Pascal Commère, « Garder la terre en joie », lu par Michaël Bishop


Michaël Bishop explore pour les lecteurs de Poesibao de manière intense ce long poème en sept suites de Pascal Commère.


Pascal Commère, Garder la terre en joie, Tarabuste, 2024, 143 pages, 16 euros.



Long poème, en sept suites, du temps, de l’éphémère, du disparu, du mortel ; et pourtant poème de cette naissance qu’est le poème, de ce qui y surgit, infini, momentané, acte et lieu simultanément de fatale disjonction, incomplétude par rapport au réel et de relatif rassemblement, Garder la terre en joie tisse et traverse la fragile toile de la conscience de cette tensionnalité, déployant sa loyauté, sa dignité, la chaleur de son accueil et le naturel de son questionnement. Poème aussi, au sein de ses temps, de l’espace, du lieu qui s’y attache : Stockholm, Venise, Berlin, Marigny, Bourgogne. Si les poèmes se centrent sur le manifestement vécu, ils refusent de déployer sentiment sur sentiment, optant plutôt pour l’évènement, le quotidien, ses implicites pertinences et fugaces urgences tout comme le puzzle de son sens pourtant reconnu au cœur de la mémoire qui presse, exige qu’on le caresse, ne serait-ce que légèrement, sans aucune lourdeur métaphysique, vivant avec une simplicité non prétentieuse ses profondeurs ontologiques. Le poème accepte ainsi de se narrativiser, de façon fragmentée, ses scènes s’accumulant librement dans les suites les plus longues comme La lagune, en hiver (21-37), Un jardin dans la lumière des saisons (39-60), Le voyage de la mère (62-86) et Berlinoises (88-117). Si Un rêve prémonitoire (13-19) nous offre sa prose, serrée, cascadante, abrupte, toutes les autres suites sont composées en vers libres, non rimés, parfois métriquement stables quoique sans insistance, les strophes étant de longueur variable, tout étant fait pour la libre expression, compactée, spontanément structurée, évitant toute tentation d’une cohérence qui pourrait s’y glisser quant à sa ‘logique’, à l’articulation de ses ‘scènes’, de son soi-disant ‘théâtre’, de son énigme. Rien, ainsi d’explicatif, de rassurant, de totalisant, dans ces poèmes. Ce sont des témoignages de diverses ‘présences’, des traces moins troublantes qu’instinctivement poursuivies par ce curieux désir d’honorer, de creuser, qui surgit de temps à autre et, comme écrit Frénaud dans Depuis toujours déjà, ‘se perd dans l’azur étranger’ – que veut, précisément, frôler le poïétique. Puiser dans la mémoire ici, c’est moins l’inscription d’une somme de faits, de certitudes, c’est peut-être plutôt ce geste qui effleure quelque chose comme une réponse à la question que pose Bonnefoy dans son Hier régnant désert : ‘Et toi, ombre dans l’ombre, où es-tu, qui es-tu ?’. Geste qui reconnaît le multiple qui nous fonde, son caractère simultanément éphémère et incontournable, souvent impératif, souvent senti comme nécessaire, inexplicablement, viscéralement déterminant. Geste aussi, dirais-je, chez Pascal Commère, de remerciement, de gratitude. Qui reconnaît dans quelle mesure chaque suite, chaque ‘scène’, chaque moment récupéré replonge dans la question de sa valeur, la secrète énergie de son émergence, le pourquoi de cette coïncidence, cette convergence de A et B dans tout l’improbable des croisements et embranchements cosmiques où ce que l’on appelle le hasard se transmue en un destin. La suite éponyme du recueil qui vient couronner et confirmer le destinal qui tourbillonne partout, ni élégiaque, ni louange, s’avère site d’un poïein voué à offrir la caresse du peu, du chétif, du brumeux, d’un informe, d’un indicible au cœur de l’expérience de ce qui est, naît, fuit, meurt. Expérience, écrit Commère, qui peut sembler frôler le rien, mais ‘qui n’est pas rien’ (126). Un impalpable, quelque chose de fantomatique et de vivable ‘à quoi tu peines à donner existence’ (127). Une ‘joie ancienne’ (128) que la terre d’hiver trouve difficile à garder perceptible, sensible, mais que l’attente, la patience et l’improbable mais à jamais ressurgissant instinct que signe le poïétique, ce créant-faisant-pensant-nommant geste, veut qu’on voie et ressente.

Michaël Bishop