, puisque nous avions créé le rayon poésie, que les ventes dues à ce prix aidaient à financer. Il avait raison.
Le jour où Pascal Quignard a eu à son tour ce prix, en 2002, j’ai cassé ma montre en sautant comme une folle contre une poutre dans un restaurant. C’était une montre que j’adorais, avec la première phrase de la Recherche… écrite en spirale, éditée par Gallimard. Je ne l’ai jamais fait réparée. C’était bien ainsi.
Vingt-deux ans après, c’est dommage car je l’aurais bien balancée contre une poutre, à la lecture de ces « pages merveilleuses » comme il dit parfois d’autres écrivains, je ne porte plus de montre. Mais j’aime toujours faire la folle, comme M et Emmanuelle Bernheim quand « elles riaient comme des folles », dans Les heures heureuses. J’aime bien me penser comme folle et fantôme, et ça, des femmes, Pascal Quignard le sait.
Isabelle Baladine Howald
Pascal Quignard, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, Seuil, coll. Fiction et cie, 2024, 353 p, 22 €