Olivia Elias, “Chaos, Crossing”, lu par Pascale Cougard


Pascale Cougard explore ici pour les lecteurs de Poesibao Chaos, Crossing, livre bilingue d’Olivia Elias, paru chez World Poetry Books.  


 

Olivia Elias, Chaos, Crossing, recueil bilingue français-anglais, préface de Najwan Darwish, traduction de Kareem James Abu-Zeid,  World Poetry Books éditeur,184 pages, 20 dollars.


« Un beau soir, l’avenir s’appelle le passé. C’est alors qu’on se tourne et qu’on voit sa jeunesse » (Le Nouveau Crève-cœur, Aragon). Expulsée du Carmel, Olivia Elias devient cette exilée aux valises toujours prêtes, vivant dans la lumière d’une mémoire très ancienne, les premiers souvenirs d’une terre aimée couleur de mer, tout en ouvrant partout où elle vit des yeux poétiques, qui transfigurent la douleur.

Ainsi le chante le dernier poème du recueil « Grâce de pluie » à la fin d’un long parcours de solidarité avec les victimes de catastrophes de toutes sortes. Catastrophe, désastre, tel est le sens du mot arabe Nakba qui désigne l’exode forcé des Palestiniens en 1948 et la perte pour tout un peuple du pays d’origine. Les poèmes évoquent cette explosion, ce tremblement de terre, ce tsunami qui arrache la peau de l’identité et voue les exilés à l’instabilité, au démembrement, aux miettes. Je suis née en ce temps éruptif où mon pays changeait de nom.
Ou encore : Exil / est l’autre nom / de l’éclatement du temps / et du choc / des continents. Et plus loin : ici une tête là une jambe / le tronc quelque part / & cheveux pris dans / les algues ou les chenilles / des chars.
 
Les poèmes rejoignent sans cesse d’autres exilés, d’autres victimes de la violence, de la colonisation, de la guerre, d’autres chants aussi. Entre autres, celui de James Baldwin et son cri I am not your negro, celui de Furukawa Hideo, écrivain né à Fukushima absent lors du séisme de 2011 et qui, revenu sur les rives du désastre, écrit une ode aux chevaux rescapés du tsunami. Car les poèmes, avec entêtement, construisent une frêle et puissante digue pour faire barrage au malheur, tout simplement par les mots et les noms, ainsi que le font les prophètes.

Quels mots ? Baudelaire s’adressait ainsi à la ville moderne, cet entassement de misères : Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. Telle est l’alchimie poétique. Tel est le choix d’un ciselage toujours renouvelé. Olivia Elias refuse les envolées lyriques et tient sans cesse sa rage en bride. Au plus près des ruptures qui la traversent, elle use de mots simples disposés dans l’espace blanc de la page de façon inattendue, jouant avec la présence ou l’absence de ponctuation, avec les majuscules, les minuscules, l’italique. Ainsi dans « Barca Nostra », la voix a tant de mal à sortir de la gorge serrée que les vers hoquètent des jets de mots cernés de vide :

Leurs résultats       scolaires épinglés sur la poitrine      ne  / les auront pas sauvés       passeports dérisoires      tout    juste bons à faire des boulettes de papier …     

Au fil des pages, des vers libres, de toutes longueurs, inventifs, à voir comme à entendre, qui bousculent la langue tout en mettant le sens dans une clarté d’évidence. Parfois n’y figure que l’essentiel grammatical, la strophe comme prise dans l’urgence du dire ou son impossible : atmosphère couleur mélancolie / quand je reviendrai / impossible /  prononcer innocemment / pompe l’air / me laisse sur le flanc / vidée     vocabulaire rétrécit rétrécit  / par quoi remplacer mots / impossible prononcer 

Comme l’écrit Abdellatif Laabi, dans l’introduction à L’anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui (Points, 2022), « fait rare dans l’histoire de la littérature, le nom d’un pays, la Palestine, est devenu en soi une poétique ». C’est qu’il s’agit du pays / autour duquel veillent / les poètes, affirme Olivia Elias  dans « Autre nom ».

Comment ? Une réponse nous est donnée en ce court poème qui vient en finale du recueil faire résonner le désir à l’œuvre à travers l’espace et le temps, quoi qu’il advienne : Il semble qu’il faille faire / œuvre d’archéologue/ fouiller extirper des strates / de boue & sang les débris / du présent & de ces miettes / reconstruire demeure ouverte/ à la tendresse. »

Pascale Cougard.

Olivia Elias – Chaos, Crossing Recueil bilingue français-anglais, préface de Najwan Darwish, traduction de Kareem James Abu-Zeid,  World Poetry Books éditeur,184 pages, 20 dollars.

Le site d’Olivia Elias 
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