Christian Travaux explore pour Poesibao les trois sections d’une centaine de textes qui composent En d’autres lieux de Max Alhau.
Max Alhau : En d’autres lieux, éditions Voix d’encre, 72 pages, 11€.
Si la vie n’est qu’un jour, et naître qu’un moment, mourir qu’un instant de ce jour, closant tout, refermant ce jour, à peine ébauché, dans l’oubli, comment, dès lors, prétendre encore durer, espérer, ou gagner en espoir, en éternité ? C’est ce qu’interroge Max Alhau, dans son livre, En d’autres lieux, publié chez Voix d’encre. Quoi du temps ou de ces instants à venir, perdus pour nous, dont nous ne serons pas témoins ? Quoi de cette absence dont l’ombre s’avance devant nous, toujours plus, de jour en jour ? Et quoi donc pour ne pas céder au désespoir, à la détresse même de vivre, de se voir vieillir et mourir, et de savoir qu’un jour prochain (c’est dans bientôt) il nous faudra bien accepter de partir et de disparaître vers d’autres lieux, pour d’autres terres, sans espoir de revenir ? Max Alhau, dans sa poésie, questionne cela, encore une fois. Et notre vie s’en trouve changée.
Trois sections d’une centaine de textes : « Le temps de la mémoire » ; « Paysages-Rencontres » ; « L’absence et l’infini ». Des poèmes courts, de quelques lignes ou quelques vers, resserrés sur les mêmes mots, les mêmes questions, mais avec l’espoir, un peu fou, de découvrir dans l’écriture comme une esquisse de solution, du moins juste un peu de lumière, un peu de jour dans la nuit d’être. Quoi, de nous, dans la fosse du temps ? Quelles traces du passé surnageront, quand celui-ci grossit encore, grossit toujours, et ne cesse pas d’emporter, dans son fleuve, dans son limon, chaque jour, les jours de nos vies ? Max Alhau, dès les premiers textes, se pose la question de l’oubli, de la mémoire. Du passé, quand on le regarde, après que la vie, derrière soi, s’est écoulée, ne reste guère que des traces, des pas, des formes, des images flottant encore, quelques visages. Mais ces traces ne « survivront pas » (p. 9), dit Max Alhau. Ces pas sont tous « presque effacés par le vent » (id.), le passage du temps. Les formes ne sont plus « ces sentiers », « « ces combes », « ces rivières », que nous avons – jadis – croisés (p. 25). Et les visages sont « maintenant en retrait » (p. 25 et p. 39), perdus à jamais (on se « souvien[t] de quelques noms », p. 10). Tout a passé, « n’aura été que de passage » (p. 49) dit-il encore, si rien ne reste.
C’est cela qui fait une vie, cet évanouissement des choses, et des êtres, et de notre vie, à mesure qu’elle va vers sa fin, qu’elle s’achève, qu’elle nous échappe. C’est cela même qui fait, d’une vie, une matière prête à l’oubli, prête à la fosse, prête à l’ordure. Ou une eau qui s’écoule des mains, un pan de mur tissé de brume et de vent, constitué de vide, ou de jours trop tôt disparus, et révolus. Que garde-t-on de ce voyage qu’est toute vie, s’interroge l’auteur (p. 11) ? Rien. Rien, car « rien ne nous appartient » (p. 15), sinon de l’eau. Tout ne nous a été prêté que temporairement. Et tout doit être restitué, prochainement. Et notre vie n’est qu’une « fiction » (p. 13), ou une errance, une « énigme trop vite résolue » (p. 12), dont nous ne pouvons n’être jamais – estime Alhau – que « l’auteur involontaire » (p. 13). De cela, Alhau est conscient.
Mais il ne s’en inquiète pourtant guère, plutôt l’affirme, dans un tutoiement perpétuel avec lui-même ou en lui-même, le répète comme une évidence où s’explique le sens de nos vies, de toute vie. Tout nous quitte, s’en va à vau-l’eau, et rien ne reste de tout ce qu’on a essayé en vain d’engranger, comme souvenirs ou comme images, pense Max Alhau. Mais il sait aussi que, pourtant, « tout demeure [toujours] présent » (p. 25). Tout est encore autour de nous, en nous, ou en d’autres lieux, quelque part, pas très loin jamais, à portée de main certainement, dans des territoires inconnus ou dans des contrées invisibles, des « continents » écrit-il (p. 31), qui sont là, qui sont là toujours, même si nous ne les voyons pas. « Tout est [même] ici, au secret, / prêt à surgir au moindre appel » (p. 26), dit Max Alhau, dans une formule singulière, qui n’est pas sans étonner. Il a raison. Oui, car tout, de notre passé, tout de notre vie engrangé heure par heure, année après année, est conservé, non pas ici (où nous ne l’apercevons plus), mais là-bas, mais là, quelque part, où nous pouvons le retrouver, à tout instant, quand nous voulons, si nous essayons de le voir.
Max Alhau parle de « territoires / à l’écart de toute géographie / et dont le nom importe peu » (p. 34-5). Il parle aussi d’un « martinet », qu’il ne faut « pas perdre de vue » (p. 38), d’un envol « d’hirondelles […] l’éphémère troublant le ciel » (p. 35), d’« une herbe, [d’]une fleur », « pour répondre présent »(p. 37). Là est, sans doute, l’espoir que nous attendons tous, dans notre vie, de retrouver un jour la source de notre maison natale, l’aube perdue des premiers jours, des premières heures. Là est ce qui n’est plus ici. Ou, comme l’écrit encore Alhau en le répétant par deux fois, dans deux textes presque identiques, de notre passé, « rien n’a été effacé » (p. 25-26 et 39-40) : « ce n’est que transparence » (id.). Tout est là, prêt à revenir. Il faut s’en « remettre à des signes » (p. 31). Mais, surtout, aux mots, au langage. Pour Alhau, ces arrière-pays (comme l’aurait écrit Yves Bonnefoy), ces autres lieux de notre vie, où se conserve notre passé, où vivent encore nos jours enfuis, ne sont qu’« à portée de mots, pas davantage » (p. 31).
C’est assez dire, me semble-t-il, la foi qu’a encore Max Alhau, après tant d’années d’écriture, en la force de la poésie. Tout s’écoule. Tout passe. Et tout fuit. Rien ne résiste au temps qui coule, ni les choses, les êtres, ni les lieux où ces êtres-là que nous fûmes ont vécu, vivent peut-être encore, pour quelque temps. Mais un mot, dit dans un poème, une phrase prononcée dans un vers. Et tout vit, tout revient, soudain, à la mémoire et à la vue. Tout revit. Tout bruit et tout vibre. Et nous voyons l’herbe trembler, les fleurs pencher leur tête lourde de trop de poids. Et les hirondelles s’envoler, à nouveau, en poussant des cris. Ainsi, la vie, si transitoire, si passagère. Ainsi, la poésie, surtout, qui seule peut la conserver tout entière, et la préserver des ravages et de la destruction du temps.
Pour Baudelaire, la poésie est à l’égal de la cuisine, de la cosmétique, car elle ressuscite les odeurs et la saveur des jours perdus, tout du moins elle en restitue la présence, elle seule, dans ses vers. Pour Alhau, elle est territoire, source lointaine, « voix qui perdure, / qui ne se soucie plus du temps » (p. 69), la seule, véritablement, prompte à calmer un peu notre peine de devoir, un jour, partir, et à apaiser notre soif. Notre soif de survivre un peu.
De vivre encore.
Christian Travaux
Extrait (p. 20-21) :
On ne retourne jamais au pays natal :
le feu a dévasté les souvenirs
que l’on guettait dans les recoins,
au cœur de rêves trahis par la mémoire.
On se souvient à peine de ce pays natal,
des années fortifiant l’oubli.
On quête vainement, pèlerin de sa vie,
ce pays englouti, renvoyé à son absence
dans la crainte de se perdre corps et ombre.
*
Parti à ta recherche
tu ne distingues
que des pas sur le sable :
les tiens ou ceux d’étrangers
échappés à eux-mêmes.
Les destins se confondent
mêlant chaque histoire
à des légendes préservées par le temps.
Que t’importe la source
déjà oubliée et l’estuaire.
Il te reste à poursuivre
attentif à chaque floraison,
à chaque vol d’un oiseau
héritier de l’infini.