Christophe Esnault, “Vivre, 1-40” et “Pas même le boucher”, lus par Romain Frezzato


Romain Frezzato traverse pour les lecteurs de Poesibao deux livres de Christophe Esnault, Vivre, 1-40 et Pas même le boucher.


 

Christophe Esnault, Pas même le boucher, Aethalides, 2023, 72 pages, 16 €.
Christophe Esnault, Vivre, 1-40, Éditions des Rues et des Bois, 2022, 54 pages, 14 €.


Productif, Christophe Esnault fait paraître deux ouvrages ces dix derniers mois. Le premier, Vivre, 1-40, décline en 40 textes à la prose resserrée un tableau du réel auquel se superpose un autoportrait – oblique, implicite. Si des ombres toujours un peu mortes planent sur les phrases (« Le poète autour d’une fin rugueuse »), c’est vivre avant tout dont il est question : « Taire pour un temps le cadavre et son talent à nous remplacer. » Chacune de ces suites numérotées de 1 à 40 fait s’enchaîner des énoncés sans lien légitime provoquant un effet de rythme et de réel surprenant duquel l’humour n’est pas exempt : « Un poulet encourt la peine capitale pour avoir atteint le poids idéal. » Dès lors, les dits-énoncés – brefs – s’enchaînent pour brosser du monde un tableau mat, exsangue : « Le gris périphérique gerce les sourires jusqu’au cœur historique de la ville. Simultanément quinze mille médecins identifient des maladies et livrent des ordonnances. Le genou répond présent même quand le cœur est jaune. » Il est d’autant plus signifiant de parcourir ce volume au je exempt en parallèle de celui qu’Esnault fait paraît chez Aethalides. À la suite de Lettre au recours chimique également publié Aethalides, l’auteur propose dans Pas même le boucher des laisses plus ou moins étirées de vers délibérant sur le sujet d’enfance – le passage lourdement ritualisé à l’adulte. Portant haut, dès le titre, sa négation, le livre d’Esnault prend soin d’établir le nihil violent sur quoi se fonde toute adolescence, et partant toute identité. La dimension narrative de son écriture l’inscrit dans une tradition poétique, celle allant de Perros à Cliff, et qui pratique le vers comme recension d’existence, transcription du trivial, travail du minuscule auquel nous contraint un dispositif social muté en caisse enregistreuse. Récit éclaté d’un je inadapté au vivre, aux codifications qui régissent le collectif, ce texte dénoue une autobiographie rêche d’où surgissent des éclats d’une lyrique sans unité possible : « Et tu iras de l’ellipse / Des grands pans que tu ne voudras pas / Remuer / Parce que tout ne peut pas encore être regardé / De trop près. » L’ethos qui s’y fabrique, s’il n’est pas sans rappeler le statut de maudit, relève surtout du cas limite, du marginal – autant de synonyme, à en croire Esnault, à la condition même de poète. Alors qu’on continue de pontifier çà et là dans les lisières d’un quant à soi poétique autant que social, il est réjouissant de voir ici s’extraire sans aménité un ethos punk, un dire canaille : « Et il faudrait trouver quelque chose d’amusant / En évoquant les bouteilles d’eau écarlate / Volées aux Galeries Lafayette / Ou encore en un autre lieu / Une de trichloréthylène… » Mais, comme dans le recueil précédent, il ne s’agit jamais pour Esnault de se complaire dans un mal-exister, mais bien plutôt de s’en extraire par l’écriture. La poète ploie sous l’immonde et mise sur le vers comme dispositif de résistance. Même si quoiqu’il advienne « la non-vie se poursuivra sous les néons bleus », demeure la langue. Esnault livre dans ce nouvel opus – conçu comme manuel de survie en terre du capital – la clé de toute son œuvre, celle d’un naufragé s’obstinant à jeter dans une mer qui monte des messages dans l’espoir qu’ils soient lus, qu’un contact s’établisse justifiant par là-même – cet acte, dérisoire, du lecteur de poètes – l’appartenance à une espèce commune, dotée de langue : « J’écris pour être précis à destination de / Celui qui lit / Et si je n’y parviens pas / Le texte s’effondre / Mon intention aussi / Je rate un livre / Ou un livre de plus / Avec le désir affirmé / Que quelqu’un ou qu’une lectrice / Se trouve remué… »


Romain Frezzato

Christophe Esnault, Pas même le boucher, Aethalides, 2023, 72 pages, 16 €.
Christophe Esnault, Vivre, 1-40, Éditions des Rues et des Bois, 2022, 54 pages, 14 €.



Un extrait :

Pas même le boucher de la place de l’église
Pas même lui ni sa femme
N’ont voulu me prendre en apprentissage
Pour la même raison que la librairie Richer d’Angers
Pour la même raison que la librairie Contact d’Angers
Ou encore que l’imprimeur de ma ville
Mon bulletin de notes et mes appréciations
Étaient lamentables
Et tellement qu’ils
– Boucher & femme du boucher –
Se sentaient insultés
Que je vienne les solliciter

Avoir été exclu du collège
Je m’en servirai plus tard
Une caution Cancre et insoumis
Élève turbulent, ingérable, voleur, agresseur
Presque assassin
Ne pas exagérer non plus
Ai pas commis une agression au cutter
Pas outragé une jeune handicapée
Sur son fauteuil roulant chromé
À peine craché un énorme glaviot
Sur une selle de vélo
Par –4 °C
À peine fait circuler des revues de fesses
À peine bloqué une porte pour emmerder la prof d’anglais
Ou couvert d’insultes un mur façon œuvre d’art incomprise
Je m’occupais alors comme je pouvais
Pour tromper l’ennui et déplacer
Mes fantasmes de lèvres
De mains aventureuses
Et de rapts innommables
Encore bien stéréotypés
Désordonnés
Ligotés surtout
Je pensais avec mon nez
Avec l’idée pas encore acquise
De ce que l’on pouvait bien faire
Avec une fille nue
Sans maîtriser
Ce domaine de savoir minimal
À propos du corps d’une fille
Et des jeux amoureux

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