Albarracin agent trouble
« Toute pensée émet un shifumi. »
(Mallarmé)
Les 111 haikus — trois fois le chiffre 1 — de Plein vent parus chez Pierre Mainard en 2017 avaient déjà un caractère joueur et astucieux, comme en témoigne par exemple la main des cinq sens, à laquelle s’ajoutait un doigt d’oracle, un sixième sens tout à côté de l’auriculaire :
L’oraculaire
est un sixième
doigt
Le glissement sémantique et phonétique est ici très habile, et l’on retiendra d’Albarracin son écoute des mots, son sixième sens poétique, savoir-faire qu’il partage, je l’ai déjà dit à plusieurs occasions, avec le Malcolm de Chazal de Sens-plastique. Plasticité joueuse et ductile du sens et des sens, humour : ce sont là en effet les grands ingrédients du poème d’Albarracin qui mêle allègrement profondeur et légèreté.
Les formes courtes réunies dans Shifumi (6 vers aux mètres variés) obéissent aux règles mêmes du Pierre-feuille-ciseaux, comme on nous l’explique en quatrième de couverture : « Albarracin déroule chaque poème en deux strophes (deux joueurs ?) composés d’un tercet chacune, nous offrant en deux fois trois coups le dessous-dessus poétique des choses ». C’est une règle de 3 qui garantit ici l’unité, de même que les 111 poèmes de Plein vent n’étaient que trois fois un. Presque trois fois rien. Il en faut peu à Albarracin pour faire un monde.
La question de l’Un, ancienne comme le poème du Parménide, travaille chez Albarracin, grand découvreur de la Réisophie. Cette discipline issue de la plus haute sophistique déploie ses préceptes dans le vertige de la tautologie, proposant d’ouvrir la parole aux angles morts de la logique.
Sans doute que son commerce avec l’œuvre du collège de Réisophie n’a pas laissé Albarracin indemne. On décèlerait presque une forme de porosité entre la poésie d’Albarracin et les recherches réisophiques, comme si Albarracin avait été réisophe dans une autre vie. Au fond, pourquoi pas ? L’hypothèse d’un Laurent Albarracin agissant comme agent double est séduisante — à mieux dire, un agent trouble infiltré entre le tronc des mots et l’écorce des choses, voilà qui sied à Albarracin.
À l’occasion de ce Shifumi, Albarracin s’adonne à une poésie tout élémentaire, pierre, feuille, ciseaux. Joueuse, je l’ai dit.
Pour fendre la pierre
et lui enlever la peau
plonge-la dans la feuille de l’eau
la feuille défoliante de l’eau
les ciseaux
n’y verront que du feu
La forme adoptée dans Shifumi permet à l’aphorisme, à la sensation ou à la pensée présidant à chaque sizain de se déplier davantage que dans les haikus de Plein vent — offrant une scansion plus ample, encore que répartie en tercets qui tantôt dialoguent presque à l’unisson tantôt s’affrontent gaiement, ou encore, comme ici, dévoilent leur contenu en deux temps presque symétriques. On retrouve la pierre, l’eau, la feuille, et ces éléments se mêlent pour créer une image, ou un complexe d’images (car il en faut peu). Voici donc la « feuille de l’eau », comme la peau de la mer chez Salvador Dalí, qui permet d’ « enlever » la peau de la pierre. Et, peau, pierre, paupière, cela se joue en un clin d’œil :
Le papillon comme un battement de cils
extraordinaire où prend flamme
le plus facilement du monde
le papillon
dans ce soudain et doux bris
qu’est l’entrechoc de ses ailes
Ce soudain et doux bris. Pas sûr que quelqu’un sur terre ait déjà employé cette formule, appliquée a fortiori à un papillon. Mais c’est au fond que paupière et papillon sont faits pour pépier de concert, comme des oisillons, des oiseaux que leur chant démultiplie :
Les chants d’oiseaux sont
d’autres oiseaux
que les oiseaux
Le chant de l’oiseau est une altérité de l’oiseau, dirait, peut-être, le Réisophe. Ou plutôt : le chant de l’oiseau est plié dans l’oiseau, façon origami. Puissance plutôt qu’acte ? C’est décevant. Le chant de l’oiseau est dans l’oiseau, devient l’oiseau, n’est autre que l’oiseau. C’est déjà mieux. On se souvient de Ponge remarquant que le vocable oiseau idéalement chante, de toutes ses voyelles. Soit.
Mais l’auteur de Shifumi ne se réfugie pas dans la tautologie, préférant déplier le chant des oiseaux, et le poème de continuer :
ils [les autres oiseaux] s’en échappent comme guirlandes
comme les oiseaux colorés des sons
Le chant de l’oiseau ainsi déplié hors de l’oiseau vole de ses propres ailes, en appelle à un nouveau complexe d’images, quitte à faire signe à d’autres bêtes :
Ce sont les singes de l’air
Que viennent faire les singes ici ? L’image ne tient pas. Pas encore, et cela ne tient à rien. Il suffit de relire le poème. On n’avait pas saisi le complexe d’images.
Je les vois maintenant, les singes, déjà agrippant les guirlandes du second tercet, et peut-être que, dans la chute un peu désespérante de ce sixième vers, tentent-ils encore de se raccrocher aux branches (bronches) de l’oiseau, de son chant. Cette poésie joueuse ne recule devant rien. Elle est en somme l’anti-Teste, car il arrive que la bêtise soit son fort :
Oui ça paraît bête à dire
mais la lampe lampe la nuit
elle lape avec la langue
elle se nourrit de son encre
et s’en réjouit
s’en lèche les babines
La lampe lampe, elle lape lape la nuit. (Joë Bousquet, dans Les Capitales, parle du pied de la lampe, Bousquet l’auteur nocturne pour qui il ne fait jamais assez noir.) La lampe lampe dans une lallation éperdue. Les images infantes et maternantes se bousculent un instant : montée de lait, lactation de la nuit. Mais c’est surtout : comme un chat lape le lait. Elle lape avec la langue. La nuit est un liquide bu comme du lait. Mais un lait noir bien sûr. Car la nuit est d’encre naturellement, et la lampe en plein jour par avance se lèche les babines. Lapant, la lampe ne fait de la nuit qu’une lampée, et de la langue peut-être aussi, la langue que la lampe lape avec. Avec quoi ? Avec son propre lapement. Au point que la langue se lape elle-même, s’étrangle presque. C’est que le langage se noue aux éléments, dénouant les contradictions, reposant le problème autrement, décrispant enfin la sérénité de toute chose.
L’agent trouble Albarracin rejoue les noces de l’eau et du feu. C’est Héraclite tisonnant un brasier toujours frais.
Est-ce que le feu
ne brûle pas
comme s’il pouvait
sans cesse
en lui
sa fraîcheur
Mathieu Jung pour poezibao
Laurent Albarracin : Shifumi, frontispice de Yuka Matsui, Pierre Mainard Éditeur, 2022, 80 pages, 13 €.