Michaël Bishop explore pour les lecteurs de Poesibao les cinquante-sept poèmes de ce livre de Régis Lefort, « Des arbres »
Régis Lefort, Des arbres, Gallimard, 2023, 74 p., 16€
L’arbre tel que ce beau recueil de Régis Lefort semble le concevoir s’implante dans un déjà-donné, dans un surgissement de l’ombre, ‘jailli de nature’ (71), de l’obscur de ce qui est qui autorise et déploie ce que Lefort appelle ‘l’arbre de l’arbre’ (71), tout comme Stétié avait parlé de ‘l’herbe de l’herbe’. Loin, pourtant, d’une apparente distance, d’un véritable abîme que l’on peut imaginer ainsi s’ouvrir entre arbre et poète, ce don qui s’offre engendre un rapport intime, souvent mémoriel, puissamment mais innocemment séducteur, mais libérateur (42), jamais étouffant, installant un sentiment inébranlable d’accompagnement intense et rassérénant à la fois (42). Si, pourtant, cet aller-vers-l’autre-de-l’arbre s’avère instinctif, impulsif, irrésistible même, il ne va pas sans la conscience d’un ‘non-savoir’ à la fois ‘botanique’ (69) et ontologique qui fait que ‘le catalpa claque sous [son] nom’ tout comme ‘[s]on souvenir claque dans la langue et bondit vaillamment en cachant son mystère’ (45). Bref, inscrire le poème du chêne-érable-palmier-platane-cyprès-if, de toute expérience de tout arbre, se trouve largement et simultanément condamné à et tributaire de la puissance, l’aveuglée et visionnaire énergie, d’une ‘imagination de la nature’ (12), d’un ‘rêve de langue’ (63). Aller vers une telle altérité implique ainsi une aventure à partir de l’innommable de la matière, comme de l’étrange fascination des ‘noms énigmatiques [des arbres] et de la puissance de leur matière métamorphique et musicale’ (12).
Le poème de l’arbre se rattache ainsi implacablement au faire, au poïein, qui le matérialise-immatérialise, lui donne cette forme qui s’avère fatalement site d’un informe, d’un non-reflet, d’une espèce de spectralité, d’une figuralité impossiblement mimétique. Sans possession, avoir, la forme de chacun des cinquante-sept poèmes en prose que nous propose Régis Lefort, génère son energeia dans les patientes lenteurs de ses phrases compactes, largement non composées qui finissent par former des petits carrés dont la longueur ne varie quasiment jamais. L’esthétique ne dépend d’aucune mathématisation systématique; elle offre plutôt le charme d’une errance libre mais consciente de sa narration oblique qui ne vise nulle clôture discursive, strictement logique, augmentative, assertorique et totalisante. Le charme du poème – et beauté du charme il y a ici – émerge d’une rythmique theoria de petits aperçus-explorations-fantaisies se repliant sur leur chaleureuse et si souvent souriante non-prétention, l’éphémère ampleur des traces laissées par l’aventure d’une plongée dans les beaux, les foisonnants royaumes d’un esprit caressant de manière inextricablement hardie et désinvolte l’objet de son attention, ici l’arbre dans la riche diversité de son être-là-avec. Prise dans les tensions d’une temporalité et de la spatialité de son fatal in-situ, l’étance de l’arbre en excède royalement les signes, s’ouvrant à l’invisible d’un ‘tour orbiculaire qui [en] accroît le destin’, lit-on (18); qui le re-situe dans un vaste, un indicible au-delà des apparentes, pseudo-manifestes signes qui voudraient délimiter-enclaver non seulement l’arbre mais simultanément, homologiquement, le je inscrivant et le poème lui-même. L’élan de l’arbre, son arborescence vitale; les à jamais mouvantes et également arborescentes réactions-émotions-réflexions de l’observateur-penseur-poète; l’omniprésente énigme d’un ‘non connu qui est roi’, ce ‘grand mystère [qu’] on joint’ (25), incessamment, arborescence royale, originelle : voilà le contexte universel, cosmique, la perspective fondatrice selon laquelle Des arbres se conçoit et se déploie. Aucun mot n’y échappe.
Et, bien sûr, l’arbre, déjà langage, ne cesse de se réinventer, de devenir site d’un infini langagier, ‘devoir de réponse’ du poète dirait Jean-Paul Michel, ‘désir’ de caresser (56) ce qui le poursuit, l’‘encourage’ (71) et le ‘guide’ (50), écrit Lefort, quête instinctive de ‘silence’ (27), d’une sorte de ‘naissance’ (28), poétiquement tombale et ceci ‘cérémonieusement’ (21). Le poème lefortien s’avère ainsi site et action de ce ‘transvasement’ et de cette ‘transmutation’ dont parlait Reverdy, l’arbre glissant fatalement vers son comme, son comme-si, écrirait Deguy, voix d’une voix inhéremment autre et pourtant chant-champ d’une élasticité, d’un sentiment d’osmose jugée fondatrice, richement possibilisante, où voudrait s’élaborer une essentielle mais spectrale ‘réciprocité de preuves’. Nous sommes loin des vérités absolues, tout comme l’idée de mensonge serait impertinente. Plutôt un être-là, -avec, -parmi, qui engendre, rend nécessaire, un aller-vers, vers ce que le poème nomme une ‘sagesse’, celle d’une convergence de l’arbre et de la parole, mais convergence purement rêvée, inaccessible, quoique ‘la quête [étant] le seul but’, inaliénable, viscéral, ontologique. Si l’arbre de Régis Lefort semble être ‘l’objet’ visé, tout comme une orange ou un savon, pongiens, peuvent sembler l’être; et si, ainsi, Des arbres paraît offrir des objeux et des objoies, il ne faut pas sous-estimer à quel point, affirme la voix du dernier poème en prose de ce merveilleux recueil, ‘depuis l’arbre, je cherche, solaire, mon ascendant’ (71). Oui, le poème dans la beauté de ses intrications, entretissements et subtilités; mais au-delà, une visée cosmique, macrocosmique à partir de ce micro qui sans doute ne cesse de flairer la vastitude d’où émergent la matière du poème, son je et le mystère de tout, de ce Cela dont parle la Chandogya Upanishad. Le poème, ainsi, au milieu de son geste, son élan, demeure attente, désir, rêve, fusion inventive de ce petit nœud qu’est un arbre et d’un inimitable illimité, acte et lieu de ‘vacance’ (71) et d’une ‘ampleur du hasard’ (58).
Michaël Bishop
Régis Lefort, Des arbres, Gallimard, 2023, 74 p., 16€