La présentation du cinquième numéro de la revue L’Ouroboros et ses 217 pages consacrées à la poésie, la philo, la BD, etc.
« Si j’avais nom Ouroboros je jouirais qu’on l’appelle » ! Gageons avec Guy Viarre (la citation est extraite de Description du petit, Fissile, 2011) que nombreux seront celleux qui à leur tour répondront à l’appel. Car le 5e numéro de la revue lyonnaise L’Ouroboros a tous les atouts pour séduire. Intitulé ironiquement L’Øuroboros aux défenses d’ivoire, ce numéro dirigé par la philosophe Odile Nguyen-Schoendorff invite surtout, précisément, à y voir. Il faut dire que la revue tape à l’œil. Ses 217 pages de papier glacé réchauffent, à l’heure du tout numérique. Littérature, poésie, philosophie, arts visuels, B.D., cinéma, photographie, théâtre, musique, psychologie, psychiatrie, psychanalyse, ethnologie, anthropologie, mythologie &… pratiques militantes : tout un programme. Que cette 5e livraison respecte, et plus encore. Paru à la fin de l’année 2020, le numéro 1 de L’Ouroboros revêtait pour sa naissance le jaune vif d’un certain gilet. Le but était clairement, face à la « phynance » et au « friquisme », de brûler de mille feux, de cornaquer les « tièdes ». Revue ouvertement maxiste, puisque se plaçant sous l’héritage du peintre, scénographe et créateur Max Schoendorff (1934-2012). La couverture pachydermique et bariolée de ce 5-là annonce la couleur : il s’agira de rire et de vivre sous les assauts de l’assèchement de tout. Quatre chapitres pour cette revue grand luxe aux couleurs claquantes. Le premier (« Nos peaux aimes ») ouvrant ses portes aux langagiers : des français (Simon Johannin dont le dernier recueil La dernière saison du monde est paru chez Allia en mai 2022 ; Marc Kober ; Marina Skalova) mais également des poètes traduits. Car c’est la Suisse qui est à l’honneur avec des textes francophones (Arthur Billerey, Matthieu Corpataux, Baptiste Gaillard), germanophones (Martin Bieri), italophones (Prisca Austoni ; Yari Bernasconi) ou romanches (Flurina Badel). L’Ouroboros offre un regard détaillé sur une jeune génération de poètes suisses dont une grande partie fait également œuvre de plasticiens. Baptiste Gaillard notamment auquel la revue de L’Ours blanc avait consacré un numéro (le n° 27 – Ombres blanches sur fond presque blanc). Ce dernier livre ici des installations en prose (comme il l’a fait dans ses recueils Un Domaine des corpuscules et Bonzai tous deux parus chez Hippocampe) : « Une plante seule n’a que du vide pour s’informer. Il est parfois plus commode d’avoir à composer avec une présence ; grilles, poutres, d’autres plantes, ou des obstacles qui permettent aux tiges d’adopter d’étonnantes formes pour optimiser la lumière ». Flurina Badel, également plasticienne, compose en romanche des vers courts : « thé de camomille / et en écrivant / j’éparpille mes entrailles / palpe reins et foie / fouille mes boyaux / traque cellules et pilosité / mais il n’y a rien à rendre / donc je remballe / entrailles et crayons / pour retourner / au milieu de l’indigestion ». Quant aux autres chapitres de cette revue dense et gavée, ils explorent les proses (le chapitre deux, « Proses trémières et atmosphères »), les arts visuels (chapitre troisième, « Artistes suisses. Feu d’artifice »), le théâtre (« Max Schoendorff le Dramaturg ») ainsi que les utopies créatrices et les dystopies très réelles (chapitre cinquième, « Les idées et les actes »). L’illustrateur Nando van Arb, auteur suisse de 3 papas chez Misma (dont la présente revue propose du reste de larges extraits), intervient entre les textes. On l’aura compris L’Ouroboros fait plus que se manger la queue (le mot provient du grec ancien οὐροϐόρος composé des termes οὐρά, queue, et βορός, vorace), il occupe longtemps la tête. Il faut dire que cette circularité induite par le nom renvoie aussi sciemment à cette volonté de se mesurer à tous les champs créatifs et intellectuels. Pourtant ce n°5 n’est pas exempt d’une dimension autophage. Malgré l’extrême vivacité des productions littéraires, picturales, photographiques, affichées ici, il n’en demeure pas moins que l’on chante en plein incendie. Alain Accardo le rappelle dans un article aux accents tristement contemporains de l’apocalypse en cours : « Quoiqu’il en soit, au moins savons-nous désormais qu’il faut changer le dénouement imaginé par Homère pour l’Odyssée. Ulysse n’aura jamais pu retrouver le chemin d’Ithaque ni les bras de Pénélope. Ithaque, en effet, a sombré, submergée par la montée des mers et Pénélope s’est noyée dans un marécage de déchets plastiques et d’excréments répandu par les croisières touristiques en Méditerranée, de Gibraltar aux îles ioniennes ».
Romain Frezzato
L’Øuroboros aux défenses d’ivoire, dirigée par Odile Nguyen-Schoendorff, revue-dard n° 5, Lyon, Octobre 2022, 25€.
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