Camille Loivier permet ici au lecteur de voyager constamment entre l’humain et l’animal, en explorant le livre de Hélène Lanscotte
Hélène Lanscotte, Ma femme, cette animale, éditions Cheyne, 2024, 61 p., 17€
Dans cette prose poétique, composée d’histoires pleines et reliées les unes aux autres par le paysage, Hélène Lanscotte nous fait passer de l’humain à l’animale dans les deux sens et sans transition. Nous restons animales dans tous les cas de figures, mais changeons de peau, afin de prétendre retrouver au fond de nous un nid ou une combe dans lesquels on préférera dormir, plutôt qu’au sec, à l’intérieur d’une maison, car « ma femme » n’est pas une « femme d’intérieur ». Ces déménagements des devenirs ont aussi pour but, sans le vouloir d’ailleurs, de rencontrer, enfin, l’animale en soi.
Le titre de ce recueil Ma femme, cette animale, nous fait entrer dans un univers aux identités multiples et aux limites flottantes. La narration est-elle féminine ? Animale ? Le « je » semble bien être un « mari » confiant, un double amoureux qui ne jalouse pas le lièvre qui pourtant entraîne « ma femme » chaque soir vers un endroit où l’on ne peut pas la suivre. On est proche dans cette prose poétique du fantastique défini par Todorov comme « l’hésitation éprouvée par un être, qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel ». Ce doute, cette incertitude, et aussi le retour à la banalité confiante, nous l’éprouvons en lisant des pages où « ma femme » semble, mais on ne peut en être sûr, devenir mur, oiseau, lièvre ou autre mammifère. Perte de l’identité d’un humain réduit à une seule, tandis que « les bêtes offrent davantage de différences entre elles que nous entre nous » (p. 18) ? Nous restons à la lisière, ne cessons de passer d’un côté puis de l’autre, avec une joie cadencée, un souffle plein d’estime.
Animale, minérale, florale, on ajouterait vespérale dans ce territoire des « ancestralités gigognes » (p.9) que dévale Hélène Lanscotte. Les devenirs sont infinis. Pour toutes celles et ceux qui aiment les murs de pierres sèches et tentent de les remettre sur pied au fur et à mesure qu’ils s’éboulent, l’entrée du minéral dans le monde du vivant se fera silencieusement, mais non sans effort, en soupirant et en repliant ses doigts, car une pierre, à tout moment, risque de les écraser. Le minéral doit être nourri comme tout vivant : « Avant-hier, je l’ai vue enfiler des insectes, des insectes morts à carapace brune. Je ne dis rien, je la laisse faire. » (p. 12) Les transformations qu’exigent de nous les poèmes, grâce à une langue ailée et lutine, nous emportent vers une joie tantôt primitive, tantôt de simple vivant qui curieux s’interroge et s’anime.
Une même énigme court dans le recueil d’Hélène Lanscotte, émotions et vérités discrètes apparaissent en filigrane, sans nous intercepter, car ce sont des animales qui les prononcent à voix très basse, qui vibrent et résonnent longtemps comme le son d’un bol tibétain : « À quel âge de sa vie les humains se sont mis à mourir » ? (p. 56) ; « Pourquoi les nids que l’on découvre sont-ils toujours abandonnés ? » (p. 57). D’une plume glissante, imperméable aux pluies, que l’on retrouve parfois éparpillée, les poèmes-proses, les proses-poèmes nous rappellent aux liens réels ou possibles entre l’humain et l’animal ; on en ressort rasséréné.
Dans « L’empreinte » (p.35), les traces dans la neige que l’on voit à peine, celles d’une humaine, celles d’une animale, nous rappellent le tableau de Brueghel Les chasseurs dans la neige, filmé par Thomas Sipp dans Piège à voir. Des traces de pattes de lièvre sont méprisées par des chasseurs harassés et penauds comme par leurs chiens tout aussi épuisés. Mais de quoi détournent-ils véritablement le regard ? Michel Weemans, qui lit ce tableau plus qu’il ne le commente, suit ces traces qui nous conduisent vers quelque chose d’inattendu caché derrière un buisson, qui permet de joindre l’identité à la différence, et nous propulser dans un espace sacré, le même, peut-être, effleuré par Hélène Lanscotte.
Camille Loivier
« La cage »
« Ma femme n’est pas une femme d’intérieur. La maison me semble parfois le piège
dont elle est la capture. Quand, prenant son manteau à la volée, elle ouvre la porte en
grand et s’échappe, des siècles d’encagement, d’actions restreintes, de jours voilés se déchirent.
Quel que soit le temps, elle ne peut rester enfermée toute une journée. Il lui faut être à l’extérieur, et même, dit-elle, de l’autre côté des murs. Le plus souvent, elle ne veut pas que je l’accompagne.
Ma mémoire ne dément pas qu’elle soit ici un jour entrée par mégarde, comme l’oiseau dont le vol conduit, tantôt vers la prison, tantôt vers la liberté. Ou que pareil au bourdon ou à la libellule, une curiosité l’ait attirée. Peut-être suis-je toujours cette curiosité ?
Nous détenons chacun notre manière d’échapper. Il m’arrive ainsi de la surprendre allant et venant dans le vestibule, évoluant en tracés de huit, comme si elle doutait qu’un même endroit soit à la fois une arrivée et un départ.
(…)
p. 15