(disputaisons) 15. Jan Baetens

Quitter sa langue natale, écrire en français, 15. Jan Baetens. La quinzième contribution sur seize à une première série sur ce thème de la langue d’écriture

Rappel : Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Le poète tchadien Nimrod écrit : « J’ai écrit en français parce que les lettres françaises ont fait vibrer mon être au-delà de tout ce que je pourrais en dire. J’ai été élu, je ne suis pas l’auteur de mon élection. On dispense l’amour parce qu’on a été aimé. »
L’amour y est-il pour quelque chose ?
Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? « Écrire dans une langue étrangère est une émancipation. C’est se libérer de son propre passé », déclarait Cioran. La langue adoptée est-elle une « contre-langue » (maternelle) ? Un exil dans l’exil ? Si tant est que la langue du poème est une langue étrangère inscrite dans une langue natale (« la langue du poème est une “ langue étrangère ” » déclare Emmanuel Laugier en écho à Gilles Deleuze : « autant dire qu’un grand écrivain est toujours comme un étranger dans la langue où il s’exprime, même si c’est sa langue natale »). Est-ce être nulle part ?
L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ?
Samuel Beckett disait rechercher, dans la langue française, une langue sans style, « essayant de trouver un rythme et une syntaxe d’extrême faiblesse » (« trying to find the rhythm and syntax of extreme weakness ») : le choix du français fait-il abandonner un style ? Chercher un autre style ? Affaiblit-il le sens ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ?
Et pourquoi le français ? Dont Cioran disait que c’est une langue sclérosée, arrêtée. Offensif, Kateb Yacine quant à lui déclarait : « j’écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas français ».
Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.

Cette nouvelle Disputaison sera publiée en deux livraisons. Elle a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost.

Aujourd’hui, quinzième épisode avec la contribution de Jan Baetens.

Pourquoi j’écris en français

Telles que je vois les choses aujourd’hui, car j’ai bien varié sur ce point, ma décision d’écrire en français plutôt qu’en néerlandais (ma langue maternelle, et celle que je parle au quotidien, dans une région où il ne reste plus aucune trace, hélas, de l’ancien bilinguisme belge) ou en anglais (devenu de plus en plus, par la force économique des choses, ma langue de travail), tient à des raisons proprement littéraires, et non pas biographiques ou existentielles (cela dit, comme ma vie est banale, ce dont je ne me plains pas, cet argument ne vaut sans doute pas lourd).

Certes, j’aime le français –je devrais dire « les » français, car les variations, régionales ou autres, me touchent beaucoup–, mais au fond je pourrais en dire autant de n’importe quelle langue. Toutes suscitent ma curiosité et je regrette de n’en parler que deux ou trois. Mais il est difficile de séparer une langue de sa littérature –une langue sans littérature est une langue morte– et sur ce plan le français est pour moi sans égal, même si je n’en tire pas trop de conclusions. Si je connaissais mieux d’autres littératures que la française, c’est-à-dire celle écrite en français (la distinction entre « français » et « francophone » m’a toujours paru une insulte peut-être inconsciente), je serais probablement du même avis pour les langues qui les rendent possibles. Mais jusqu’ici, mon ravissement d’aller toujours plus loin, jour après jour, page après page, dans la littérature en langue française, prose et poésie confondues, n’a jamais été déçu. Tout en croissant en ignorance, puisque chaque découverte me rappelle mes limites, je suis sûr d’avoir fait le bon choix.

Mais trêve de généralités. Trois éléments constituent pour moi la singularité du français.

D’abord la force des modèles : j’écris grâce aux leçons d’autres textes et d’autres auteurs ou autrices et les encouragements les plus vifs me sont toujours venus d’écrivain.e.s de langue française (inutile de donner des noms, tel n’est pas l’enjeu de cette « disputaison »). Les exemples sont contagieux : à chaque nouvelle découverte, mon désir s’accroît de résider encore un peu plus dans l’édifice généreusement ouvert de l’écriture en français.

Ensuite une question de méthode : en tant que poète, mais aussi dans la vie de tous les jours, je me méfie de toute expression directe ou spontanée, voie royale du stéréotype ou du bavardage, et le fait de m’offrir l’obstacle supplémentaire d’écrire dans une langue difficile –oui, le français est difficile, mais c’est aussi pour ce défi que je l’aime tant– m’aide à lutter contre le penchant trop humain du moindre effort.

Enfin, l’émerveillement de la syntaxe : j’ai toujours été séduit par l’ossature syntaxique du français, à la fois différente des langues que je pratique au quotidien et non sans rapport avec celle du latin. Cette proximité est relative bien entendu, mais elle me laisse au moins entrevoir sous chaque phrase une épaisseur historique qui est loin de me laisser indifférente. La poésie n’est pas une affaire de mots, ou de mots seulement, c’est-à-dire du mot promu au détriment de la phrase, et les possibilités vertigineuses de la syntaxe du français, qu’on s’exprime clairement ou qu’on tende quelque piège, y compris à soi-même, représentent un trésor d’autant plus fabuleux qu’il est impossible de jamais vraiment se l’approprier.

Jan Baetens

Poète belge de langue maternelle flamande, il a publié de nombreux ouvrages de poésie aux éditions Impressions Nouvelles, dont Après, depuis en 2021 et Ce Monde en 2015.

Image : Érik Desmazières, Haute galerie circulaire, pl. VII de la suite Onze estampes inspirées de « La Biblioteca de Babel », 1998, eau-forte et aquatinte, 35,5 x 25,4 – source