Entretien avec Isabelle Gillet, par David Martens


David Martens mène un entretien avec Isabelle Gillet à propos de son livre Les visiteuses qui rapproche œuvres et textes.




À propos des Visiteuses, d’Isabelle Gillet,
propos recueillis par David Martens, le 14 mai 2023

Les Visiteuses, 52 poèmes en regard d’œuvres vues dans la Région Hauts-de-France et en Belgique. Si Isabelle Gillet forme des professionnels des expositions dans tous types de musées, elle offre avec cet ouvrage une promenade dans les musées d’art.




David Martens : Quand et comment est né ce projet de livre, tout de même un peu particulier ?

Isabelle Gillet : Sans doute est-ce le fruit d’une convergence entre ce qu’est visiter un musée, écrire au musée, parcourir une région pour y rencontrer des œuvres, monter des expositions, inventer des médiations sans sacralisation. Les musées sont mon lieu de travail, et avec des étudiants du master expographie-muséographie qui viennent de toute la France, je parcours la Région Hauts-de-France, dont ils ignorent souvent la richesse muséale. Le livre porte l’empreinte de cette itinérance avec le master, depuis douze ans, et le mouvement que j’aime, d’où la figure de la Gradiva sur la couverture, une image de femme qui marche. En l’occurrence ici le déplacement d’un musée à l’autre entre 52 œuvres. Dès le départ j’imaginais un livre au format qui se glisse dans la poche pour partir en balade.

Je venais de publier Le Goût des musées, avec Serge Chaumier, une anthologie de récits littéraires qui situent une scène au musée, avec le désir de valoriser tout type de musée, de minorer l’ekphrasis, autant dire de minorer ce qui est majoritaire : les scènes dans les musées d’art, bien plus que dans d’autres, du moins avant les années 2000, qui voient fleurir des récits d’enquête dans les muséums, dans la lignée de Belphégor ou Le Fantôme du Louvre. J’ai voulu revenir aux musées où je passe le plus de temps, afin de rendre justice aux artistes. Et comme chaque année, j’incite des visiteurs à oser la fiction en réalisant de petits courts métrages dans quinze musées de cette région, j’ai voulu affirmer la place de la poésie, tout aussi empreinte de fiction.
Le déclencheur décisif est d’avoir obtenu une bourse de création libre, je me suis sentie l’obligée. Si c’est un projet écrit en 3 mois, je le portais à ma façon depuis un bon moment. Le recueil précédent, J’ai besoin de nos corps, le nourrit aussi à sa façon avec la dernière œuvre de Mylène Besson, l’artiste de cœur, la complice. Il est écrit dans l’élan du précédent ; « Voluptueuse », un des poèmes des Visiteuses, est écrit dans les pas d’une poésie amoureuse et lyrique.


D.M. : Invenit est un éditeur qui entretient un rapport soutenu aux musées. On lui doit notamment une collection comme “Récits d’objets“, qui consiste à inviter un auteur ou une autrice à consacrer un texte bref à un objet choisi dans le Musée des Confluences, à Lyon, ou encore « Ekphrasis », qui se présente comme un musée portatif… Dans quelle mesure les séries antérieures du même éditeur, en particulier celles-là, ont-elles pu influer sur ton propre travail ?

I.G. : Je connais bien la maison invenit, que ce soit la collection ekphrasis ou récit d’objet avec le Musée des Confluences. J’avais choisi un extrait de L’Enfant fossile de Philippe Forest pour Le Goût des musées. J’ai accompagné Michel Butor au Palais des Beaux-arts, suivi la collection, avec Colette Nys-Mazure, Gérard Farasse, auteurs de récits brefs dans la collection ekphrasis. Mais c’est moins une influence qu’un cadre posé, qui me permet de me tenir à l’écart en ne me fixant pas sur une seule œuvre. Et, par ailleurs, la poésie n’est pas représentative de ces collections et je n’ai pas travaillé dans le cadre d’une commande. Dominique Tourte, un éditeur exigent, un regard, une grande sensibilité, a accepté de lire mon projet. J’ai délibérément fait un clin d’œil à l’éditeur en choisissant Rothko dans sa relation à la chorégraphe Carolyn Carlson, qui dirigeait le centre chorégraphique à Roubaix quand elle a créé Dialogue with Rothko, qui est un titre de la collection ekphrasis. Il faut dire qu’une des rares affiches de ma chambre d’adolescente était cette danseuse. Dans l’avant-projet, j’avais écrit le poème en dialogue avec une toile de Rothko, mais je n’avais pas fait le lien avec Carolyn Carlson. Je lui dois d’avoir développé ce lien, je lui dois aussi le titre. Je tournais autour de Visiter, Visitare, Visiteur…, le féminin lui a sauté aux oreilles, par le choix de mes titres de poèmes, qui sont tous des adjectifs au féminin.


D.M. : Comment as-tu choisi les œuvres sur lesquelles tu as écrit ?

I/G/ : Je porte certaines depuis longtemps comme la Gradiva, qui figure en couverture et participe de ma propre archéologie du lire, voir et danser. Des œuvres choisies sont clairement en lien avec la danse : la Gradiva bien sûr, le dessin de Baudoin, la vidéo de Justine Pluvinage. Je voulais absolument que figurent Pignon, Leroy, Dodeigne, mais sans que l’approche soit régionaliste. Une fois posé le cadre, 52 semaines en région, je n’ai pu m’empêcher de faire un pas de côté en invitant la Belgique. La veine de charbon ne connait pas les frontières, pas plus que les coups de cœur. J’aime les régions frontalières, et j’aime la ville de Tournai. Je n’ai pas une approche identitaire d’un territoire, mais une manière d’enlargir une terre. Certaines se sont imposées de mémoire (la graine, le métier à tisser, Simone Pheulpin, Monory), d’autres en dialogue avec Capucine Lamoitier, photographe, allant dans le sens de mon chemin buissonnier hors les murs (Dodeigne, le damier de Saint-Valéry) mais aussi une rue de Laon, une toile de KRM exposée au musée Matisse. J’ai aussi découvert Chantal Cheuva, lors d’une exposition à Saint-Amand. L’art, c’est aussi l’espace public, et en lien avec la biennale Appel d’air que nous avons créée à Arras avec le master, j’ai pensé aux céramiques d’herbes folles disséminées sur les murs de la ville. Seule une a été provoquée, commandée à Jean-Marie Dautel, photographe du Palais des Beaux-arts de Lille, pour la salle des sculptures du Palais des Beaux-arts. Nous y avions vécu une journée magnifique par temps de fermeture, covidage des musées et facultés, avec Jean-Marie et Hélène Marcoz, l’artiste photographe qui exposait à cette période. Nous avions, dans cette salle des sculptures, pris le temps d’un dialogue dansé avec une œuvre seule pour chacun, chacune. D’autres choix sont le fruit d’une recherche méthodique : quelle œuvre choisir au musée de Picardie ? Il m’a fallu y retourner, trancher entre quatre œuvres, ne pas pouvoir choisir entre deux. J’ai reconsulté l’ensemble du catalogue du FRAC GRAND LARGE. Et là bingo, je constate que la Gradiva photographiée, recadrée par Victor Burgin, est dans la collection du FRAC. Quelle aubaine pour moi, qui me disais que faire figurer la Gradiva était évident mais impossible puisque le lien entre la région et le musée du Vatican était scabreux. La Gradiva, c’est le rapport à la marche, à la danse et bien sûr aux taches aveugles, aux fragments manquants du bas-relief comme de nos propres vies.
Je voulais une œuvre de Marinette Cueco dont j’avais vu l’exposition en 2021 au LAAC, j’ai opté pour celle acquise par le musée. Je souhaitais des œuvres de tous medias et époques, et de femmes aussi, mais sans l’hypocrisie d’une égalité de représentations qui n’existe pas dans les faits au sein des collections. Je voulais un équilibre, une variété, des surprises, traiter à égalité des œuvres de maîtres et des ouvrages d’artisans, du street art et des boites de biscuits. Les frontières sont poreuses entre art populaire et savant, art modeste et beaux-arts. Surtout ne pas être piégée entre nature morte, paysage et portrait, sur les autoroutes de l’histoire de l’art.


D.M. : Tu ne te bornes pas à un seul texte pour évoquer une œuvre. Il y en a toujours deux, qui n’apparaissent pas au même endroit (l’un est en vis-à-vis de l’œuvre, l’autre en bas de page). À quoi correspond chacune de ces “voix” ? Le fait est qu’elles n’ont pas tout à fait le même ton ou, du moins, n’adoptent pas le même point de vue sur les œuvres). Pour quelle raison ce discours dédoublé ?

I.G. : Dès l’avant-projet, je voulais dédoubler les voix pour souligner qu’on ne voit que depuis soi, avec son bagage. Qu’il n’y a pas qu’une seule voix au chapitre devant une œuvre.
Le texte en regard est une prose poétique, un instant dans la vie d’une visiteuse, de sa sensibilité. Le texte infra met en situation, et c’est plutôt ma voix, une manière d’autoportrait là où on l’attend moins, dans ce qui met l’œuvre en contexte ; comment j’ai rencontré l’œuvre. Un livre est aussi le fruit d’un échange avec les proches, avec l’éditeur, qui a suggéré que j’affirme davantage ce mode personnel par l’emploi du je dans ces lignes. C’était une piste à prendre.
La voix infra peut aussi être contaminée par la poésie. Cette dualité est parfois gommée, le lecteur peut se retrouver dans l’un ou l’autre texte, parfois dans les deux. Ce sont donc deux sensibilités pour chaque œuvre, celle d’une visiteuse fictive en poème et la mienne qui contextualise un peu l’œuvre. Deux approches sensibles, l’expérience d’un enfant vaut autant que celle d’un amateur d’art. Il n’est pas dit que la prose poétique ne puisse être contaminée par l’autoportrait (voir le poème « Héritière »). C’est un livre fragmentaire et pourtant très construit.


D.M. : En fonction de quels principes les textes ont-ils été agencés ?

I.G. : Un principe « naturel » du cycle d’une année : en quatre saisons, et pour chaque série de 12, une femme seule à l’orée, et une scène heureuse à la douzième, laisser des respirations entre les textes durs (la souffrance du corps) et les rires à équilibrer,
Et un principe d’équilibre entre les images : ne pas mettre deux photos noir et blanc en voisinage, penser aux écarts entre les âges, Goya et Cognée, aux présences humaines ou non. Les solo, duo, trio. On ne visite pas toujours un musée tout seul ! Mais dans chacune des quatre sections, le parcours va de la solitude vers la joie. La dernière de la série a toujours un sujet pluriel.
Un troisième principe est la tonalité des poèmes, que la poésie amoureuse, la grammaire lyrique, « Moi et Toi » comme le dit Stéphane Bouquet, alternent avec des textes d’une toute autre tonalité.


D.M. : Quel a été le rôle de l’éditeur dans la préparation de l’ouvrage ?

I.G. : Je peux énumérer les points de discussion – sur le titre, l’effacement du niveau de lecture qui aurait consisté à écrire chaque saison pour quatre sections du livre ou l’affirmation du mode personnel en texte infra – mais le plus important est d’être en confiance dans un réel dialogue sur les enjeux éditoriaux d’un livre hybride et de poésie. Si Dominique Tourte assume un engagement éditorial dans le choix de publier ou non, il accompagne, avec son équipe – graphiste, écrivaine et relectrice – dans un choix de maquettage, de rabat, de papier, d’impression. Fallait-il mettre un volet de quatre pages avec toutes les œuvres ? La référence intellectuelle à Aby Warburg n’était pas mon propos. Fallait-il mettre en évidence les échelles réelles des œuvres ? Nous avons supprimé les indications de dimensions, qui correspondent à une démarche scientifique de catalogue. Ces quatre pages auraient forcément, en agençant les 52 images, marqué des rapprochements, un montage qui ajouterait encore un niveau de lecture. Nous laissons au lecteur la liberté de saisir le fil d’Ariane, les échos et résonances thématiques, le sentiment du Nord ou pas, la place du féminin ou du couple, de lire dans l’ordre ou de butiner, de se sentir appelé par l’image ou le titre, qui imprime une humeur ou un état. C’est le fait que chaque poème porte pour titre un adjectif au féminin qui donne une forte unité, pour un livre qui n’est pas un « recueil », et la régularité de la mise en page de la double page. Le lecteur a besoin de repères, d’un confort de lecture, d’autant que chaque poème crée une variation, un point de vue différent. À chaque page, relancer la possibilité d’une découverte. Un peu comme un cadeau, au papier défait, qui contiendrait un autre cadeau. Dans ce sens, lire dans l’ordre permet d’être pris par la main dans ces pas de côté, ces cadeaux.


D.M. : As-tu écarté certains textes/œuvres au cours du processus ? Si oui, pour quelles raisons ?

I.G. : Deux œuvres, une fois le manuscrit achevé, pour des raisons de droit : l’une fut écartée selon l’indication de l’éditeur, un bras nu photographié par Mapplethorpe. C’était une belle stimulation, j’ai glissé alors vers la main, et choisi un éventail de Méru. L’autre était une Femme de Leroy au LAM remplacée par deux femmes du même peintre de la collection du MUba, qui conserve le fonds Leroy. Et puis des chutes, des équilibrages pour moins de photos, de peintures. Dès le départ je me méfiais du systématisme, de la « signature » évidente d’une donation comme l’art brut pour le LAM. Pour le Musée Matisse du Cateau-Cambrésis, j’aurais rêvé d’un détail d’Océanie, ces papiers découpés. Je n’aurai pas pensé à La danse très présente autrement dans le livre. Mais les négociations avec les ayants droits de Henri Matisse allaient me freiner. J’ai évité les œuvres jamais mises en scène dans ce Nord de France, donc pas de peinture de Marie Morel par exemple, dont j’aime l’œuvre forte. De fait, ce ne sont donc pas les œuvres de mon musée imaginaire, mais celles d’un parcours réel, tangible, d’exposition en région : une approche sensible, physique, incarnée.


D.M. : Et les visiteuses ? Une postface évoque l’idée selon laquelle visiter, ce serait aussi prendre soin…

I.G. : Les professionnels du musée réfléchissent à ce que peut être une expérience de visite, je témoigne aussi de cela, par exemple avec le regard d’une visiteuse qui vient, une première fois, partager un savoir-faire lors d’une soirée au musée. C’est dire qu’on peut venir admirer mais aussi rencontrer, partager. Un musée ce sont des collections, des expositions, mais aussi un lieu physique, plus ou moins organique. L’architecture d’un musée, la taille d’une œuvre, peut impressionner (d’où le poème « Intimidée ») ou être à hauteur d’enfance ; des enfants y jouent, s’inventent des histoires. Le désir d’être inclusif des équipes actuelles des musées suppose au préalable de ne pas être (con)descendant. Même discrète, il y a cette militance dans le livre. Le titre met au centre ce qu’on appelle les publics. Des sensibilités humaines non passives. Le choix de la poésie est tout aussi militant, de son intimité : ralentir émotion, laisser déposer, se tenir face, vibrer, être à soi. En abyme, j’ai relevé la citation de René Char, au seuil d’un lieu d’expositions imposant (« Intimidée ») – ce n’est pas rien d’apposer cette citation sur la vitre d’accueil, pour les visiteuses : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront ».


D.M. : Et veux-tu nous parler de ton rapport à la poésie ?

I.G. :J’ai besoin de densité, de brièveté, de décaper. Deux des poèmes sont un peu la métaphore d’un travail de la langue : « Dépitée » devant une représentation de langue en céramique, et « Désirante » devant ce que j’appelle un squelette d’éventail, la chair et l’os. La matière-langue organique et son jouir. Le poème me balance entre les mots vers les profondeurs. Comme si le vif était tenu à la verticale, pole dance pour s’enfoncer à la terre ou s’étirer. Sa forme n’est pas étale, même si elle m’enlargit, me déploie. Je m’y sens libre. J’aime changer d’allure. Sans l’élaboration d’une structure romanesque, d’un savoir. Je n’ai pas la maitrise, plutôt la force d’un instantané. J’aimerais que le texte infra ne soit pas le retour du refoulé, d’un SAVOIR, mais reste juste une saisie, un sens, une justesse. Ce texte infra est parfois contaminé, par effet de condensation. La langue du poème peut aller à l’amble ou pas (ou au pas ?), inventer des mots, déplacer les catégories grammaticales, tordre une syntaxe. La poésie me travaille. Elle me galère, elle me jouit.


D.M. : Un des 52 poèmes, en regard du Nu orangé d’Edouard Pignon : « Voluptueuse »

I.G. :Si pleine d’elle-même, jusqu’à en être opaque. Une densité telle que le ciel en est mou, que cela pousse de travers autour pour laisser passer. Elle est l’atmosphère. La remplit toute. Elle a la sensualité estragon basilic thym tomates cueillies au jardin vin du soir thé au matin marché à bicyclette poireaux dressés hors besace fromage à goûter à l’aveugle noyaux crachés d’olive melon inondant d’orange juteux cœur de carotte sanguine autour…
Elle, dans ses yeux. Lui, à ses pieds, basques, bottes, comment dire ? Une escorte essoufflée ? Elle possède. Elle donne. Lui griffer bécher étriller l’argile du cœur, le décombre, l’éteindre, en une seconde, elle le peut.
Lui citron pressé, cogné, elle le paume.
Elle le galère.
Eux étreintés en joie.
S’approcher encore, risquer le gel, à couper le souffle. Flamber l’amer, s’enjouir. Femme solaire. Il le sait, il la choisit encore. 
Flotter d’un baiser quatre lèvres en pieuvre goulue, un seul corps loin de la laisse des eaux dans un bouillonnement écume de rivière.

Nu en plénitude. Sa présence doit à l’expansion de la chair dans la toile, à sa vitalité, même dans le pelotonné. Un air des nanas en rondes de Niki de Saint-Phalle ou des nus courbes d’Henri Matisse. Une foison au défi du déjà rencontré. Réserve du blanc dans le rouge, orangé, jaune, orange en amours. Une femme prend corps. Un abandon sans innocence. Une grandeur intime.


Isabelle Gillet, Les Visiteuses, Éditions Invenit, 2023, 132 p., 18€
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