Pascal Commère, “P’tite mouche”, suivi de “Vers le Gobi”, lu par Murielle Compère-Demarcy


Murielle Compère Demarcy rend compte ici aux lecteurs de Poesibao de ce bref recueil si bien édité de Pascal Commère



Quel bel objet que ce livret nommé ficelle fabriqué artisanalement, avec son timbre à l’effigie des éditions Rougier V. (“Atelier d’art – LP – Édition livres d’artistes”) en guise de marque-page relié à la charnière par une… ficelle ; livret cousu et non coupé pour lequel, nous précise-t-on sur le rabat de la 4ème de couverture, il convient de se « munir d’un coupe-papier et délicatement trancher les pages en tête du recueil, cela s’appelle “découronner le livre”. Le Massicot a pour autre nom : La Guillotine chez nos confrères européens ». Coupe-papier que le lecteur utilisera dans le même temps comme outil de résistance : « La résistance contre le livre numérique doit être armée… d’un coupe-papier », nous rappelle la citation in situ de Th. Maugenest.  

Inspiré par un motif propice au jeu avec les mots ou jeux de mots, à savoir la mouche, espèce sur laquelle l’auteur au « regard d’entomologue » avait déjà écrit Sales mouches chez le même éditeur (Plis Urgent n°17) et, dans la seconde partie, d’une escapade effectuée par Pascal Commère dans le désert de Gobi en 2005, ici repris sous une forme d’écriture de carnet – ces deux thèmes très différents (réédités dans ce numéro de la revue ficelle après une publication initiale dans les n°13 et 19 de la revue Secousse) ont ceci en commun qu’ils impulsent la cadence (rythme en totale adhésion avec celui de la vie), à la fois au texte et au lecteur qui en suit la danse (pour la mouche), le road-trip (pour la traversée du désert de Gobi).
Car c’est bien ce que Pascal Commère tente de saisir à travers son écriture : la vie et les impressions offertes par un pays(age) via le canal mouvant du rythme, que celui-ci soit de prose ou poétique. Nous savons l’importance de la place des chevaux dans la vie de l’auteur et ses travaux d’écriture réalisés sur le vif comme s’il était à cheval sur le tempo du monde, au galop ou au trot, avec le mors des mots en travers de la bouche.
 
Avec P’tite mouche, le lecteur entre aux côtés du poète dans un univers festif et de séduction à l’égard de la gent féminine réunie lors d’une résidence d’écriture autour du poète argentin Arnaldo Calveyra avec qui l’on découvre l’univers du tango où nos “P’tites mouches” dansant sur la table de l’écrivain deviennent “donzelles” sur la piste de danse. Les touches humoristiques, rendues à point par les « techniques » déployées pour un rendu optimal, par celui qui s’y essaie, du pas de danse comme de l’approche séductrice (mâtinée de déférence ou de courtoisie attentive à la sensibilité de la donzelle…) ne laissent pas d’amuser et de faire sourire le lecteur plongé dans « le genre de (la) situation ».

Ce que j’ai pu, P’tite mouche, l’aimer, comment dire mieux. (…) Je tentai quelques pas. Avec circonspection, ainsi qu’on procède dans ce genre de situation, et mettant à profit les avantages de la synanthropie, c’est-à-dire qu’avançant si tant est que progresser de quelques millimètres justifie un tel verbe je pris le temps qu’il faut pour couvrir la distance, glissant un pied devant l’autre, ce qu’on fait d’ordinaire, en commençant par la pointe ainsi qu’on s’exécute, m’appliquant dans mon ombre à demeurer statique, et quasi invisible.

La précision de la narration comme celle du lexique accentue par la variation des registres de la langue le côté drolatique de la situation. Ce caractère comique, conféré par la minutie scrupuleuse de la danse orchestrée, se double de sa description narrative pour laquelle l’écrivain n’hésite pas à épouser l’instantanéité et la spontanéité du moment (figurée notamment par la récurrence des onomatopées). L’anatomie de la « petite créature » est passée au crible des mouvements modulés avec application le temps d’un tango et la tension maintenue jusqu’au dénouement par le danseur (par analogie : le chasseur de la P’tite mouche) provoque le rire chez le lecteur séduit par le mimétisme tout à fait réussi, dans la mise-en-scène de la phrase, de la situation-typiquement amoureuse avec ses entreprises de séduction et ses préliminaires.

N’effaroucher personne, surtout pas la p’tite mouche. Quoique, je dois le dire, un reste de lourdeur terrestre mêlé à une crainte de l’échec ah, ce refus qu’un jour ou l’autre nous essuyons me poussait à ne pas rater la première fois. Elle, se tenait à deux pas, trois poils et des poussières. Et d’autres, ses semblables, des myriades, remuantes, pour tout dire allumées. Zélées qu’un rien échauffe, et menues et agiles, incapables pour le coup de garder un secret, quand d’autres, prétendait-on, subiraient un supplice sans prononcer un mot.

Le regard rieur teinté d’autodérision communique au lecteur un plaisir dont il se dit que l’auteur a dû lui aussi le connaître en écrivant cette danse ailée. De même que l’on sent, entre les lignes, entre les pas de danse du tango, la présence d’élégance joyeuse du poète argentin Arnaldo Calveyra à qui ce texte, inspiré par le motif littéraire et musical de la mouche, est dédié.

Si « le tango nous a pris, le tango nous apprend », avec P’tite mouche un autre voyage nous reprend d’emblée dans ses pas dans la seconde partie du livret, cette fois Vers le Gobi. « … Ce qui d’une page à l’autre diffère, et se ressemble » note l’auteur dans l’incipit de transition. Car l’écriture ici, d’un écrit à l’autre, fait le lien ; l’écriture qui, « dans l’instantanéité du geste », commente Pascal Commère, dans le déploiement même de ses modalités narratives et sans le savoir, en fait déjà lors du premier voyage avec P’tite mouche, « préfigurait l’approche du désert ». Effectivement nous retrouvons ici, la cadence, le rythme, la recherche de capter dans la lumière changeante les mots précis.

Le phrasé du paysage que Pascal Commère a parcouru dans le désert de Gobi, au milieu des secousses de la route, pris dans les aléas climatiques (brouillard, neige, vent, plein soleil), il tente ici en tant qu’écrivain de le retranscrire dans le road-movie déroulé par le récit narratif.

Si dans Tashuur. Un anneau de poussière (éd. Obsidiane, 2012), Pascal Commère retranscrivait la spirale du paysage mongol découvert durant six semaines de fin août 2005 à début octobre, par la figure du cercle récurrente dans ses poèmes où quelque chose tourne sans cesse (toujours un vent sournois souffle au ras du sol, faisant tourner sur des kilomètres les ombelles détachées des chardons secs ; souvent la ronde des cavaliers rassemblant, perche en main, les troupeaux ; souvent les derviches…) ; si le poète a cherché dans ce livre, par le travail sur le vers et la syntaxe, à rendre aussi fidèlement que possible quelque chose de ce grand mouvement – Vers le Gobi relève davantage de l’écriture de carnet. Cela étant, l’écriture de Pascal Commère ne tombe pas ici dans la pure description comme c’est le cas souvent dans les carnets de voyage proprement dits. L’écrivain est plutôt là, à cheval entre une prose du voyage et le poétique d’un compte-rendu saisi dans la force cinétique et imagé d’une atmosphère enregistrée à bord d’un fourgon, sur le terrain.

         Et c’est le sable, parsemé de quelques touffes d’arbustes ras. Auquel succèdent bientôt un immense plateau dénudé et le grand ciel au-dessus où des nuages se profilent. Puis les poteaux, jusque très loin devant ; des cahots, coups de freins et de volant pour éviter trous et bosses. Ce qui s’avère peu convaincant en définitive. Les lignes dansent, comme les reflets des chevaux dans les flaques. Quelques gouttes sur le pare-brise soudain, la terre brunit, presque luisante sous l’averse brutale qui se déchaîne subitement, avant de s’interrompre tout à coup.

À un siècle de distance, dans un autre décor, on pense à l’écriture de Blaise Cendrars dans ses Feuilles de route, saisissant dans l’immédiateté les paysages à bord du paquebot Formose en 1924 (Le Havre – Sao Paulo) : « Une voix monte du quai : Est-ce que Monsieur Blaise Cendrars est à bord ? / Présent ! » Comme dans la poésie du bourlingueur Cendrars, l’écriture de Pascal Commère acte une littérature en train de s’écrire, et si Cendrars pouvait reproduire dans le rythme de ses notes transfigurées en poèmes le mouvement sonore et typique de sa Remington, Commère laisse sourdre de ses lignes les secousses et aventures de sa route en train de se vivre et de se découvrir au fil des notations. Le carnet sur lequel défilent ses mots fait penser à une caméra embarquée dont le lecteur est le spectateur-lecteur en même temps que l’écrivain voyageur en est l’explorateur et le monteur :

         Cette part de l’écriture qui joue de la reprise, sinon du montage, voire du jeu, et dont on ne mesure jamais assez la pertinence, multipliant au hasard des variations et permutations les occurrences à partir des pièces de ce vaste puzzle où presque rien n’affleure, et où le semblable risque à tout moment de lasser le regard (…)

Écrite à même le sol de la route parcourue, la prose poétique de Pascal Commère qui nous emporte Vers le Gobi, est une écriture du sable et de la terre du désert, toute chargée du nuancier des couleurs indéfinissables (dont celles de la palette infinie du ciel) qui s’y captent et échappent dans leur entièreté au regard du voyageur (« Je mesure combien les couleurs nous échappent »). Une écriture empreinte de traces (de pneus au sol, de sabots) et où « l’eau demeure en petites flaques ». « Une écriture sismographique » à même les cahots, les secousses, qui défile sous les roues de l’aventure. Tout un peuple nomade se découvre ici dans son cadre de vie et l’écriture se révèle au passage dans sa richesse ethno-critique, dans son étendue cartographique grandeur nature : éleveurs, familles, yourtes, troupeaux de chameaux, cairns, l’herbe grillée de soleil, la terre ocre, la piste, les rochers, les cailloux, les chevaux, les femmes mongoles, les collines, le vent, les villages, les buissons de saxaoul, les dunes, les gazelles, le silence…

Dans son fourgon transformé en ouvroir de littérature, le poète-voyageur ouvre son écriture telle une rose des sables aux multiples strates imbriquées de la terre aride du désert. Et la cristallisation fonctionne. Pour “reprendre” les mots de Cendrars un siècle plus tard : « à bord » quand un poète écrit en plein désert et qu’il remplit des carnets de notes / « Il fait de la poésie » : Il écrit Vers le Gobi


Murielle Compère-Demarcy (MCDem.)


Pascal Commère, P’tite mouche, suivi de Vers le Gobi, Rougier V. éd. revue ficelle n°152, Juin / Juillet 2023 [46 p.] – 13€