Michel Falempin, « Funérailles » et « Affaire de genres et autres Pièces de fantaisie », lus par Françoise de Laroque


Françoise de Laroque met en regard pour les lecteurs de Poesibao deux livres de Michel Falempin publiés chez Eric Pesty


Michel Falempin :
Funérailles, Éric Pesty Éditeur, 2024,16 pages, 10 €
Affaire de genres & autres Pièces de fantaisie, Héros-Limite/Éric Pesty Éditeur, 2020,176 pages, 18 €


Allonger le temps


Écrire, c’est faire le choix de Pénélope, – femme, il est vrai, ses possibilités étaient réduites – tisser, ne jamais conclure définitivement, vingt fois sur le métier remettre son ouvrage, au lieu de se lancer dans une action directe. Michel Falempin, qui ne se soucie des affaires de genre que pour les défier et en tirer des fantaisies, tisse depuis longtemps. Il y a évidemment quantité de façons d’entrelacer les fils et diverses épaisseurs de tissu :  un voile dont la transparence rehausse une vision du monde, une tapisserie qui met en valeur l’invention, un tissage qui attire l’œil sur le travail lui-même etc. Le maniérisme de Michel Falempin ressemble à de la dentelle. Précieuse, sans mièvrerie. Jamais classique, résolument baroque. On voit au travers. Des réalités y compris sociales après que le regard a suivi, sur trame et chaîne, arabesques et autres figures. Les figures proviennent de la bibliothèque où Michel Falempin a passé une grande partie de sa vie.

Chaque texte est un parcours. Une déviation plutôt. À partir d’un genre littéraire, pour s’en écarter, la description, le conte, le récit de rêve, le journal intime, la descente aux enfers…  Et dans l’espace : au cimetière du Kremlin-Bicêtre (Funérailles), un rituel que l’observation d’une double cérémonie retarde ; à la lisière entre dix-septième arrondissement et banlieue sur les traces d’une rue disparue (Mon nom de jeune fille) ; un trajet à destination familière mais cette fois plein d’aléas (Affaire de genres) ; l’ascension moins glorieuse que souhaitée d’un sommet puis la descente d’un autre sommet alpestre jusque dans les abîmes du métro en passant par la Butte Montmartre (Catabase).

Les parcours sont sinueux dans l’espace et dans la conduite du récit. Funérailles s’ouvre dans une dissonance. Le texte annonce en majuscules « VOICI UN PERSONNAGE LITTÉRAIRE » comme si l’auteur allait le mettre sous nos yeux, or il choisit de brosser un portrait en négatif. C’est-à-dire que la jeune femme de son récit n’est décrite qu’en référence à Temple dans Sanctuaire de Faulkner dont elle se distingue détail après détail : « cette jeune femme ne porte pas, flanqué sur son bras (à la diable précise l’original) un manteau. Ses jambes ne sont pas longues, ça non… » Le lien serait l’épi de maïs qu’assise, elle tient dans son giron. Ainsi la personne (vraisemblablement rencontrée) que l’auteur élit pour devenir personnage littéraire accède-t-elle à cette dignité – une dignité saturée d’humour – par l’entremise d’un premier personnage littéraire dont il suscite la présence intermittente. L’original resurgit à la fin du récit, confronté cette fois à qui lui ressemble davantage, une passante espiègle, rieuse dont la silhouette légère s’évanouit bientôt. Le portrait négatif s’inverse, « ses jambes sont longues, ça oui… » et ce renversement de perspective coïncide avec le trébuchement du narrateur-auteur-visiteur de cimetière. Pas de chute, un accident mineur. Le promeneur, comme le portrait, rétablissent leur équilibre. Chute rhétorique cependant puisqu’elle déclenche la fin du récit sur « une ultime et insouciante pelletée de terre ». Et l’on comprend que l’esthétique de Michel Falempin est ce risque constant, assumé et recherché de la perte d’un équilibre dont le plaisir est sa reconquête. Art du funambule. D’un alpiniste qui suit la ligne de crête.

Michel Falempin se met en scène dans ses Fantaisies en narrateur, observateur, marcheur, penseur, rêveur. S’il apparaît davantage, c’est à travers un soupçon de mensonge, sous un travestissement, dans un miroir, ou encore en mort présomptif. Le regard est bien tourné vers l’extérieur, vers les lieux traversés mais le narrateur prend son temps, s’autorise toutes les circonvolutions que lui inspire son « goût avéré pour l’anomalie intellectuelle, pour l’irrégularité (comme on dit baroque une perle), le vice de forme ou de construction, les échanges de rôle dans la comédie de la causalité, les inversions chronologiques, les précieux effets de la diplopie, les transgressions infligées à quelque vénérable principe identitaire ».[1] Ce goût de l’irrégularité plutôt qu’une perversion se fonde sur les décalages qu’enregistre l’observation par rapport à ce que langue, usages, notre rationalité tentent d’établir. Michel Falempin tire parti de ces irrégularités dont la complexité fait rebondir sa pensée ou même l’émerveille comme ce petit réseau de brins d’herbes pris par la glace. L’humanité, Michel Falempin la trouve aux frontières : frontière avec l’angélisme chez cet invalide exotique, naïf, qui le sauve des conséquences de son erreur ferroviaire ; avec la bestialité, chez ce passager du métro (génie malien au lieu du Malin Génie de Descartes) qui dévore à pleine bouche une pitance puante au grand scandale d’une élégante que la rage et ses imprécations vont bientôt rabattre au rang de l’animal. Les fleurs, dans Funérailles sont confrontées à la mort. Plutôt que de vanter leur beauté, il préfère les montrer dans leur exubérance sexuelle, comme un « défi à la souterraine dispersion de tout », une offrande ambiguë à ceux dont la vie cessa. Dans le même cimetière (qu’il nomme le sanctuaire), à partir de son étude des différents comportements des visiteurs, Michel Falempin monte une sorte de thème en blanc et rouge : le blanc du cyclamen offert à la jeune morte la veille de ses noces et les couronnes et gerbes rouges de la vieille militante qui malgré son nom à consonance russe n’a pas fait partie de l’émigration contre-révolutionnaire. L’ornement, dans la dentelle falempienne, n’est jamais dépourvu de signification.
Le regard est bienveillant, tempéré par l’humour, même lorsqu’il fixe « l’immodeste endeuillée », celle qui ne ressemble pas à Temple, entourée de ses acolytes, buveurs de bière en lieu sacré. Il prend un petit air nostalgique, genre « La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains », lorsque l’auteur comprend que sa rue rêvée est passée sous le périphérique ou que son fourvoiement ferroviaire est la « suite du progrès au nom duquel avait été rendue oisive définitivement une autre voie routinière et commode. » 
La lenteur, l’analyse constante sont des provocations adressées à notre époque frénétique, superficielle et activiste. La contestation peut aussi s’exprimer par l’extrême littéraire.

Si Michel Falempin est exigeant à l’égard de lui-même, le texte l’est avec son lecteur. Ce dernier doit accepter le jeu du labyrinthe. Suivre le parcours sans possibilité d’introduire, du moins pendant la lecture, une pensée personnelle, une comparaison, une question. Il n’a aucune latitude. Suivre est l’impératif catégorique. Le plaisir offert est celui du détour, de l’inattendu, d’un partage amical de la poésie, du savoir, de la critique et de l’humour jusqu’au rire parfois. Le lecteur doit abandonner tout souci du temps et trouver le bon rythme, nécessairement lent, celui qui l’oblige le moins à reprendre sa lecture. Existe-t-il ce brillant lecteur qui ne perd jamais un rythme dont la difficulté paradoxale est la lenteur ? S’il existe, du moins revient-il sur ses pas par plaisir. Le lecteur ordinaire connaîtra vraisemblablement un triomphe moins complet, arrivant au bout des « Pièces de fantaisie », tout comme l’auteur dans son ascension d’un sommet, à genoux, et tardera, le temps de calmer le vertige, à retrouver toute sa dignité de lecteur.
La dentelle falempienne est un luxe. On ne la gagne pas sans effort. Mais à l’inverse des produits du luxe matériel, elle ne peut être estimée prohibitive puisque la langue est ou devrait être un patrimoine collectif.

Françoise de Laroque

Michel Falempin :
Funérailles, Éric Pesty Éditeur, 2024,16 pages, 10 €
Affaire de genres & autres Pièces de fantaisie, Héros-Limite/Éric Pesty Éditeur, 2020,176 pages, 18 €

[1] Affaires de genres & Autres Pièces de Fantaisie  « Autoportrait en aïeul présomptif » p.83